Citations

« Le goût de la vérité n’empêche pas la prise de parti. » (Albert Camus)
« La lucidité est la blessure la plus rapprochée du Soleil. » (René Char).
« Il faut commencer par le commencement, et le commencement de tout est le courage. » (Vladimir Jankélévitch)
« Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort. Il est de porter la plume dans la plaie. » (Albert Londres)
« Le plus difficile n'est pas de dire ce que l'on voit, mais d'accepter de voir ce que l'on voit. » (Charles Péguy)

mardi 14 septembre 2021

« Sur la route de Jérusalem avec Jordi Savall. La ville des deux paix » par Michael Beyer


Arte rediffusera le 20 septembre 2021 « Sur la route de Jérusalem avec Jordi Savall. La ville des deux paix » (Jordi Savall in Concert. Jerusalem, die Stadt der zwei Frieden) par Michael Beyer. « Dirigé par Jordi Savall, un extraordinaire concert de musique ancienne retraçant l’histoire de Jérusalem. Une alternance de passages dansés, d'airs chantés en hébreu et en arabe, et d'intermèdes improvisés ». Un artiste espagnol, un concertiste curieux ayant promu une musique baroque méconnue et la viole de gambe oubliée, catalan engagé, « historiquement informé », aux plus de 120 albums. Je remercie Ilana Ferhadian, Christophe Dard et Radio J de cesser de me plagier.
  
L’orchestre philharmonique d’Israël

« Si je n'étais pas convaincu que la musique peut faire avancer le dialogue entre différentes cultures, je ne serais pas musicien », a confié Jordi Savall.

Musicien, violiste, violoncelliste, professeur de viole de gambe à la Schola Cantorum Basiliensis, chef de chœur et d’orchestre, Jordi Savall est né en 1941 à Igualada, en Catalogne (Espagne).Scolarisé dans une école catholique, il a été enfant de chœur.

« Je me suis cassé la voix et j’en ai toujours gardé une nostalgie. J’avais été petit chanteur [dans une école catholique] entre 7 et 14 ans. Il y a eu trois ans de vide, avant le violoncelle à 17 ans », a confié Jordi Savall au Monde (26 septembre 2015).

Fan d’Elvis Presley, cet adolescent s’initie à divers instruments de musique – harmonica, guitare, percussion -, puis découvre la viole de gambe : « J’ai senti que cet instrument pouvait me rendre un lien avec quelque chose qui me manquait. »

Jordi Savall étudie au Conservatoire de Barcelone, puis à la Schola Cantorum Basiliensis (Suisse), institut de musique ancienne.
       
Musique ancienne informée de l’Histoire
A Paris, Jordi Savall découvre à la Bibliothèque nationale de France le répertoire de Marin Marais.

Il étudie et fait connaitre un patrimoine musical ignoré, méconnu ou méprisé : celui de la musique médiévale, de la Renaissance et baroque, sans dédaigner la musique du XIXe siècle. Il a œuvré pour que soient reconnus des compositeurs comme François Couperin, Marin Marais, Sainte-Colombe ou Forqueray, le catalan Lluis del Mila…

Ses collaborations en 1991 avec le réalisateur Alain Corneau (Tous les matins du monde, d’après le roman de Pascal Quignard), en 1994 Jacques Rivette (Jeanne la Pucelle) et en 1997 avec Véra Belmont (Marquise) élargissent le public de ces musiques.

Pour faire connaitre cette musique ancienne, ce gambiste fonde des ensembles musicaux : l’Hespèrion XX, fondé avec son épouse la soprano Montserrat Figueras (1942-2011), Lorenzo Alpert et Hopkinson Smith en 1974, dédié à la musique du XVIIIe siècle est devenu depuis 2000 l’Hespérion XXI, le chœur La Capella Reial de Catalunya en 1987, et en 1989 Concert des Nations qui aborde le répertoire romantique.

