Arte diffusera le 29 septembre 2020 « Sud » (Süden), film documentaire réalisé par Chantal Akerman. « Le meurtre, en 1998, de James Byrd, un Noir lynché par trois jeunes Blancs à Jaspers, au Texas, constitue le point de départ du documentaire de Chantal Akerman. Sur fond de crimes haineux et de plaines sudistes, il s’attaque à la violence raciale qui infeste le quotidien américain. » Trop simpliste pour être vrai. « Sud » de Chantal Akerman
« 1963. la marche sur Washington » par Serge Viallet et Pierre Catalan
Stephen Shames - Une rétrospective
Chantal Akerman (1950-2015) est née dans une famille juive à Bruxelles d'origine polonaise (Belgique). Sa mère est une rescapée de la Shoah.« Godard m'a donné de l'énergie et les formalistes m'ont libérée », a expliqué Chantal Akerman.
Elle étudie brièvement à l'Institut national supérieur des arts du spectacle (1967-1968) et réalise en 1968 Saute ma ville, son premier court métrage.
En 1971, elle tourne L'enfant aimé ou Je joue à être une femme mariée, qui ne la satisfait pas. Et s'installe avec Samy Szlingerbaum à New York. Là, elle voit souvent des films, notamment ceux du cinéma expérimental américain (Michael Snow, Andy Warhol, Jonas Mekas, etc.),. à l'Anthology Film Archives.
Après un séjour à Paris, Chantal Akerman réalise dans la Big Apple News from Home (1976), Histoires d'Amérique (1988) et Un divan à New York (1996).
Dans sa filmographie : Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles (1975) avec Delphine Seyrig (« C'est un film sur l'espace et le temps et sur la façon d'organiser sa vie pour n'avoir aucun temps libre, pour ne pas se laisser submerger par l'angoisse et l'obsession de la mort »), Les Rendez-vous d'Anna (1978) avec Aurore Clément, road movie parcourant en train allant d'Allemagne à Paris, via Louvain et Bruxelles, Golden Eighties (1986), comédie musicale avec Lio, Un divan à New York (1996) avec William Hurt et Juliette Binoche), La Captive (2000), avec Sylvie Testud et Stanislas Merhar), d'après La Prisonnière de Marcel Proust, Là-bas (2006).Créatrice d'installations artistiques, Chantal Akerman a aussi enseigné à l'European Graduate School de Saas-Fee (Suisse) et à l'Université de la ville de New York19 (City University of New York : CUNY).
"Sud"
« Le meurtre, en 1998, de James Byrd, un Noir lynché par trois jeunes Blancs à Jaspers, au Texas, constitue le point de départ du film ». « La caméra pénètre dans l’église au moment de l’office à sa mémoire, et capte, entre les chants et les psaumes, l’émotion et la dignité des proches endeuillés ».
« La réalisatrice recueille les réflexions des Noirs de Jaspers sur l’affaire, l’esclavage, leur condition ».
« Elle interroge parallèlement des Blancs, notamment le shérif, qui donne sa propre interprétation des problèmes sociaux et raciaux de la ville ».
« Mais le film ne se résume pas à une autopsie ou au terrible récit du lynchage. Il montre comment le meurtre s’inscrit dans un paysage autant mental que géographique ». « Guidée par une certaine sensibilité littéraire, proche de l’univers de Faulkner ou de Baldwin, la caméra de Chantal Akerman fixe les maisons, privilégie les longs travellings sur une route traversant une nature luxuriante ».
« C’est le long de cette artère que le corps de James Byrd a été retrouvé accroché derrière la voiture de ses bourreaux ».
