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jeudi 24 juin 2021

« Au bonheur des dames. L'invention du grand magasin », par Sally Aitken et Christine Le Goff

« Au bonheur des dames. L'invention du grand magasin » (Wünsche Werden Wahr. Die Entstehung des Kaufhauses) est un documentaire de Sally Aitken, Christine Le Goff. « En métamorphosant, en 1869, l’enseigne Au Bon Marché » situé sur la rive gauche de Paris, Aristide Boucicaut (1810-1877) « a révolutionné le commerce et la condition des femmes » et des employés, ainsi que le management. La « saga fascinante de l'émergence des grands magasins ». Le 23 juin 2021, la Samaritaine a rouvert ses portes, après seize ans de travaux.

« Nés dans la seconde partie du XIXe siècle, dans le sillage des révolutions industrielle et haussmannienne, les grands magasins ont profondément modifié les habitudes de consommation et le statut des femmes. Un prodige que l'on doit à un modeste vendeur de bonneterie ambulant, Aristide Boucicaut (1810-1877), monté à Paris avec du flair et la bosse du commerce ».

Boucicaut lance le « grand magasin » caractérisé par un large assortiment, des prix fixés et inscrits sur des étiquettes, une faible marge, un accès direct aux articles, la règle du satisfait ou remboursé sur présentation du ticket de paiement, une scénographie amenant le client à se promener à travers les rayonnages. Ce qui suscite bien des tentations…

Naissance du shopping
En 1838, les frères Paul et Justin Videau fondent Au Bon Marché, grande boutique de mercerie, où douze employés sur quatre rayons vendent également des draps, matelas et parapluies.

En 1852, les frères Videau prennent pour associés Aristide et Marguerite Boucicaut qui initient le concept innovateur de « grand magasin ». 

Aristide Boucicaut « déborde d'idées qu'il mettra en pratique » au Bon Marché, situé au 24 rue de Sèvres, dans le VIIe arrondissement de Paris : « accortes vendeuses, cliente reine, prix affichés, possibilité de retourner les articles, et bientôt, soldes, congés payés pour le personnel… »

En 1863, le couple Boucicaut rachète les parts sociales des frères Videau, craintifs à l’égard de ces nouvelles pratiques commerciales.

"Profusion de couleurs, miroitement d'étoffes, étalages à perte de vue : en 1869, Aristide Boucicaut entame un chantier qui va transformer le magasin de nouveautés qu'il dirige, Au Bon Marché, en un somptueux temple de 50 000 m² : on n'y vendra plus seulement des objets, mais le désir d'acheter lui-même ». Aristide Boucicaut confie ces travaux à l’architecte Alexandre Laplanche. 

Après une interruption lors du siège de Paris en 1870, le grand magasin à l’angle des rues de Sèvres et Velpeau est inauguré le 2 avril 1872. 

Pour faire face au succès, de nouveaux travaux sont lancés sous l’autorité de l’architecte Louis-Charles Boileau, l’ingénieur Armand Moisant chargé de l’édification de la structure du bâtiment (1870-1887) et Gustave Eiffel assurant en 1879 un agrandissement. Le Bon Marché dispose d’un effectif de 1788 employés, d’une surface de 50 000 m² et engrange un bénéfice de 72 millions de francs en 1877 contre 500 000 francs en 1852.

Des toilettes féminines sont intégrées dans le bâtiment. Plus de six millions de catalogues de mode illustrés d’images et d’échantillons de tissus sont envoyés dans le monde au début du XXe siècle. Service de livraison à domicile et vente par correspondance franco de port, publicité, distribution de boissons, ballons et images pédagogiques en « Chromos » pour enfants, promenades à dos d’âne…

Les vendeuses sont logées dans les niveaux supérieurs du magasin, bénéficient de la promotion interne et de la caisse de prévoyance, d’une cantine gratuite, un jour de congé payé hebdomadaire.

Les « bourgeoises s'y pressent, ravies de trouver un prétexte pour s'échapper du logis où la société les cloître. Certaines femmes succombent au point de s'endetter ou de devenir cleptomanes. D'autres apprennent à guetter les bonnes affaires ». Quant aux maris accompagnant leurs épouses, ils se détendent dans un salon de lecture. Des prix modestes séduisent des ouvriers.

