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vendredi 20 novembre 2020

« Venise et son ghetto » par Klaus T. Steindl


Institué en 1516, situé dans le quartier (sestiere) de Cannaregio, le ghetto de Venise interdit aux Juifs toute sortie la nuit, et prend fin en 1797 quand Bonaparte conquiert la cité. « Venise et son ghetto » (Venedig und das Ghetto) est un documentaire réalisé par Klaus T. Steindl. « Le destin, marqué par les drames et la répression, mais aussi le brassage culturel, de la communauté juive de Venise, qui fut reléguée dans le premier ghetto de l’histoire ». Le 21 novembre 2020, Arte diffusera, dans le cadre d'"Invitation au voyage", "Venise. Derrière les palais, le ghetto juif".
Hugo Pratt (1927-1995)

« Destination prisée des touristes et des amoureux du monde entier, Venise recèle un passé méconnu, moins romantique mais d’autant plus fascinant : l’histoire de sa communauté juive ». 

Au Moyen-âge, Venise s'affirme progressivement, et de manière décisive aux XIe et XIIe siècles, comme une voie d'entrée pour le commerce avec l'Orient. Pour éviter la concurrence des Juifs, le Sénat interdit au Xe siècle aux nefs vénitiennes de transporter des Juifs ou leurs marchandises. Des petits commerçants juifs "allemands" semblent cependant s'être installés près de Venise.

Venise n'accorda pas aux Juifs le droit de résidence stable dans la cité lacustre.

Avec le développement de banques de prêt sur gages, prohibé aux chrétiens, les Juifs, qui pouvaient exercer cette activité, ont afflué du nord ("Allemands"), du centre et du sud de la péninsule italienne ("Italiens) et se sont établis à Padoue, Trévise, Bassano, Conegliano Vénéto, dans la banlieue de Mestre... 

Après la guerre de Chioggia (1378-1381) entre les Républiques de Gênes et de Venise, ils  purent vivre dans le centre de Venise à la situation financière délicate. Ainsi, durant quinze ans (1382-1397), les Juifs "allemands" sont autorisés à résider en ville, afin notamment de pouvoir éventuellement prêter de l'argent aux Vénitiens pauvres. Leurs banques de prêts sur gages furent soumis au contrôle de magistrats dénommés "Sopraconsoli" qui fixaient les taux. En 1386, les Juifs obtinrent un terrain à San Nicolo del Lido afin de le transformer en cimetière. Mais, en 1397, le Maggio Consiglio (Grand conseil) a mis un terme à la "condotta" (contrat de louage) et interdit aux Juifs de rester à Venise.

Les Juifs durent porter un cercle jaune ou un chapeau en tissu rouge pour être repérable par les chrétiens, et interdiction leur fut faite de devenir propriétaires de biens immobiliers. Quant au décret d'expulsion, il devint une autorisation de séjour pour une période maximale de quinze jours consécutifs. 

A la fin du XVe siècle, à l'initiative de cardinal Bessarion, le Grand conseil adopta une attitude moins hostile envers les Juifs conformément aux conditions précitées.

Alors que les Juifs des trois provinces de Vénétie subissaient des agressions en raison notamment de la campagne antisémite des Frères mineurs et l'essor des Monts-de-Piété, les Juifs de Venise vivent une période de relatif calme, mais en étant soumis à des tribus élevés.

La guerre de la Ligue de Cambrai (1508 -1516) ou guerre de la Sainte Ligue et quatrième des onze Guerres d'Italie, est un conflit important des Guerres d'Italie. Portant sur le titulaire des droits sur le royaume de Naples puis sur le duché de Milan, elle vise aussi à freiner la domination vénitienne dans le nord de l'Italie. Le pape Jules II fonde la Ligue de Cambrai qui réunit contre Venise le roi de France, Louis XII, l'Empereur du Saint Empire Maximilien Ier, et le roi d'Espagne Ferdinand II. Après des victoires, des divergences surgissent entre le pape et le roi de France, ce qui met un terme à leur alliance en 1510 ; le pape Jules II s'allie ensuite avec Venise contre la France. Se mêlent à ces conflits, l'Espagne, le Saint-Empire romain germanique, le Royaume d'Angleterre, le Royaume d'Écosse, le Duché de Milan, Florence, le Duché de Ferrare, et les Suisses... Devenue la Sainte Ligue, cette alliance entre Venise et la papauté chasse les Français hors d'Italie en 1512. Nouveau changement d'alliance : Venise s'allie avec les Français. En 1515, à Marignan, sous la direction de François Ier, qui a succédé à Louis XII, les troupes franco-vénitiennes s'emparent des territoires perdus. En 1516, les traités de Noyon et de Bruxelles ramènent à un quasi statu quo frontalier qui prévalait en 1508. 