« À travers ces plans silencieux, l’horreur résonne d’autant plus durement… »
PROPOS DE CHANTAL AKERMAN SUR "SUD"
"Cela faisait des mois qu’ils me parlaient de ce film, mes élèves de Harvard. De “Gummo”. Il les avaient terriblement impressionnés. Certains disaient même que ce film avait changé leur vie comme on le disait de Godard, entre nous, il y a trente ans. Certains en parlaient avec une telle ferveur que quand le film est repassé à la demande générale et plusieurs jours consécutifs à la Cinémathèque de Cambridge, j’ai été le voir. Je ne l’ai pas vu en une fois. J’ai été plusieurs jours de suite, en passant. Je passais tout le temps devant la cinémathèque, c’est presque là que je vivais, et c’était facile d’y rentrer, d’en sortir, etc. Et de ce film, j’avais toujours envie d’en sortir, et puis quand même – pas pour voir la suite, mais pour en voir encore un peu – j’y rentrais à nouveau.
Et au fond, j’étais fâchée. Bien sûr, je m’en défendais, et pourtant j’étais quand même fâchée. Et je me demandais, je voulais comprendre, ce qui avait pu changer la vie de mes élèves. Ce ne pouvait pas être que la forme du film qui elle m’intéressait beaucoup, une forme disloquée, jouant avec film et vidéo, images saturées, sons synchrones et voix off, etc, mais aussi sans doute et surtout son contenu, enfin son contenu dans cette forme-là et moi, c’est son contenu dans cette forme-là qui me faisait mal. On y croyait à ces histoires de petits blancs dans le fin fond de l’Ohio. Des histoires de gens sans Surmoi, sans culture, sans passé, avec des enfants qui tuent des chats ou leurs parents, sans rime ni raison, comme en passant. On y croyait à ce monde fait de monstres comme si de rien n’était, monstres que cette société a tout “tranquillement engendrés”. Oui, ça faisait mal et donnait envie de répondre par un autre film. C’est vrai, le monde, les gens ne sont pas comme ça. Non. Ces petits blancs ne peuvent pas être comme ça. Sans Surmoi, tuant tranquillement, sans haine même, juste comme ça. Sans culture, sans Histoire ni passé, peut-être, oui, sans doute, mais pas comme ça. Et puis cela ne devrait pas fasciner mes élèves, et qu’est-ce qui les fascine ces enfants?
Peut-être la représentation de ce “sans culture” justement et ce “sans Surmoi dans une Amérique puritaine” ou est-ce là pour eux une réponse à cette Amérique puritaine-là, qui n’a pu s’ériger que sur le sang des Indiens et l’esclavage des noirs. Je ne sais pas.
Certains ont trop d’Histoire, trop de passé, les Européens sans doute, et d’autres pas assez peut-être, les Américains, sans doute.
Certains organisent des meurtres ou même des génocides à cause ou au nom de ce trop d’Histoire, histoire de territoire et de terre, de race, de religion de ce trop de culture même et d’autres dont le manque d’Histoire, de passé, de culture, ou d’un vague souvenir d’une culture, d’un lieu qu’ils ont quitté pour aller ailleurs, là où c’était grand, nouveau, là où c’était ailleurs, les mènent aussi à supprimer ce qui les gêne ce qui est en trop, peut-être aussi ce qui leur semble impropre à réaliser pleinement l’utopie de ce nouveau monde.
Et j’ai compris en allant là dans le Sud, cet été, que pour certains, cette utopie de monde nouveau, ne peut pleinement se réaliser, que si ce monde est blanc et uniquement blanc et non pas régi par la loi des hommes mais par la loi de Dieu.
Donc tout est parti de là, de l’envie de répondre. Ce fut le détonateur. Et puis je me suis dit, il faudrait aller quelque part filmer cette réponse, mais l’Amérique est vaste, je devais choisir un chemin qui fasse sens même s’il resterait quand même un peu erratique et je n’avais pas envie de traverser l’Amérique d’une mer à l’autre, de New-York à Los Angeles, chemin mythique bien sûr, mais mille fois parcouru, et je me suis souvenue du livre de James Agee et Walker Evans, “Louons maintenant les grands hommes,” qui se passait aussi dans l’Amérique profonde, dans le Sud profond même, pas loin de Birmingham, et je me suis souvenu des beaux personnages – et ils étaient beaux dans leur complexité même- et des belles photos de Walker Evans qui les documentaient, eux et leur vie et puis, oui, c’étaient de beaux personnages mais n’était-ce pas James Agee qui les voulait ainsi et cette misère, cette misère des paysans, “pauvres mais dignes” comme on dit, n’échappait pas à la beauté, beauté aride peut-être mais beauté quand même ou plus forte encore parce que aride, même si dans les photos de ces paysans que la pauvreté avait tant marqués, on pouvait deviner parfois une sorte de folie dans le regard.