« Il y a là des marchandises de choix, des vendeurs qui, parfois vous frôlent la main, et une foule mélangée. Quant aux vendeuses, elles triment dur, mais grimpent dans l'échelle sociale. Fasciné par ce phénomène moderne, Émile Zola l'immortalise » dans son roman Au bonheur des dames. Il y évoque une « cathédrale du commerce moderne ».


« Interviewant historiens et sociologues, compulsant les archives des grands magasins, et glissant des citations, frappantes de véracité, du roman de Zola, ce documentaire conte l'ascension du Bon marché et d'autres enseignes nées dans son sillage : Selfridges, Le Printemps, Les Galeries Lafayette… Une fresque aussi dense que plaisante, grâce à une iconographie abondante et délicieusement rétro, et des reconstitutions ambitieuses au cours desquelles quatre comédiennes incarnent des archétypes d'époque : la bourgeoise dissipatrice, la ménagère avisée, l'aristocrate cleptomane et la jeune vendeuse ».

Le couple Boucicaut construit en 1910 l’hôtel Lutetia pour y loger ses clients prestigieux.

En 1911-1913, à l’angle de la rue de Sèvres et de la rue du Bac, un deuxième bâtiment de style Art déco est édifié par les Ateliers Moisant- Lauren-Savey. Réquisitionné pendant la Première Guerre mondiale, il est détruit par un incendie en 1915 et reconstruit en 1924 par Louis-Hippolyte Boileau. C’est le Comptoir de l'Alimentation ou La Grande Epicerie. :« Plus de 40 tonnes de produits alimentaires sont débitées chaque jour dans ce rayon magnifique, et l’on estime que la quantité de viande vendue approche 2000 kg. Les plus beaux spécimens de fruits, produits de la métropole et de ses colonies, sont offerts à notre clientèle, et nous n'aurions garde d'oublier le rayon de fleurs naturelles ». Ainsi la présentait la publicité.

En 1984, le groupe LVMH de Bernard Arnault acquiert Le Bon Marché qu’il transforme en grand magasin de luxe de la rive gauche.

En 1989, Au Bon Marché se dénomme désormais Le Bon Marché.


Grands magasins parisiens
Le succès du Bon Marché suscite l’apparition d’autres grands magasins sur la rive droite de Paris : Les Galeries Lafayette, Le Printemps, la Samaritaine fondée en 1870, le Bazar de l’Hôtel de Ville ou BHV...

Des grands magasins qui restructurent des quartiers entiers et essaiment parfois en province et à l’étranger.

En 1856, Xavier Ruel, commerçant lyonnais, ouvre à l’angle de la rue de Rivoli et de la rue des Archives un magasin dont il étend la superficie en 1866. Son petit-fils Henri Viguier donne l’impulsion décisive en réalisant des travaux en 1912, conférant une rotonde à l’immeuble doté de onze niveaux.

En 1865, Jules Jaluzot et Jean-Alfred Duclos créent le Printemps dans le quartier de la Chaussée-d’Antin, près de la gare Saint-Lazare. A l’angle du boulevard Haussmann et de la rue du Havre, ce grand magasin ouvre en 1865. En 1874, quatre bâtiments vont agrandir la superficie du Printemps. Le principe ? Vendre à prix fixes, sans marchander, des articles au bon rapport qualité/prix. Signes de modernité : des ascenseurs relient les différents niveaux, et l’éclairage électrique est introduit en 1888. En partie détruit par deux incendies en 1881 et 1921, le Printemps est reconstruit en béton, fer et verre en 1883. Il est desservi par plusieurs lignes de bus et de métro.

Sise entre la Seine et la rue de Rivoli près du Pont Neuf, La Samaritaine est fondée en 1870 par Ernest Cognacq. Son parcours ? Vendeur pour un patron ou à son compte, Calicot dans une tente (un « parapluie rouge ») sur le Pont Neuf. Dès le 21 mars 1870, il loue la salle annexe d’un modeste café rue de la Monnaie et la transforme en commerce de nouveautés, « À la Samaritaine ». La Samaritaine était le nom d'une pompe à eau située sur le pont Neuf et datant d’Henri IV et décorée d'une représentation sculptée de l’épisode relatant la rencontre de Jésus et de la Samaritaine au Puits de Jacob (Évangile selon Jean). Samaritaine, une femme de Samarie, et non Cisjordanienne ou Palestinienne.