Une guerre coûteuse financièrement. Et qui amène en Italie septentrionale des lansquenets, mercenaires, venant généralement des Etats de langue allemande. A la recherche de sécurité, les Juifs quittent Trevise, Vérone, Bassano pour Venise. Là, ils affrontent la haine populaire exacerbée par des prédicateurs.

Le 29 « mars 1516, la République de Venise décide de tolérer en ses murs les juifs, qui ont longtemps été exclus de la ville ». Mais où ? Les îles de la Giudecca et de Murano ne sont pas retenues. Et une zone, servant de dépôt de matériel, de fabrique d'armes de "get", près de San Gerolamo est choisie.

Ils « sont alors relégués dans un quartier où ils vivent à l’écart du reste de la population ». Et dont ils ne doivent pas sortir ou y entrer la nuit. Le moindre retard pouvait être sanctionné par une amende ou l'emprisonnement. Un pont-levis permet l'accès au ghetto. 

« C’est au bord de la lagune, dans l’actuel quartier de Cannaregio, que se développe le premier ghetto de l’histoire, que les habitants ont interdiction de quitter la nuit venue ». Non, le premier ghetto a été créé à Genève en 1428.

« Puisant ses racines dans une fonderie (getto en vénitien) qui occupait les lieux autrefois, le mot « ghetto » va dès lors s'imposer comme un synonyme de résidence forcée, mais également d’exclusion et de persécution ».

Environ sept cents Juifs, "allemands" et "italiens", s'installent dans des immeubles que fuient les rares habitants initiaux.

Une partie des Juifs travaillent dans des banques de prêt sur gages, sollicitées par des Vénitiens pauvres. Contrôlés par des magistrats du "Cattaver", "chargés de la gestion et de la défense des biens publics", ces Juifs sont soumis au paiement de contributions et prêts obligatoires au montant de plus en plus élevé. Ils ont pour chef Anselmo del Banco. 

La communauté juive forme une "Université", groupe autonome s'administrant, doté de son rabbin et de sa synagogue.

Cinq siècles d'échanges
« Pour autant, l’histoire du ghetto de Venise ne se résume pas à la relégation des juifs ». 

Trois ghettos ont existé : celui agrandi par l'ajout de la petite île appelée « terreno del ghetto » (terrain du ghetto) puis le Ghetto Nuova (1516, ou Ghetto Nuovo), le Ghetto Vecchio en 1541 (les Juifs levantins sont obligés de demeurer dans le ghetto), et en 1633 le Ghetto Nuovissimo. Divisée en trois « nations » (allemande, levantine et ponantine), la communauté juive réunissait plus de 5 000 personnes au XVIIe, et 1 600 personnes lors de l'occupation de la ville par les troupes de Napoléon le 12 mai 1797.

Le ghetto, d'où les Juifs ne devaient pas sortir la nuit, abrite cinq synagogues : la Schola grande Tedesca (1528), la Schola Canton (1532), la  Schola Levantina (1538), la Scola Spagnola (synagogue espagnole de Venise, 1555, restaurée en 1635 par Baldassare Longhena (1596 ou début de 1597-1682), architecte baroque vénitien et élève de Vincenzo Scamozzi, et la scola Italiana (1575).

Les marchands "levantins" sont contrôlés par les "Cinq Sages au commerce". Ils doivent vivre dans le secteur "allemand" et ouvrent la Schola Levantina (1538). En 1541, ils sont autorisés à s'établir dans le Ghetto Vecchio.

En 1589, commerçants habiles, les "Espagnols", généralement des Marranes dénommés "ponentini" (venus du Ponent), sont acceptés dans le ghetto et vivent dans le même quartier que les "Levantins". Ne pouvant accroître le périmètre du ghetto, les Juifs construisent des maisons à plusieurs niveaux.

Au XVIe siècle, sont imprimés des livres en hébreu, notamment grâce à Daniel Bomberg, imprimeur d'environ 200 livres, Giustinian, Aivise Bragadin, Vendramin...

Au début du XVIIe siècle, l'aristocratie vénitienne, divisée, en conflit avec l'Eglise, privilégie l'acquisition foncière, et délaisse le commerce risqué avec l'Orient au profit des Juifs qui bénéficient de réseaux sûrs et d'interlocuteurs fiables dans différents pays.