Mais rien dans les photos de Walker Evans, prises dans le Sud à la fin des années 30, ne suggérait un instant la brutalité qui avait pu être perpétrée dans le Sud par des êtres humains, des blancs sur d’autres êtres humains, des noirs. Ce qu’on voyait dans toute sa beauté, c’est ce que la pauvreté leur avait fait à eux, à ces blancs, et on se disait en toute perversité, c’est beau, ce sont de belles photos, et en tant que spectateur on ne se sentait pas touché ou visé dans sa propre intégrité d’être humain, parce que ce que l’on ressent d’abord, c’est que contre vents et marées, ces gens décrits et photographiés étaient quand même restés des êtres humains.
Oui, c’était sans doute cela une réponse possible à “Gummo”, une réponse humaniste, une réponse chrétienne aussi, sans doute. Non, c’est plutôt “Gummo” qui à sa manière était une réponse à “Louons maintenant les grands hommes” et à d’autres oeuvres, films ou livres etc., où la dignité humaine est malgré tout sauvée.
Et puis à cause du Sud, j’ai pensé à un autre livre et combien il m’avait hantée, à d’autres voyages dans le Sud aussi, ceux des protagonistes de “Harlem Quartet” de James Baldwin, le voyage de jeunes noirs, chanteurs de Gospels, ce devait être au début des années 60, quand on commençait à parler de déségrégation. Ils sont partis à leurs risques et périls, ils ne savaient pas ce qu’ils faisaient. Combien de sentiments, combien de phrases de ce livre, m’étaient familiers, je les avais déjà entendues chez moi à la maison à Bruxelles, prononcées par mon père ou ma mère dont l’histoire, à bien des égards, différait de celle de Baldwin et de ses protagonistes.
Et pourtant ces phrases qui m’obsédaient depuis toujours leur étaient communes, toutes ces phrases liées à la peur, ces maigres phrases échappées et bien-sûr plus marquantes qu’un flot de paroles, ou plutôt ces maigres phrases se glissant parfois malgré elles au milieu des logorrhées racontant le bonheur d’une journée, et je cite Baldwin :
Le silence est total.
Le silence du Sud.
Un silence lourd, tendu.
Un silence de plomb
Un silence qui devrait être mais qui ne l’est pas.
On guette le cri qui va briser ce silence.
On redoute le jour qui vient.
James Baldwin
Chez moi, à la maison, ce n’est pas du silence du Sud qu’on parlait
quand on parlait enfin de quelque chose, mais du silence du camp et là c’était la même peur du jour qui vient, parce qu’avec le jour qui vient, il n’y avait que le pire qui pouvait arriver. On répétait aussi comme Baldwin la peur de marcher au milieu du trottoir et la tendance à raser les murs.
Et sans doute, c’est aussi pour ça que ce roman m’a hantée, à cause de la peur, de la tension qu’on sent dans ce livre et particulièrement dans la partie qui raconte les voyages dans le Sud.
Ils sont partis de New York en voiture à leurs risques et périls, les héros de “Harlem Quartett”. Ils ne savaient pas ce qu’ils faisaient. Ils se sont arrêtés pour manger, pisser ou chanter, et je cite en vrac, à Richmond dans un trou de Virginie, là où le 18 août 1899, un noir inconnu a été lynché, puis à Charlotte et Monroe en Caroline du Nord, puis à Hopkinsville, Missouri, puis à 3 km de Nashville, Tennessee et puis Birmingham, Mobile, Montgomery, Alabama. Birmingham que Baldwin décrit comme “une ville plate, étalée, lascive. Ville incapable de susciter aucun espoir. La ville la plus inique, la plus détestable, les rues sont à angles droits, claires et désertes, elles conduisent à un avenir affreux. Les maisons basses conspirent. Les arbres abondent. Il n’a jamais vu autant d’arbres.“
Autant d’arbres qui évoquent pour Baldwin autant de pendus.
