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vendredi 12 juillet 2019

L’ère Liebermann à l’Opéra de Paris


À l’occasion du centenaire de la naissance de Rolf Lieberman (1910-1999), l’Opéra Garnier à Paris présenta l’exposition éponyme prolongée jusqu’au 10 avril 2011. Un hommage à celui qui a dirigé l’Opéra de Paris (1973-1980) en attirant les artistes - metteurs en scène, scénographes, chorégraphes, interprètes - les plus talentueux de son époque, en valorisant le répertoire classique et en le renouvelant. Article republié en cette saison de festivals estivaux.

L’ère Liebermann à l’Opéra de Paris
« Chagall à l’Opéra, le plafond de la discorde » de Laurence Thiriat 
Karel Ančerl (1908-1973), chef d’orchestre tchèque
Daniel Barenboim  
« Requiem pour la vie », de Doug Schulz
« Le Maestro. Pour que vive la musique des camps » de Alexandre Valenti 

De cette exposition émane une nostalgie pour une période courte, mais décisive, de l'Opéra Garnier.

Une « centaine de pièces – dessins, maquettes de décors, photographies, costumes, programmes, documents audiovisuels, archives des collections de la Bibliothèque nationale de France, de l’Opéra national de Paris et du Centre national du costume de scène de Moulins » – évoquent « une des époques les plus brillantes du Palais Garnier » : celle où les pouvoirs publics ont confié les rênes de l’Opéra de Paris à Rolf Liebermann.

« Un des plus grands directeurs de théâtre du XXe siècle »
« Musicien » comme il se définissait lui-même, compositeur et directeur d’institutions musicales, Rolf Liebermann (1910-1999) s’est taillé une réputation de « pape de l’opéra contemporain » après avoir exercé les fonctions d’intendant général de l’Opéra de Hambourg entre 1957 et 1972. Le succès qu’il remporte à la tête de ce théâtre encourage les pouvoirs publics français à lui confier les destinées de l’Opéra de Paris auquel il s’agit de rendre un faste que certains croient définitivement perdu ».

La scénographie de l’exposition consacre des espaces distincts aux diverses facettes du « patron » - administrateur, directeur artistique, politique -, loue son action en faveur de la danse, et surtout rappelle les « productions lyriques mythiques » de son ère : Les Noces de Figaro mises en scène par Giorgio Strehler, Les Contes d’Hoffmann, première mise en scène lyrique de Patrice Chéreau (avec Nicolai Gedda et Christiane Eda-Pierre), et Lulu dans celles de Patrice Chéreau, Pelléas et Mélisande, entrée au répertoire du Palais Garnier, et Faust de Gounod dans celles de Jorge Lavelli, Le Ring interrompu après La Walkyrie en raison des difficultés économiques, Boris Godounov de Joseph Losey.

Sont aussi retracés les « aspects les plus emblématiques de sa direction : la commande de la partition de l’opéra Saint François d’Assise à Olivier Messiaen, les discussions avec les pouvoirs publics sur l’avenir de l’Opéra-Comique , les accords de coproduction avec la Scala de Milan, la politique de démocratisation culturelle et de captation audiovisuelle des spectacles, l’évolution de la structure juridique et administrative de l’Opéra de Paris ».

L’administrateur
Intendant général de l’Opéra de Hambourg (1957-1972) internationalement réputée pour la qualité de ses spectacles, Rolf Liebermann est nommé à la direction – poste d’administrateur – d’un Opéra de Paris en déclin, discrédité, lors d’une période troublée : « licenciement du chœur et de la troupe de chant, multiplication des mouvements sociaux, menaces de fermeture du Palais Garnier et de la salle Favart… »

Pour la première fois depuis Lully (1632-1687), c’est un étranger, en l’occurrence un Suisse allemand, qui dirige l’Opéra ! Une décision audacieuse du ministère des Affaires culturelles alors dirigé par Jacques Duhamel, notamment sur les conseils du directeur de la Musique, de l’art lyrique et de la danse Marcel Landowski et de Hugues Gall, soucieux de « redonner du faste à la « Grande boutique ».

Mais ce ministère n’accède pas à la demande de Rolf Liebermann de diriger aussi la salle Favart. L’Opéra Comique est dédié à l’école supérieure de chant « Opéra-Studio ».

Rumeurs, appréhensions, jalousies assombrissent cette nomination : « Les Juifs et les étrangers dehors », ou cet appel téléphonique nocturne et anonyme à Rolf Liebermann : « Savez-vous que depuis Guillaume Tell les Suisses n’ont jamais rien fait de bon ? »

Trois mois après l’entrée en fonction de Rolf Liebermann, le premier spectacle de son mandat, Les Noces de Figaro, est représenté à l’Opéra royal du château de Versailles.