Draperies, soieries raffinées, objets précieux... Juifs "levantins" et "allemands" diversifient leur offre dans leurs boutiques. 

La vie spirituelle s'avère brillante avec Léon de Modène (1571-1648), enseignant, rabbin, officiant (hazzan), musicien, dramaturge et écrivain, Simone Luzzato (1580-1663), rabbin. Tous deux ont co-écrit un livre sur les Karaïtes.

Sara Coplo Sullam (entre 1588 et 1592-1641) tient un salon littéraire. Les oeuvres littéraires de Deboreh Ascarelli et Angelo Alatrini sont publiés à Venise.

En 1630, la peste sévit en Italie. Des Juifs vénitiens quittent la ville. L'année suivante, l'économie reprend à un rythme élevé. Vers 1650, environ cinq mille Juifs vivent dans le ghetto. Mais le déclin de la République de Venise affecte aussi les Juifs du "chazèr" (ghetto en judéo-vénitien).

"Au XVe siècle, la production de métaux précieux dans les Balkans atteint son plein essor. Ils sont exportés essentiellement via Raguse en direction de la Monnaie de Venise. La documentation disponible permet de chiffrer le transit par Raguse entre 11 060 kg pour 1425 et vingt-cinq tonnes annuelles au plus pour la première moitié du siècle. Au milieu du XVe siècle, avant la conquête ottomane, la majeure partie de cette production était exportée à Venise. L’occupation ottomane de la Serbie et de la Bosnie au milieu du siècle marque la fin de cette exportation de matière première indispensable à l’économie monétaire européenne, en manque de numéraire". Face au djihad, les sept guerres vénéto‑ottomanes - 1463‑1479, 1499‑1503, 1537‑1540, 1570‑1573 (guerre de Chypre), 1645‑1669 (« guerre de Crète » ou guerre de Candie), 1684‑1699 (guerre de Morée), 1714‑1718 - ont pour enjeu la domination des Balkans et de la Méditerranée orientale. Elles marquent le début du déclin de la Sérénissime République de Venise. Pour les financer, Venise accroit ses pressions financières sur les Juifs contraints aussi de prêter à la République. En plus de ce facteur, l'insécurité en Orient incite des "Levantins" et "Ponentini" à se réfugier dans des territoires plus sûrs. 

De nombreux Vénitiens sont appauvris par la crise. Ce qui affecte les trois banques de prêt du ghetto - la "verte", la "rouge" et la "noire" (couleurs de leurs reçus) - sollicitent des aides financières auprès des "nations" juives de Venise et d'autres villes. En 1737, des banques se déclarent insolvables. Pour survivre, des Juifs deviennent chiffonniers, vendeurs ambulants... Quelques familles juives s'enrichissent cependant comme armateurs et propriétaires de filatures. Parallèlement, le port d'un signe distinctif se raréfie, les médecins juifs gardent leur clientèle non-juive, la culture hébraïque est mieux considérée. Progressivement, les banques de prêt remboursent leurs dettes.

Mais en 1777, la "condotta" impose de nouvelles limitations aux Juifs dont le nombre décroît progressivement pour atteindre, à la fin du XVIIIe siècle, 1 600 âmes. 

En 1797, Bonaparte conquiert la ville et met fin à son ghetto dont les grilles sont supprimées. Le ghetto est dénommé "quartier de l'Union". « Si les Juifs vénitiens se sont installés aux quatre coins de la ville depuis le démantèlement du ghetto par Napoléon, qui leur octroya le statut de citoyens à part entière, le Cannaregio demeure au cœur de l’identité religieuse de toute une communauté ». 

Après la vente de Venise à l'empire autrichien, celui-ci contraint les Juifs à payer de lourds impôts. Leurs rangs s'étoffent par l'arrivée de leurs coreligionnaires romains.

Les Juifs vénitiens contribuent financièrement et humainement au Risorgimento. Issu d'une famille juive convertie au catholicisme au milieu du XVIIIe siècle, Daniele Manin (1804-1857) dirige la République de Saint-Marc dans laquelle figure Isaac Pesaro, ministre des Finances, et Leone Pincherle.

En 1866, Venise est annexée à l'Italie dont le roi Victor-Emmanuel reconnait la parité des droits. Les riches familles s'installent dans les palais en ville, et demeurent dans le ghetto les plus pauvres maintenant le parler judéo-vénitien. 

La Première Guerre mondiale, et surtout la Deuxième Guerre mondiale - environ un cinquième des Juifs vénitiens déportés lors de la Shoah -, ont réduit la population juive vénitienne. A la Libération, de nouvelles organisations communautaires sont créées.