“Dans l’air lent, lourd, lugubre. Il sent la corde lui scier la pomme d’Adam. La chaleur palpable de l’été fait frissonner le paysage qui s’égoutte comme de l’eau“. “Je ne suis pas le seul nègre qui rêvant de Birmingham, se réveille avec des sueurs froides, en étouffant un cri” écrit-il encore et cela aussi m’est terriblement familier.
Birmingham où Rosa Parks refuse d’aller à l’arrière du bus.
Ils sont aussi allés, ces chanteurs de Gospels, à Atlanta, Géorgie, ses faubourgs et ses bois et puis dans une petite ville du Sud dont Baldwin dit seulement : “pas loin du cadavre de John Brown” et j’ajouterai, ou de ce qu’il en reste parce que ce qui m’a sans doute le plus atteint, en lisant 100 Years of Lynchings de Ralph Ginzburg, c’est quand il reprend la description d’un lynchage publiée par la Gazette de Kissimmee Valley (Floride) et je cite: “c’est que tout ce qui restait de Sam Holt après qu’il ait brûlé, c’était un petit tas de cendres noires, c’est tout ce qui restait pour raconter l’histoire.” Et le journaliste ajoute : “On n’avait même pas laissé les os en paix, mais ils ont été avidement saisis pas la foule qui s’est presque battue au dessus du corps fumant de l’homme, creusant avec leurs couteaux pour avoir un souvenir de ce qui s’était passé.”
Je me suis dit, il n’y a plus qu’à suivre cette route-là, leur chemin à eux et sans doute aussi comme eux aller jusqu’en Floride et filmer.
Et puis, il y a eu un nouvel incident raciste, c’est comme ça qu’on dit, enfin un lynchage, à Jasper, Texas. A notre époque et plus que jamais, il y a de la purification dans l’air.
Alors j’irai à Jasper, Texas, je verrai mieux peut-être, je comprendrai mieux ce qui m’obsède encore et toujours.
JASPER, Texas qui croit pouvoir guérir ou s’en sortir, en inscrivant en énormes lettres majuscules sur un panneau, sur une route de la ville :
JASPER, TEXAS, EST EN DEUIL, EST BLESSÉE ET PLEURE. AMÉRIQUE PRIE POUR NOUS.
JASPER, TEXAS, IS MOURNING HURTING CRYING. AMERICA PLEASE PRAY FOR US.
Un panneau presque aussi grand que ceux de l’artiste Bruce Nauman, où s’inscrivent VÉRITÉ LIBERTÉ.
Cet incident a été suivi par plusieurs autres qu’on dit être “moins graves” comme si cela ne faisait que réactiver quelque chose de toujours latent, non seulement là-bas mais ailleurs. A Jasper, Texas, là aussi, comme dans beaucoup d’autres endroits du Sud des États-Unis et du monde, l’homme a laissé de sa chair sur le sol. Comme à la chair de Sam Holt en 1899, c’est aussi à la chair de James Byrd Jr, que les trois hommes blancs en voulaient cette nuit-là.
Le journaliste du “Jasper News Boys” me dira plus sobrement quand je l’ai rencontré cet été en citant l’un des trois meurtriers que ce qu’ils voulaient c’était: “scare the hell out of this nigger“, foutre la trouille de sa vie à ce nègre”
Et on peut lire dans l’édition du Boston Globe du 12 juin 1998: “Dans le cauchemar qui a suivi, Byrd a été brutalement battu, enchaîné par les poignets à l’arrière d’une camionnette et déchiré en morceaux alors que son corps était traîné sur une petite route de campagne poussiéreuse. Un des plus vicieux crimes de haine dans le nouveau Sud.