Ce concertiste constitue aussi un quatuor familial avec son épouse, et leurs deux enfants : Arianna Savall, soprano et harpiste, et son fils, Ferran Savall, chanteur, théorbiste (joueur de théorbe, grand luth) et guitariste.

Pour le public, Jordi Savall, qui assure environ 140 concerts par an, éclaire ces musiques à la lumière de l’Histoire.

Autre vecteur de son action pédagogique : les disques-livrets diffusés via son label d’édition musicale, Alia Vox, créé en 1998.

Sa production discographique – six enregistrements annuels - s’ordonne autour d’événements historiques (La Tragédie cathare), de personnages historiques (Christophorus Columbus ; Dynastie Borgia) ou littéraires (Don Quichotte), de lieux symboliques (Jérusalem - la ville des deux paix, Istanbul, Esprit d’Arménie), du dialogue des cultures (Orient-Occident I, Orient-Occident II : hommage à la Syrie).

En 1999, Jordi Savall enregistre avec l’Hespérion XXI « Diaspora Sefardi : Romances & Musica Instrumental ». Et il explique : « Nous nous sommes mutuellement enrichis de nos manière d’improviser, de broder la mélodie, d’accentuer telle syllabe […] Diaspora Sefaradi est le résultat d’échange culturel [..]. Il n’existe aucune musique [que la musique séfarade] qui soit autant enracinée dans un héritage ancien et qui ait en même temps subi des influences aussi diverses, des tourments aussi grands, de l’expulsion des Juifs d’Espagne en 1492 aux guerres yougoslaves et aux conflits de l’Etat d’Israël actuels ».

En 2006, grâce à Nicolas d'Andoque et à l'association des Amis de Fontfroide, Jordi Savall fonde le festival « Musique et Histoire - Pour un dialogue interculturel », à l'ancienne abbaye cistercienne de Fontfroide, près de Narbonne.

En 2008, ce festival est inclus dans le programme des manifestations de l'Année européenne du dialogue interculturel.

En 2015, « les Routes de l’esclavage » (Ed. Naive) transatlantique étaient la thématique de la dixième édition de ce festival. « Le concert de ce 17 juillet au soir s’intitule « Les Routes de l’esclavage, 1550-1888 ». Il rappelle une histoire trop oubliée (la nôtre) : quatre siècles durant lesquels 25 millions de personnes d’Afrique occidentale et de Madagascar furent brutalement capturées et déportées vers les colonies des puissances occidentales à la conquête du Nouveau Monde. » Les Routes de l’esclavage associe d’anciennes musiques d’Europe à celles du Mexique, de la Colombie et du Brésil, du Mali, du Maroc et de Madagascar. « Mon dernier livre-disque, par exemple, Les Routes de l'esclavage, est une réflexion historique sur la traite de 30 millions d'humains qui, pendant trois siècles, ont enrichi l'Europe grâce à leur travail forcé. Nous le sommes tous. Cela ne veut pas dire que nous sommes coupables. L'esclavage s'est soldé par un colonialisme brutal et, encore aujourd'hui, il existe dans le monde, notamment au Pakistan et en Inde. On sait, par exemple, que beaucoup de réfugiés qui viennent de Libye sont kidnappés et réduits en esclavage, que des femmes du Nigeria sont vendues en Europe pour des trafics sexuels… », a déclaré Jordi Savall à L’Express (4 juin 2017).

L'oeuvre « Ibn Battuta, voyageur de l’Islam » a été « inspirée par l’extraordinaire récit de voyage de l’écrivain arabe Ibn Battuta (1304 -1377) », explorateur d’origine berbère. Il débuta son périple de 120 000 kilomètres en 1325 et arpenta le monde durant plusieurs décennies, de son Maroc natal jusqu’en Chine et semble-til au-delà de l’Afrique. Ses écrits ont suscité le scepticisme quant à la réalité de ses voyages.