Avec son épouse Marie-Louise Jaÿ, ancienne première vendeuse du département des confections du Bon Marché, il assure l’essor du magasin. De 48 m² en 1870 à plusieurs centaines de mètres carrés en 1874, La Samaritaine augmente sa superficie par l’achat d’immeubles environnants. Ainsi naissent en 1900 les Grands Magasins de La Samaritaine. Suivant les règles ayant présidé au succès d’Aristide Boucicaut, Ernest Cognacq organise son magasin en déléguant à de « petits patrons » autonomes la gestion de rayons. De 1883 à 1933, l'architecte Frantz Jourdain réaménage ou réédifie des blocs d’immeubles. En plus de ses deux magasins près du Pont Neuf, Ernest Cognacq construit en 1910 au 27 boulevard des Capucines un nouveau magasin visant une clientèle plus bourgeoise : la « Samaritaine de luxe » qui accueille le public en 1917. Avec ses quatre magasins représentant une surface de vente de 48 000 m2, La Samaritaine était le grand magasin parisien le plus important. Ses bâtiments de style Art nouveau et Art déco ont été conçus par les architectes Frantz Jourdain et Henri Sauvage. Le magasin principal est inscrit au titre des Monuments historiques. En plus de ses immenses entrepôts situés boulevard Morland,quai des Célestins, rue de Bercy et rue Saint-Jacques, Ernest Cognacq crée la Fondation Cognacq-Jay. Achetée par le groupe LVMH en 2001, La Samaritaine a fermé en 2005 et ses bâtiments vont être réaménagés ou détruits. 

En 1893, Théophile Bader et son cousin Alphonse Kahn reprennent un magasin de nouveautés et lancent leur premier magasin en 1894 au 1, rue La Fayette. Par leur parcours professionnels et leur religion - commerçants juifs alsaciens venant de la confection -, ils se distinguent de leurs concurrents Boucicaut et Jaluzot, fondateur du Printemps, ont été précédemment vendeurs dans des magasins. Dénommé les « Galeries Lafayette Haussmann », ce grand magasin a une superficie originelle de 70 m² et s'agrandit progressivement, jusqu'à la construction d'une grande coupole en 1912.

Exeunt les pelotes de laine et bobines de fil du Printemps ! Exeunt la Samaritaine de Luxe du boulevard des Capucines ! Place à la mode et au luxe. A la fin du XXe siècle, ces grands magasins ont opéré une nouvelle métamorphose en privilégiant les articles de haut de gamme : accessoires, parfums, articles cosmétiques, prêt-à-porter, mobilier. Et ce, dans un souci notamment de rentabiliser des mètres carrés précieux dans un quadrilatère recherché de la capitale.

Seul le BHV (Bazar de l’Hôtel de Ville) a maintenu une de ses spécificités : un sous-sol dédié au bricolage.

Samaritaine réouverte
Le 23 juin 2021, la Samaritaine a rouvert ses portes, après seize ans de travaux. "
Ce grand magasin est le temple de la consommation, situé au cœur de Paris, dans quatre bâtiments différents."

"La Samaritaine était une simple échoppe en 1870 ; 30 ans plus tard, elle est devenue le plus grand magasin de Paris, avec 100 000 mètres carrés de surface commerciale".



"Débordant d'idées sur la vente, Aristide Boucicaut les a mis en pratique au Bon marché. Ce vent de modernité a bouleversé les habitudes de consommation et, par ricochet, la société française. Huit trouvailles qui ont gardé leur pertinence.

LES FEMMES ET LES ENFANTS D'ABORD
Pour remplir son (très) grand magasin, Aristide Boucicaut a trouvé une cible de choix : les femmes, toutes les femmes. Tout est fait pour les séduire : les vendeurs avenants, l'éclairage, la profusion des marchandises et l'architecture du lieu, "fait de la chair et du sang de la femme", résume Zola. "Les escaliers de fer à double révolution développait des courbes hardies, multipliait les paliers, et tout ce fer mettait là, sous la lumière blanche des vitrages une architecture légère, la réalisation moderne d'un palais du rêve", décrit-il dans le roman Au bonheur des dames. En quête de distraction, les femmes de la bonne société accourent. Mais, entre les étalages, on croise aussi des grisettes ou de jeunes bonnes en goguette. Puis, Aristide Boucicaut attirera les mères de famille en organisant une distribution de babioles aux enfants le jeudi. La consommation de masse est née, et un début de solidarité féminine émerge. En Angleterre, le mouvement des suffragettes s'appuiera d'ailleurs sur le rassemblement de femmes de toutes conditions au sein du grand magasin Selfridges pour mener son combat.