Je ne voudrais pas faire un film comme “D’Est” qui serait comme une élégie, mais un film heurté, hétérogène, et pourtant bien que l’idée m’en soit venue à cause de “Gummo”, j’ai aussi senti que ce film pourrait être le vrai écho à “D’Est” sans forcément en être son contrepoint. Oui, j’ai envie d’aller voir là-bas à quel prix se passe le miracle américain, sur le dos de qui, se crée en ce moment même le plus grand amoncellement jamais vu de richesses et si ce paysage, ce paysage garde les traces où le souvenir même de quelque chose de ces lynchages et si ces arbres disent encore quelque chose d’autre que leur propre beauté.
Filmer la nature, nature qui cache sang et charnier. Ce reflet du ciel sur une mare boueuse.
Le souvenir peut-être imaginaire d’une partie de campagne.
Et forcément d’être couché le cul par-dessus tête.
Cette chaleur qui s’entend.
Les abeilles, les moustiques.
Tout est immobile et tout bouge.
Je voudrais faire des images qui évoquent presque trop de bonheur.
Presque de l’écoeurement.
Et puis ce paysage va se mettre à bourdonner.
Et par le ressassement, toujours le ressassement, j’espère vous faire valser du plaisir – que peut procurer la nature, le paysage, la partie de campagne – le plaisir et son frémissement, jusqu’au doute même de ce plaisir, jusqu’au sentiment de l’horreur et peut-être même du tragique dans un silence de plomb.
Cet été, j’ai donc été dans ce Sud, jusqu’à Jasper pour prendre quelques notes filmées ou écrites, ce qui m’a permis de me confronter à la fois à mon désir de faire et à la réalité de ce Sud que je connaissais seulement à travers ses grands écrivains, quelques films, et quelques souvenirs sur la lutte pour les droits civiques.
D’abord, je n’y ai presque rien vu. Le Sud ne se donne pas comme ça, il faut rouler beaucoup et marcher et se laisser faire parfois par des impressions fugitives, mais qui se répètent.
On cherche à la loupe bien sûr ce qui peut ressembler à ce que l’on a lu ou entendu. Puis on se laisse presque assoupir, l’on devient moins vigilant, une torpeur vous prend, une certaine douceur.
Et c’est seulement parce que ce qu’on voit se répète que tout d’un coup cela prend sens, comme ces noirs qui très paisiblement tondent la pelouse devant une église ou d’autres qui désherbent un cimetière des confédérés, ou d’autres encore qui marchent d’un pas lent en s’éloignant du Mississippi River et puis ces maisons qui ressemblent à des cases presque dévorées par la végétation, dans un quartier où l’on ne voit absolument personne et l’on se demande où l’on est, et sans très bien savoir pourquoi, se mêlant à une certain douceur, il y a soudain quelque chose qui vous étreint et puis, soudain, on comprend que si tout d’un coup le coeur vous serre, c’est parce que ces maisons pourtant colorées, presque gaies parfois, éveillent des réminiscences, qu’elles évoquent pour vous des cases d’esclaves et puis à force de tourner en rond dans le quartier, on aperçoit furtivement, dans des allées perpendiculaires et sablonneuses, un homme ou un autre, une femme, un enfant, tous noirs. C’est le quartier noir de Vicksburg, Mississippi…
Le quartier noir d’Atlanta, au bord de la ville, ne rappelle pas ces cases, mais plutôt par moments certains de nos quartiers “défavorisés”, avec briques rouges, graffitis, et désolation, mais il y règne par contre une sorte de tension sourde, comme dans le quartier noir de Selma, comme à Marion, comme à Jackson, comme partout ailleurs. Eux aussi sont au bord de la ville et eux aussi comme dans toutes ces villes du Sud, sont complètement ségrégués, pas un blanc, pas un seul.
Bien sûr je n’ai pas vu que ça à Atlanta, bien sûr, il a certains quartiers habités par les noirs qui sont moins désolés, mais les blancs leur ont laissé la ville, pour la plupart, ils habitent en dehors, loin d’eux, dans les bois verts et calmes et qui ont été le théâtre de tant d’atrocités.