En 2012, AliaVox publie, dans sa collection Raices & Memoria, Pro pacem («  Pour la paix  »), album musical ou livre-disque avec La Capella Reial de Catalunya, Hespèrion XXI. Le livret érudit réunit des textes signés d’Edgar Morin, sociologue Fatema Mernissi, philosophe Raimon Panikkar et le peintre Antoni Tàpies. Le 4 juin 2004, cette œuvre dédiée aux victimes des attentats terroristes islamistes à Madrid (11 mars 2004) est créée lors du premier Forum des cultures à Barcelone.

En 2015, Guerre et Paix, « radiographie de l’Europe de la Renaissance au XVIIIe siècle, mêle prières juives en araméen, makam et taksim ottomans, romances ou battaglias espagnoles, gavottes françaises et marches funèbres allemandes ».

L’apport de Jordi Savall « à la découverte et à la représentation des opéras de Vicent Martin i Soler Una cosa rara et Il burbero di buon cuore a été suivie, à la tête du Concert des Nations et de La Capella Reial de Catalunya, par celles de L’Orfeo de Monteverdi, du Farnace de Vivaldi, d’Orfeo ed Euridice de J.J. Fux ainsi que d’Il Teuzzone de Vivaldi. »

Midem Awards, International Classical Music Awards et un Grammy Award, Docteur Honoris Causa des Universités d’Evora (Portugal), de Barcelone (Catalogne), de Louvain (Belgique) et de Bâle (Suisse), insigne de Chevalier de la Légion d’Honneur de la République Française, Prix International de Musique pour la Paix du Ministère de la Culture et des Sciences de Basse Saxe, Medalla d’Or de La Generalitat de Catalogne et prestigieux prix Léonie Sonning, considéré comme le Prix Nobel pour la musique… Ces distinctions ont honoré Jordi Savall, médiateur entre ères historiques et aires géographiques. Depuis 2008, cet artiste est Ambassadeur de l’Union Européenne pour un dialogue interculturel et, aux côtés de Montserrat Figueras, « Artiste pour la Paix », dans le cadre du programme « Ambassadeurs de bonne volonté » de l’UNESCO. « En sa qualité d’Artiste de l’UNESCO pour la paix, il s’est associé au projet de l’UNESCO « La Route de l’esclave » qui vise à mettre en lumière les interactions culturelles nées de cette tragédie et contribuer à la réflexion sur le dialogue interculturel en réunissant ».

Le 30 octobre 2014, Jordi Savall a refusé le Prix national de la musique en Espagne doté de 30 000 euros, fustigeant « la grave incompétence » du gouvernement madrilène (Parti populaire, conservateur) dans le domaine culturel, son « manque d’intérêt pour défendre et promouvoir les arts » en Espagne et « la désignation de responsables culturels non en fonction de leur compétence mais pour des raisons purement politiques ». Dans sa lettre du 30 octobre adressée au ministre de l’Education, cet artiste a écrit : « L’ignorance et l’amnésie sont la fin de toute civilisation : sans éducation, il n’y a pas d’art et sans mémoire, pas de justice. » Deux semaines avant de renoncer à ce Prix, Jordi Savall acceptait la médaille d’or de la Generalitat (le gouvernement catalan). Le « Centre International de musique ancienne, qu’il dirige, est en partie financée par Barcelone et M. Savall n’a jamais caché qu’il défend « le droit du peuple catalan à décider de son sort ». Mais son renoncement n’est motivé par aucune considération nationaliste, assure-t-il ».

Israël
« Véritable star de la musique ancienne, le chef d’orchestre Jordi Savall a réuni autour de son propre ensemble, Hespèrion XXI, les chanteurs de la Capella Reial de Catalunya et divers solistes originaires du pourtour méditerranéen, à l’occasion de ce concert exceptionnel ». Un concert en Israël en 2008 sur l’histoire tri-millénaire de la cité du roi David.

« Conçu en collaboration avec le Musée juif de Berlin, l’événement retrace en musique l’histoire de la ville de Jérusalem ». Ville biblique des deux Paix : la Paix céleste et la Paix terrestre.