« Devenu aujourd’hui un quartier résidentiel apprécié pour sa qualité de vie, il reflète cinq siècles d’échanges entre ses habitants marchands et le monde extérieur ». 

Le ghetto « témoigne aussi d'une immigration importante qui en a fait un lieu cosmopolite et vivant ». 

Environ cinq cents Juifs vivent à Venise.

Le 20 septembre 2017 à 7 h 37, Toute l'Histoire diffusa Le Ghetto de Venise. Une histoire des juifs de Venise, d'Emanuela Giordano. "À l'occasion du 500ème anniversaire du premier ghetto juif au monde, celui de Venise, un adolescent américain retourne sur les traces de ses origines et de la communauté hébraïque de la Cité de Doges. Au travers de ses rencontres et de ses pérégrinations, il nous fait traverser le temps et revivre tous les us et coutumes d'une communauté qui a façonné la ville et son art de vivre".

Les 27 octobre 2019 à 18 h et 2 novembre 2019 à 11 h, Histoire diffusa, dans la série "Des monuments et des hommes", "Italie - Les synagogues du ghetto de Venise", documentaire réalisé par Célia Lowenstein et Lysianne Lemercier. "Venise est considérée comme l'une des villes les plus belles et romantiques au monde. Mais pour les Juifs, Venise est avant tout le premier ghetto du monde. Le long des canaux, Saul Bassi, professeur de littérature, nous raconte l'histoire mouvementé de ses ancêtres fuyant les pogroms d'Allemagne pour venir fonder une communauté, construire des synagogues, et apprendre à vivre ensemble, en respectant des règles strictes. Nous assistons à une cérémonie de Bar Mitzvah à l'intérieur de l'une des cinq synagogues du ghetto, dirigée par le Rabbi Scialom Bahbout, chef rabbin de Venise. Il vit et travaille aujourd'hui dans ce ghetto et se promet de maintenir cette vivacité de la culture juive et de l'apporter aux générations futures."

Le 21 novembre 2020, Arte diffusera, dans le cadre d'"Invitation au voyage" (Stadt Land Kunst), "Venise. Derrière les palais, le ghetto juif" (VenedigDas jüdische Ghetto). "La cité des Doges à travers trois reportages : La vie à Venise de Thomas Mann - Derrière les palais, le ghetto juif - À Murano, attention les yeux !" de de Fabrice Michelin 
"La vie à Venise de Thomas Mann"  
"Entre splendeurs et mélancolie, la cité des Doges n’a cessé de fasciner les artistes, à l’instar de l’écrivain allemand Thomas Mann. Sa nouvelle La mort à Venise, portée à l’écran par Visconti, lui a été inspirée par son séjour dans la ville au printemps 1911."

"Venise, derrière les palais, le ghetto juif " 
"C'est à Venise qu'est né il y a cinq cents ans le premier ghetto juif d’Europe. Des hommes et des femmes arrivés de toute la Méditerranée et du nord de l’Europe furent assignés dans des maisons inhabituellement hautes pour la ville." 

"À Murano, attention les yeux"  
"Les touristes de passage à Venise se pressent à Murano pour admirer les maisons bariolées et découvrir l’une des spécialités de l’île, le verre. Sans ce matériau, un accessoire de mode lumineux n’aurait jamais vu le jour..."


Visuel :

France, 2019, 38 min
Sur Arte le 21 novembre 2020 à 16 h 25
Disponible du 14/11/2020 au 19/01/2021


"Italie - Les synagogues du ghetto de Venise" par Célia Lowenstein et Lysianne Lemercier 
ZED, France, 2018
Auteurs : Véronique Legendre, Célia Lowenstein, Bruno Victor Pujebet, Bruno Ulmer, Delphine Cohen, Alexis Barbier-Bouvet, Serge Turquier, Frédéric Lossignol, Lysianne Lemercier, Cécile Husson, Aurélie Saillard et Marie Baget.

« Venise et son ghetto » par Klaus T. Steindl
2016, 90 min
Sur Arte le 27 mai 2017 à 20 h 50
Visuels :
La poète vénitienne juive Sara Copia Sullam avec un philosophe juif (reconstitution)
© Helmut Wimmer

Synagogue dans le ghetto de Venise
La vie quotidienne dans le ghetto
La place centrale du Ghetto de Venise
© Klaus Steindl

A lire sur ce blog :
Articles in English
Cet article a été publié le 26 mai 2017, puis les 19 septembre 2017 et 28 octobre 2019.

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