D’ailleurs les blancs dans le Sud, on en voit presque pas. Ils sont dans leurs maisons, au travail sans doute, dans leur voitures, mais rarement dans les rues. On en rencontre seulement dans ces énormes villes supermarché du bord des autoroutes. Rarement dans les rues.
Le long de ces routes ou autoroutes, ou dans les buissons, j’ ai vu aussi des prisonniers, tous noirs qui travaillaient en vêtements blancs ou rayés, gardés par des hommes blancs et à cheval et on ne pouvait s’empêcher de penser aux esclaves, les mêmes gestes les mêmes costumes presque et les mêmes gardes comme si rien n’avait changé depuis le temps de l’esclavage, même si il n’y a plus personne dans les champs de coton, seulement le bruit du vent.
Il faut aussi pour mieux percevoir ce Sud, peu à peu rencontrer des gens, des gens qui parlent ou se taisent des gens qui parlent pour ne rien dire et disent parfois tant, des gens qui parlent pour dire et en disent parfois trop.
Il y a tant chez les blancs que chez les noirs, tant de dénégation et comment pourrait-il en être autrement alors que l’histoire qui les lie est aussi celle qui les sépare.
J’ai rencontré une femme, mère et grand-mère, qui elle m’a dit pourtant qu’elle se sentait mieux depuis la lutte pour les droits civiques, parce que sa maison, c’est sa maison, pas grande, pas belle, ni luxueuse, mais sa maison et que personne, qu’aucun blanc ne peut lui dire comme ça lui était arrivé avant, et elle se sent bien et a de l’espoir pour ses enfants et ces petits-enfants.
J’ai aussi rencontré Derek Mohammed, un homme encore assez jeune qui a changé de nom, parce qu’il ne voulait plus porter un nom d’esclave comme Malon, et lui, – contrairement aux autres, à presque tous les autres que j’ai rencontrés à Jasper, blancs comme noirs et tous chrétiens – trouvait que la mort de James Byrd Jr. était une tragédie inutile et que son martyre n’allait servir à rien et aussi que tous les noirs avaient peur et ne disaient pas la vérité quand ils disaient qu’il n’y a aucun problème entre noirs et blancs et que tout va bien tandis que les pasteur Lyons, un pasteur noir et bien d’autres gens de sa congrégation disaient tous le contraire. Le pasteur a même été jusqu’à dire que si les noirs avaient des difficultés, c’était surtout de leur faute et parce qu’ils ne croyaient plus assez au rêve américain.
Et puis quand on assiste à un office donné dans l’église du pasteur Lyons en mémoire de James Byrd Jr, quand on écoute tout ce qui se dit ou se chante, on se dit que tout est encore plus compliqué que ce qu’on croit…
Il y a là un mélange de gestes, de paroles qui montrent des gens qu’on pourrait croire être des oncles Tom mais qui finalement n’arrivent à survivre et à garder quelque chose d’eux-mêmes qu’en vivant dans une certaine ambiguïté, que derrière les discours apaisants sans doute, il y a le corps et sa douleur qui s’exprime, et quelque chose de profond et d’authentique.
J’ai rencontré aussi le shérif de Jasper, un brave homme blanc, avec un chapeau de shérif, un drapeau américain, un regard bleu à la Paul Newman, on l’aimerait presque comme on peut aimer certains films américains, il dit simplement que si il n’y avait pas de problèmes économiques, de chômage, il n’y aurait pas de cas Byrd et que quand un homme a suffisamment de nourriture dans son assiette, il ne pense pas à créer des problèmes aux hommes des autres races, il dit cela et semble complètement ignorer, comme nous l’a appris John Craig qui a passé deux ans de sa vie à infiltrer les groupes d’extrême droite et notamment le mouvement pour une nation aryenne, que ceux-ci ce sont considérablement développés depuis les années 60, mais c’est surtout depuis une quinzaine d’années qu’il y a une forte résurgence d’organisations comme le K.K.K. et d’autres groupes de suprémacistes blancs sous le chapiteau de ce que l’on appelle “l’identité chrétienne”.