« Une alternance de passages dansés, d'airs chantés en hébreu et en arabe, et d'intermèdes improvisés offre au public un merveilleux voyage musical dans le temps, accompagné entre autres d'instruments anciens et traditionnels du Moyen-Orient ».

Pour Le Figaro, Jean-Louis Validire) évoque ce concert. « C'est par le fracas des trompettes de Jéricho que s'est ouvert, mercredi soir au Théâtre de Jérusalem, le concert, ou plutôt le spectacle, comme il préfère le dire, que Jordi Savall donnait au Jerusalem Theater, à deux pas des murailles de la vieille ville…« Dès le début de notre carrière, explique-t-il, d'une terrasse qui surplombe la porte de Jaffa, notre premier projet discographique a porté sur l'époque des Rois catholiques, les musique profanes de la cour et les musiques des Juifs expulsés d'Espagne.» Une longue maturation qui a conduit à ce programme autour des trois religions, déjà présenté en avril à la Cité de la musique à Paris, à Barcelone et à Metz, mais qui prend un sens particulier à Jérusalem. « C'est la ville qui concentre tous les conflits planétaires et qui nous a fait imaginer, avec Manuel Forcaro, le chemin de l'histoire à travers la musique des peuples qui y ont vécu et y vivent.» Éternel utopiste, Jordi Savall croit au pouvoir de la musique et montre deux exemples extrêmes : «Les trompettes de Jéricho, capables de détruire les murs de la ville, et, en 1941, le chant d'un condamné à mort à son geôlier d'Auschwitz, une prière tellement émouvante que l'officier lui laissera la vie sauve.» Deux moments intenses du concert. Le premier cas illustre le travail de recherche qui, grâce à un témoignage retrouvé dans un monastère bénédictin d'Islande, a montré que, lors de la bataille, des schofars, ou cornes de bélier d'Abraham, avaient été utilisés aux côtés des anciennes trompettes orientales, connues aujourd'hui sous le nom d'anafiles. Ces instruments, encore en vigueur dans la liturgie juive, donnent dans leur dissonance stridente une idée de la terreur provoquée alors par les assaillants. À l'inverse, dans sa bouleversante simplicité, le chant aux morts «El male rahamim», enregistré quelques années après la fin de la guerre par Shalom Katz, celui qui avait su attendrir les nazis, glace par son implacable beauté. Entre les deux s'organise en trois épisodes l'histoire de la Jérusalem juive, chrétienne et ottomane. Récitants et musiciens de toutes traditions interprètent avec leurs instruments ces musiques si proches jusqu'au XIVe siècle. «Il s'agit d'être ensemble dans la diversité sans abandonner son individualité» : ambassadeur européen pour le dialogue interculturel, Jordi Savall, qui sera nommé ambassadeur de la paix par l'Unesco le 17 juin, prend son rôle à cœur en en mesurant les limites. Ce spectacle qui sera une nouvelle fois donné à l'abbaye de Fontfroide, près de Narbonne, le 5 août, trouvera son prolongement dans un livre-disque qui paraîtra en octobre chez Alia Vox. Le message aurait été encore plus fort si, à Jérusalem, comme en Europe, des musiciens arabo-musulmans avaient pu participer au concert. Seuls les Arabes israéliens du groupe de Sufi de Galilée et le magnifique joueur d'oud turc Mutlu Torun étaient mercredi sur scène. Un petit pas tout de même, frêle comme l'unique bougie déposée devant la scène, mais riche dans le développement de l'histoire de cette région, où les peuples se déchirent au nom du même dieu » (Le Figaro, 7 juin 2008).

Le 14 décembre 2016, Jordi Savall se produit pour la deuxième fois en Israël par un concert avec l’Hesperion XXI, accueilli par le Jerusalem Baroque Orchestra. Et en hommage au 700e anniversaire de la mort de Ramon Llull (1232-1315 ?). Philosophe, poète en catalan, compositeur, missionnaire voulant convertir juifs et musulmans en leur parlant dans leur langue, scientifique, mystique, ce théologien franciscain majorquin était surnommé « Arabicus Christianus » (« Arabe chrétien »), « Doctor Inspiratus » (« docteur inspiré »), « Doctor Illuminatus » (« docteur illuminé »). Le concert proposa aussi de la musique mauresque d’Afrique du nord et la musique, profane et sacrée, de l’Espagne des XIIIe et XIVe siècles.