Le directeur artistique
Rolf Liebermann constitue une « équipe restreinte amenée à le conseiller et à le soutenir dans ses choix artistiques » : Hugues Gall, déjà secrétaire général de l’Opéra, devient son bras droit. Ancien directeur musical de Covent Garden, le chef d’orchestre Georg Solti est promu conseiller musical ; Raymond Franchetti demeure directeur de la danse. Le décorateur Bernard Daydé est nommé directeur général des services artistiques et techniques de la scène, chargé « d’assurer le renouveau de la scénographie tout en modernisant les installations du plateau ».

Rolf Liebermann élabore alors sa programmation des premières saisons à l’Opéra en convaincant des artistes - chefs d’orchestre (Karl Böhm, Pierre Boulez, Josef Krips, Georges Prêtre, Seiji Ozawa, Claudio Abbado, Lorin Maazel, René Clair), metteurs en scène, chorégraphes, décorateurs et interprètes (les chanteurs Gabriel Bacquier, Teresa Berganza, Régine Crespin, Placido Domingo, Christiane Eda-Pierre, Christa Ludwig, Lucia Popp, Margaret Price, Ruggero Raimondi, Frederica von Stade, Teresa Stratas, Kiri Te Kanawa) - les plus prestigieux de se produire à Paris pour ce « festival permanent ».

Le politique
Convaincu dès 1971 qu’« un établissement qui se repose entièrement sur le répertoire s’étiole et dépérit », Rolf Liebermann veut « mutualiser les moyens des maisons d’opéra européennes afin de réduire les coûts des nouveaux spectacles ». Des accords sont signés avec l’Opéra de Hambourg et la Scala de Milan afin de prévoir des tournées et des coproductions.

Tout en développant une « politique de création lyrique - commandes à trois grands compositeurs français, Henri Dutilleux, André Jolivet et Olivier Messiaen dont le Saint François d’Assise est le seul projet à finalement aboutir » -, Rolf Liebermann songe à une « politique de démocratisation de l’Opéra ».

La grève annulant la première de L’Enlèvement au sérail prévue en présence du Président de la République Valéry Giscard d’Estaing et « 1500 Français méritants », le 23 mars 1976, ôte le « soutien inconditionnel de l’Élysée, tandis que Matignon s’enquiert de la gestion financière du théâtre ».

Le Premier ministre Jacques Chirac se fonde sur un audit de « l’Inspection générale des finances pour exiger une meilleure maîtrise des dépenses » et « une plus large diffusion des œuvres représentées ». Ainsi, sont signés des accords de diffusion des spectacles de l’Opéra par la télévision publique, et le régime d’exploitation du théâtre est modifié. Par décret du 7 février 1978, est créé le Théâtre national de l’Opéra de Paris qui regroupe le Palais Garnier et la salle Favart.

Des opéras mythiques
À Hambourg, Rolf Liebermann avait privilégié la création contemporaine. À Paris, il s’efforce de reconstituer un répertoire digne de cet Opéra.

Il programme Mozart, longtemps absent, avec les Noces de Figaro de Giorgio Strehler et Georg Solti. Paris découvre alors des chanteurs tels Gundula Janowitz, José Van Dam…

Autres opéras légendaires : Don Giovanni, Così fan tutte, Les Vêpres siciliennes de Verdi (avec Placido Domingo, Martina Arroyo et Ruggero Raimondi), La Bohème de Puccini (avec Placido Domingo, Luciano Pavarotti), L’Or du Rhin et La Walkyrie de Richard Wagner, Moïse et Aaron, puis Lulu de Berg sous la direction de Pierre Boulez et dans une mise en scène de Patrice Chéreau.

Le ballet au répertoire renouvelé
Dès le printemps 1973, George Balanchine est invité à créer la chorégraphie d’Orphée et Eurydice.

Les grands ballets classiques, oubliés par la troupe depuis le XIXe siècle comme Coppélia (3e acte restitué dans le style d’époque grâce au travail de Pierre Lacotte) ou La Sylphide, sont repris tandis que les ballets de Marius Petipa, tel La Belle au bois dormant (Alicia Alonso, 1974) ou La Bayadère - Rudolf Noureev participe alors, à la fois comme danseur invité et comme chorégraphe, à la création de l’acte des Ombres -, entrent au répertoire de l’Opéra.