L'AFFICHAGE DES PRIX
Au XIXe siècle, les boutiquiers pratiquent volontiers des tarifs élevés. Boucicaut, lui, comprend qu'en réduisant ses marges, il pourra vendre en grande quantité. Mieux, il décide d'afficher les tarifs de ses produits, une petite révolution à l'époque. Fini les mauvaises surprises et les rebuffades des marchands hautains. Désormais, il suffit de regarder l'étiquette pour savoir à quoi s'en tenir. Les clientes avisées en profitent pour maîtriser leurs dépenses et se poser en gestionnaire du budget du ménage. Sous le Second Empire, qui considère les femmes comme des créatures frivoles et écervelées, ce n'est pas rien.

ÉCHANGÉ OU REMBOURSÉ
Cette trouvaille permet de convaincre les clients les plus hésitants. Si un article ne donne pas satisfaction, il est possible de le rapporter en magasin pour l'échanger ou se faire rembourser. Cette stratégie entraîne de petits débordements. Il arrive que des clientes ramènent plusieurs années après des habits mités avec des auréoles. Mais cela n'entame pas l'ascension du Bon marché. Ce qui importe c'est que les bourses se délient et que la machine à consommer tourne à plein régime. 

LA VPC
En 1870, Aristide Boucicaut invente le catalogue de vente par correspondance (VPC). Six millions d'exemplaires ornés de jolies gravures de mode et garnis d'échantillons de tissus sont expédiés chaque année ! En début de semaine, le magasin reçoit 4 000 commandes. Environ 150 voitures attelées partent chaque matin dans différentes régions de France pour livrer à domicile, car, à la fin du XIXe siècle, une dame comme il faut ne se promène pas dans la rue avec des paquets.

LES SOLDES
Pour ne pas péricliter, un commerce de la taille du Bon marché doit faire tourner rapidement ses stocks, un principe qu'appliquent aujourd'hui de nombreuses chaînes de vêtements. Un matin enneigé, après les étrennes du Jour de l'an, que sous l'influence américaine, les magasins ont – déjà ! – transformé en fête commerciale, Aristide Boucicaut juge les rayons du magasin peu garnis. Il a l'idée de sortir tous les invendus de couleur blanche de ses stocks et de les vendre au rabais. Il vient de créer "le blanc", l'ancêtre des soldes d'hiver.

LE SOUCI DU PERSONNEL
En recrutant massivement des vendeuses, Boucicaut a permis à des femmes de condition modeste d'échapper à une alternative peu engageante : la domesticité ou la prostitution. Après des années de rude labeur, certaines ont pu ouvrir des succursales du Bon marché en province. Sous l'influence de sa femme Marguerite, qui jouera un grand rôle dans la réussite du magasin, Aristide se préoccupe du sort de ses employés, ce qui est peu courant à l'époque. Dès 1863, il instaure le repos dominical, les jours fériés chômés, une caisse de retraite et une prime d'intéressement. Marguerite va plus loin et s'emploie à protéger les femmes : allocation pour les mamans, distribution de lait, création d'hospices pour les filles-mères. À sa mort, le personnel du Bon marché hérite de la moitié de ses biens !"


« Au bonheur des dames. L'invention du grand magasin », par Sally Aitken et Christine Le Goff
2011, 86 min
Producteurs : Telfrance, Essential Media & Entertainment
Sur Arte le 4 janvier 2016 à 15 h 50
Sur Histoire les 17 juin  à 5 h 35, 21 juin à 8 h, 26 juin à 7 h 20, 30 juin 2016 à 3 h 35


Visuels : © Le Bon Marché

A lire sur ce blog :
Les citations sur le documentaire proviennent d'Arte. Cet article a été publié le 4 janvier 2016, puis le 16 juin 2016.

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