A L’Express (4 juin 2017), Jordi Saval expliquait sa vision de l’Histoire, très « politiquement correcte », partiale, exprimant une culpabilité occidentale, et le « mythe al-Andalus » de la coexistence pacifique interreligieuse sous domination islamique, en ignorant le statut cruel et déshumanisant de la dhimmitude infligé aux non-musulmans conquis par le djihad : « Le pire serait évidemment un choc des civilisations, une incompréhension et un enfermement dans sa propre culture. Pour entretenir une relation, il faut savoir se donner, accepter l'autre. Établir un lien avec l'inconnu suppose de se laisser interpeller par autrui, accepter une certaine fragilité, abandonner sa position privilégiée. Or, pendant des siècles, le monde occidental a été convaincu de détenir la seule et unique vérité, d'évoluer dans la civilisation la plus brillante. La tolérance, avec ce que cela peut sous-entendre de condescendance, était le signe le plus fort d'ouverture et de générosité. Cependant, les oppositions demeurent, et nous les avons ressenties lors de nos projets réunissant des musiciens de divers horizons, de pays que la politique divisait. Avec notre projet "Orient-Occident", regroupant des musiciens d'Europe et du Moyen-Orient, la tension était palpable, lors des premières répétitions. Nous avons ensuite été surpris par des Israéliens et des Palestiniens s'amusant à chanter ensemble les mêmes chansons pendant les pauses de nos séances de travail. Rien ni personne ne les y obligeait. C'est là la force de la musique : elle peut apporter la paix, car elle oblige à dialoguer et à se respecter. Elle rend conscient qu'une harmonie est possible, à condition d'accepter des idées différentes des siennes. [L'aventure de Daniel Barenboïm et de son Divan Orchestra, qui réunit Israéliens et Palestiniens] Elle est, bien sûr, importante, mais un peu déséquilibrée, parce qu'elle pousse les seconds à adopter le répertoire des premiers. Les musiciens juifs jouent depuis toujours le grand répertoire symphonique. Notre démarche s'en distingue, car elle donne la parole à chaque camp. Nous demandons à tout musicien d'interpréter son propre répertoire avant de rejoindre le groupe et de travailler collectivement. Mais il faut aussi comprendre que les Palestiniens qui collaborent avec nous sont privilégiés, car ils ont des passeports, ils peuvent voyager, et ils vivent en Israël. Ils restent cependant des citoyens de seconde classe: ils ne bénéficient pas d'une totale liberté… Istanbul [visait à] modifier le regard que porte l'Occident sur les Turcs, éternels envahisseurs arrivés aux portes de Vienne, terribles guerriers qui détruisaient les villages. N'oublions pas que les pays occidentaux ont fait de même au nom de la religion ! On ignore, en revanche, que dans le monde ottoman se côtoyaient les juifs, les chrétiens et les musulmans, dans une réelle harmonie. Un autre projet, La Sublime Porte, a rappelé l'importance intellectuelle de cette civilisation. Le sens commun dirait qu'il faut accepter de s'adapter à la culture et aux coutumes du pays dans lequel on vit sans pour cela, bien évidemment, renier ses origines. Tout est question de mesure et de limite. Le principal obstacle à l'harmonie collective est le fanatisme, cette maladie qui touche ou a touché toutes les religions. Pas plus à une religion qu'à une autre. La science a montré la relativité des choses. Mais cela n'a pas encore été accepté, même à Rome. La véritable religion n'a d'ailleurs pas besoin de cardinal ni de pape ».