Léonide Massine, chorégraphe ayant participé à l’aventure des Ballets russes, remonte L’Après-midi d’un faune de Vaslav Nijinski et Jerome Robbins revisite la partition de Debussy dans Afternoon of a Faun.

Rolf Liebermann avait repéré une jeune chorégraphe, Carolyn Carlson, qu’il invite à Paris dès 1973 pour une soirée d’Hommages à Edgar Varèse. En 1974, Carolyn Carlson est nommée « Étoile-chorégraphe » et responsable d’un Groupe de recherche théâtrale de l’Opéra de Paris (GRTOP) dont les spectacles « contribuent à légitimer la danse contemporaine en France ».

La création mondiale d’Un jour ou deux de Merce Cunningham est accompagnée d’une série de cours publics permettant au chorégraphe d’expliquer sa démarche aux danseurs et aux spectateurs.

Rolf Lieberman commande aussi des œuvres à Maurice Béjart et Roland Petit. Celui-ci crée Nana, sur une musique de Marius Constant, et Le Fantôme de l’Opéra, dernier ballet créé sous l’ère Liebermann sur une musique de Marcel Landowski.

Bilan de l’ère Liebermann exemplaire : l’Opéra de Paris sauvé et « un théâtre au prestige renforcé et au répertoire enrichi ».

« Pionnier du film opéra » (Martine Kahane), Rolf Liebermann rejoint en 1985 l’Opéra de Hambourg qu’il quitte en 1988.

On peut regretter que l’exposition élude le passé familial et la formation artistique de Rolf Liebermann, compositeur éclectique (Furioso pour orchestre, 1947), chef d’orchestre et metteur en scène : élève de José Berr et d’Hermann Scherchen, dont il est l’assistant à Vienne et Budapest jusqu’en 1938, il travaille en 1940 avec Vladimir Vogel, producteur à Radio Zürich (1945-1950) et directeur artistique d’orchestres de radios.

Quant aux costumes exposés, ils révèlent l’activité des ateliers de confection de l’Opéra.

Images vidéo mal conservées ? Eclairages trop faibles ? Des visages d’artistes demeurent dans l’obscurité dans la vidéo de Lulu.

Cette exposition révèle les pesanteurs bureaucratiques, le pouvoir des syndicats dans « la Maison », les errements de la politique culturelle et la versatilité du prince sur la destinée de l’Opéra de Paris.

Au terme du septennat de Rolf Liebermann, demeurent les questions de coûts de fonctionnement de l’Opéra Garnier et de démocratisation du public (« opéra populaire »). Pour les résoudre, a été alors avancée la construction d’un Opéra place de la Bastille. Une décision mitterrandienne qui a laissé entiers ces problèmes.

Le superbe catalogue de cette exposition retrace cette ère brillante par des témoignages intéressants soulignant les qualités professionnelles et personnelles de Rolf Liebermann : charme, humour, etc. Doté d’une iconographie magnifique, il présente l’intégralité de la programmation de l’ère Lieberman. Manque une biographie de Rolf Liebermann.


Jusqu’au 10 avril 2011
Au Palais Garnier (angle des rues Scribe et Auber)
Bibliothèque nationale de France - Bibliothèque-musée de l’Opéra
Tous les jours de 10 h à 17 h

L’ère Liebermann à l’Opéra de Paris, sous la direction de Mathias Auclair et Christophe Ghristi. Editions Gourcuff Gradenigo, 2010. 304 pages. Environ 250 illustrations en noir et blanc et en couleurs. 49 euros. ISBN : 978-2-35340-0959

Visuels de haut en bas :
Affiche et couverture du catalogue
Portrait de Rolf Liebermann par Erich Lessing
©Erich Lessing/Magnum Photos

Enzo Frigerio
Maquette de décor pour le premier acte du Chevalier à la rose de Strauss : la chambre de la Maréchale
Pastel, aquarelle et gouache, 1976
BnF, Bibliothèque-musée de l’Opéra

Portrait de Rolf Liebermann par Michel Szabo
© Michel Szabo

Rolf Liebermann et Joseph Losey pendant les répétitions de Boris Godounov de Moussorgski, 1980
Photo Daniel Cande
BnF, Arts du spectacle

Ruggero Raimondi (Escamillo) dans Carmen de Bizet, 1980
Photo Daniel Cande
BnF, Bibliothèque-musée de l’Opéra

Noëlla Pontois et Mikhail Baryshnikov dans La Bayadère, 1975
Photo Daniel Cande
BnF, Bibliothèque-musée de l’Opéra

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Cet article a été publié le 3 avril 2011.

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