“Ce sont des groupes entraînés à saisir toute opportunité qui se présente pour nuire ou blesser les gens d’autres races car ils croient que n’importe quel “homme de couleur.” qui vit ou arrive aux États-Unis doit être repoussé, que les États-Unis doivent être purgés d’eux pour que ceux-ci redeviennent une nation blanche sous le contrôle de Dieu et non des hommes. Pour ces extrémistes, race égale nation et nation égale race, c’est là leur croyance de base.
Alors tout va-t-il vraiment mieux comme certains, beaucoup, semblent le dire, comme ils disent que le lynchage de Byrd, n’est qu’un cas isolé et exceptionnel.
Tout va sans doute mieux et il n’y a pas de lynchage tous les jours bien qu’il y ait eu deux cas étouffés récemment rien que dans le comté de Jasper, mais tout est resté ségrégué de fait ou presque, les églises, les quartiers, les cimetières bien sûr et dans les écoles, les enfants noirs côtoient rarement les enfants blancs et vice versa, et pourquoi les problèmes économiques, puisque problèmes économiques il y a, devraient-ils justifier un lynchage. On a déjà entendu cela ailleurs, à d’autres époques, dans d’autres lieux, très près de nous juste à côté et cela ne peut que faire frissonner.
Tous ces gens que j’ai rencontré viendront hanter le film, la femme qui se sent bien chez elle et son mari qui, maintenant qu’il ne peut plus bouger son dos suite à un accident de travail, passe son temps à jouer d’une vieille guitare électrique. La vieille dame aussi qui dit que les branches poussent différemment là où les gens on été pendus et en effet, la nature, les arbres semblent parfois prendre des formes monstrueuses.
Le shérif, le pasteur Lyons, et toute sa congrégation, l’homme qui a entendu le camion tourner de gauche à droite la nuit sur la route devant sa maison alors qu’il regardait un western à la télévision et John Craig qui raconte une Amérique effrayante, avec ses groupes prêts à nuire, prêts à prendre le pouvoir si le pouvoir en place devient défaillant, si la situation s’y prête. Et puis Mohammed Derek, très soigné, avec son costume impeccable, son noeud papillon et sa dignité, et puis encore John qui se souvient du jour où un jeune noir a été châtré et qui s’en souvient encore.
Je commencerais par montrer cette douceur confirmée par les dires de la femme, mère et grand-mère que j’ai rencontré non loin de Tuscaloosa, Alabama, dans ce qui est communément appelé “the Black Belt”, la ceinture noire, puis lentement je montrerai ces quartiers où tout d’un coup l’on sent cette tension sourde qui règne pour enfin arriver à un presque témoin oculaire du meurtre de James Byrd Jr.
Je n’ai pas l’intention de faire l’autopsie d’un meurtre mais plutôt de l’inscrire à la fois dans la paysage mental et physique de ce Sud avec d’autres éléments, dans une sorte de va et vient entre ce qui évoque parfois fortuitement le passé inscrit dans le paysage des villes, des villages ou des espaces presque vides et toutes leurs églises, modestes en bois ou grandes et en briques qui viennent perpétuellement scander même les espaces les plus nus, inscrit aussi dans le quotidien, les gestes, les regards, aussi bien des noirs que des blancs.
Je finirai sans doute le film par une route, celle ou James Byrd Jr. a été traîné, une route toute simple de forêt, cela pourrait être n’importe où, mais cette route garde sur son asphalte, des cercles tracés un peu partout et de tout son long. Ces cercles ont entouré, tout ce que peu à peu James Byrd Jr. y a laissé, un peu de sa chair, de ses os, de ses membres, son sang avant qu’on détache devant un petit cimetière noir ce qui restait de lui…"
« Sud » de Chantal Akerman France, Belgique, 1999, 71 min
Sur Arte le 29 septembre 2020 à 00 h 55
Disponible du 21/09/2020 au 22/10/2020
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