« Migrants »
Prévu le 17 décembre 2015 à Calais (France), le concert de Jordi Savall a été annulé car la sécurité de ses musiciens et la sienne n’était pas assez assurée. « La venue de Jordi Savall constituait un symbole d'une très grande force. Il faut se souvenir de Rostropovitch, venu jouer au pied du mur de Berlin en novembre 1989. Ces images ont fait le tour du monde. Rostropovitch n'a sans doute pas pensé à sa sécurité quand il a décidé qu'il fallait être à Berlin pour ce moment historique. Il l'a fait spontanément », a déclaré Marc David-Calvet, président de l’association « Sous l'opalétuvier ».

Quelques mois plus tard, le 16 avril 2016, Jordi Savall a donné un concert pour les « migrants » de la « jungle » de Calais – 3 500-5 000 immigrés illégaux y vivaient -, dans la cour du Centre d’hébergement Jules-Ferry et un concert pour les Calaisiens à la Halle.

Au Centre Jules-Ferry, une centaine de spectateurs – « migrants », représentants de la Vie active (association gestionnaire du CAP et du centre Jules Ferry) et de nombreux journalistes - ont assisté à cet événement.

Jordi Savall était accompagné de cinq musiciens de diverses nationalités : syrienne, turque, grecque, israélienne. Il « a interprété avec un "rebab", un instrument à corde, des airs traditionnels de Bulgarie, d'Espagne, du Maroc, de Turquie, et des chants syriens et libanais. « C'est merveilleux de voir que dans la détresse, dans le désespoir, il reste cette lumière. Il reste cette chaleur humaine et ça, ça fait penser qu'ils méritent mieux que ça", a-t-il déclaré. Ismaël, Afghan de 30 ans qui vit dans un bungalow du Centre d'accueil provisoire (CAP), s'est joint spontanément à la formation de Jordi Savall avec son instrument, un dambura. "La musique nous permet de retrouver le sourire. Ismaël est un passionné de musique et a toujours gardé sa dambura, même pour l'emmener en Angleterre, ce qui n'est pas facile pour tenter de passer à bord des camions et des bateaux...", a déclaré un ami d'Ismaël, Fazal, avec qui il est arrivé via la Turquie à Calais voici trois mois. A la fin du concert, Ismaël a interprété en solo avec sa dambura un air de musique traditionnelle de son pays natal et il a été suivi par Jordi Savall et ses musiciens ».

« J'y suis allé car on ne peut pas fermer les yeux sur ces choses-là. C'était terrible. Choquant. Le principe d'accueillir un réfugié est pourtant fondamental, et je ne comprends pas qu'aujourd'hui, avec les richesses et les moyens que nous avons, nous ne soyons pas capables de prendre nos responsabilités et de mieux nous organiser. Quand je me suis rendu à Vasilika, un autre camp en Grèce, ces êtres fuyant la guerre et la misère étaient là, enfermés dans un espace sans espoir... Nous dépensons des millions pour organiser des matchs de football et nous n'arrivons pas à accueillir ces gens. C'est vraiment tragique. Un jour ou l'autre, il faudra prendre conscience que nous agissons comme des barbares… », a confié Jordi Savall à L’Express (4 juin 2017).

Jordi Savall a aidé des musiciens réfugiés – syriens, kurdes, bengalis - à « retrouver du sens à leur vie » en créant un ensemble musical dénommé l’orchestre Orpheus XXI et lancé en novembre 2016. Celui-ci est composé de vingt musiciens de sept nationalités différentes. Son répertoire ? Les « maqams classiques arabes, le folklore des ashiks (bardes) et les ballades romantiques d’Extrême-Orient. » La chanteuse syrienne, Waed Bouhassoun pratique le chant classique arabe. L’orchestre Orpheus XXI bénéficie de l’aide financière de la Commission européenne et d’une résidence de deux ans à la saline royale d’Arc-et-Senans (25) et d’ateliers dans des conservatoires, écoles et centres d’accueils aux immigrés.

Citations

 « La Catalogne porte dans ses gènes une connivence culturelle, spirituelle et humaine entre les mondes arabe, juif et chrétien. Jouer ces musiques, populaires ou savantes, a toujours été pour moi une démarche naturelle… L’histoire n’est pas toujours celle que l’on pense connaître. Sa mémoire dans les livres reste abstraite. Par la musique, on peut la rendre vivante. Seule l’émotion nous rend comptables du monde dont nous avons hérité et responsables de celui que nous léguerons  » (Le Monde (26 septembre 2015)

« Les musiques traditionnelles se sont conservées parce qu'elles aidaient les gens à survivre, elles leur donnaient un peu espoir. Du temps des persécutions et de l'exil, elles étaient porteuses de l'identité d'un peuple et étaient tout simplement indispensables.» (Entretien de Jordi Savall par Suzana Kubik, Bruxelles 2013)

« Ce qui m’intéresse, c’est d’apporter ces musiques à un public plus large. Quand je les amène dans des séries de concerts où l’on joue du classique, c’est pour faire comprendre aux gens que la valeur de la musique n’est pas dans sa forme musicale, dans le prestige du compositeur ou de l’orchestre, mais dans sa capacité à nous toucher, même si le compositeur est anonyme. (Jordi Savall pour Classicagenda, 2016)

« Mare nostrum, la source de notre civilisation, était jadis un lieu d’échanges et de contacts, elle est aujourd’hui une barrière mortelle… » (Le Figaro)

« Nous vivons un moment où l'hégémonie des forces économiques et de la finance mondiale détermine tout ce qui se passe dans notre vie, et même dans les choses publiques. C'est désormais devenu une question de civilisation: maintenant, tout doit être chiffré, rentable et finalement sans aucune humanité. Alors, que faire? On ne peut échapper à la mondialisation, on doit en revanche émettre certaines conditions, trouver le moyen de répondre aux gens qui en souffrent le plus… Nos institutions ne sont pas assez démocratiques, et j'estime que les Européens devraient être plus souvent consultés… Je travaille sur un projet de livre-disque, qui a pour objet l'histoire du Saint Empire romain. Qui se souvient que, de 800 à 1806, un tel Empire a existé en Europe? Pendant mille ans, les principaux pays d'Europe étaient unis, choisissaient un des rois comme empereur. Ils avaient les mêmes lois et, en 1500, ont décrété la paix perpétuelle parmi les pays d'Europe. Les seules guerres qu'il y ait eu à l'époque étaient les guerres de Religion. Charles Quint a abdiqué quand il a su qu'il ne pouvait plus maintenir la paix dans l'Empire... Aujourd'hui, les citoyens d'Europe pourraient s'unir et voter afin d'élire un représentant des volontés de tous les pays: chacun se sentirait plus engagé… Bombarder un territoire étranger après un attentat ne rime à rien : la France doit retrouver sa présence diplomatique. Elle doit également continuer à défendre son patrimoine et imposer partout où elle le peut l'"exception culturelle". En Italie, cela n'a pas été fait, et le cinéma est mort… Le Parti populaire [le parti de Mariano Rajoy, alors président du gouvernement] est submergé par la corruption. En outre, de nombreux conflits voient le jour avec la Catalogne, car il n'existe pas vraiment de dialogue. Or la recherche d'une plus grande responsabilité des régions qui ont joué un grand rôle historique, comme la Catalogne, ou qui ont une culture très différente, comme le Pays basque, est à mon sens légitime. Je ne pense pas qu'il y ait de risque de séparatisme. La majorité des Catalans ne veut pas l'indépendance politique. Mais nous avons besoin d'une indépendance culturelle et d'une reconnaissance. Sinon, à terme, nous perdrons notre langue et notre identité… Il me semble important de réfléchir à ce que représente la paix aujourd'hui. Quand on pense à l'arsenal nucléaire mondial, à ce potentiel de destruction, il y a de quoi frémir : l'humanité peut disparaître en quelques secondes. Je comprends qu'il faille prévoir les dérives de certains régimes, mais pourquoi ne pas confier cette mission à une armée réunissant plusieurs pays ? Par ailleurs, le danger ne vient plus d'un pays en particulier, mais relèverait plutôt du terrorisme, contre lequel les moyens conventionnels ne peuvent rien... Le grand problème, aujourd'hui comme hier, est que nous vivons dans une culture de la guerre, alors qu'il faudrait une culture de la paix… Pourquoi un peuple comme le peuple juif espagnol a-t-il chanté tous les jours, pendant cinq cents ans, ce que l'on appelle la musique séfarade? Pourquoi le peuple arménien, qui a tant souffert, possède-t-il une musique d'une douceur et d'une beauté incroyables? Pourquoi les Irlandais, qui mouraient de faim, jouaient-ils à la fin d'une dure journée de travail? Pour continuer à vivre, pour croire en la vie. Pensez aussi à la musique des esclaves. Quand ils étaient ensemble, ils chantaient et dansaient, car, ainsi, ils pouvaient se rappeler leurs origines et leur culture. D'une manière générale, dans les sociétés dans lesquelles nous vivons, la seule chance d'améliorer le quotidien, de préparer l'avenir, est d'être solidaires, dans tous les domaines: familial, social, écologique, éducatif, économique... Nous sommes trop habitués à penser que c'est "en haut" que les problèmes se résolvent… En fait, plus une société est sophistiquée, développée et matérialiste, plus les relations humaines se détériorent, et plus la vie devient insupportable, et celle de ceux qui sont démunis devient une tragédie… Ecouter une oeuvre de Jean-Sébastien Bach, par exemple, permet effectivement d'atteindre une dimension spirituelle très élevée, même pour quelqu'un qui n'est pas croyant. Nous, interprètes, transmettons alors un message très proche de la foi. Ces musiques - elles sont si bien construites !- vous enveloppent comme un châle, elles envoûtent et parlent directement à l'âme. En même temps, il ne faut pas oublier que certaines ont servi à justifier des actes atroces. Pendant que vous écoutez la musique sublime de Tomás Luis de Victoria [1548-1611], d'une certaine manière, l'Inquisition continue à brûler, à tuer et à torturer. Aujourd'hui, si l'on ne voit que le côté esthétique et que l'on oublie le contexte historique, on risque de garder une vision déformée des choses: il ne faut surtout pas être amnésique ! Je pense que chaque concert doit nous élever au contact de la beauté, mais aussi nous faire réfléchir. Autrement, on se déshumanise, et c'est pour cela que, à côté de concerts touchant un public privilégié, je m'engage dans des projets artistiques plus sociaux et humanitaires » (L’Express, Bertrand Dermoncourt, 4 juin 2017).

"Certes, la viole a moins de puissance, de projection, mais nous avons à notre disposition des modes de jeu qui permettent de donner une souplesse incomparable aux mouvements d'archet. En variant la pression sur le crin même, c'est tout une gamme de sons et d'expressions que nous pouvons moduler, s'enthousiasme Savall. C'est cette souplesse et cette douceur qui nous ont donné envie, à mon épouse, Montserrat Figueras, et à moi-même, de l'utiliser dans une berceuse de Manuel de Falla, dans son dernier récital, Ninna Nanna, que nous avons publié sous notre propre label, Alia Vox, fondé il y a cinq ans." (Le Monde, 13 mars 2003)


« Sur la route de Jérusalem avec Jordi Savall. La ville des deux paix » par Michael Beyer
Allemagne, 2017
Avec Lior Elmaleh (chant), Waed Bouhassoun (chant, oud)
Direction musicale : Jordi Savall
Orchestres : La Capella Reial de Catalunya, Hespèrion XXI
Sur Arte les 17 décembre 2018 à 1 h 05 et 20 septembre 2021 à 05 h 00
Visuels : © David Ignaszewsk

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Les citations sur le film proviennent d'Arte. Cet article a été publié le 16 décembre 2018.

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