Citations

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« La lucidité est la blessure la plus rapprochée du Soleil. » (René Char).
« Il faut commencer par le commencement, et le commencement de tout est le courage. » (Vladimir Jankélévitch)
« Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort. Il est de porter la plume dans la plaie. » (Albert Londres)
« Le plus difficile n'est pas de dire ce que l'on voit, mais d'accepter de voir ce que l'on voit. » (Charles Péguy)

mercredi 13 septembre 2023

« L’argent dans l’art »

La Monnaie de Paris présente l’exposition « L’argent dans l’art ». De l'Antiquité à l'époque contemporaine, les rapports complexes entre l'art et cet instrument d'échange, de paiement : comment les religions ont-elles perçu l'argent et inspiré des artistes ? Comment des peintres ont-ils représenté l'argent et des mythes vivaces dans l'imaginaire collectif ? Comment s'organisait le marché de l'art : rôle de mécènes, marchands d'art, musées et Etat ? 


En 2018, dans la salle des ventes Sotheby's à Londres (Royaume-Uni), "après avoir été vendue aux enchères pour plus d'un million d'euros, une toile du mystérieux et facétieux street-artiste britannique Bansky - une reproduction en peinture acrylique et aérosol de l'une des plus célèbres images de Banksy, « Girl with Balloon » (« La Fille au Ballon »), montrant une petite fille laissant s'envoler un ballon rouge en forme de cœur - s'est partiellement auto-détruite, découpée en fines lamelles par une broyeuse à papier dissimulée, selon Sotheby's, dans un épais cadre doré". Le public médusé, indigné ou amusé, découvre ce "happening" qui s'achève ainsi : un cadre à moitié vide, la partie découpée de la toile pendouillant dessous. Banksy a mis en ligne une vidéo explicative sur son compte Instagram, accompagnée d'une citation attribuée à Picasso - « quel plaisir que de détruire pour recommencer ».  « Il y a quelques années j'avais en secret incorporé une déchiqueteuse à papier dans la peinture, pour le cas où elle serait mise aux enchères », explique-t-il dans un texte superposé aux images d'un homme insérant l'appareil dans les dorures du cadre. Trois ans plus tard, rebaptisée « L’amour est dans la poubelle » (« Love is in the Bin »), cette oeuvre de Banksy a été vendue pour près de 18,6 millions de livres (21,8 millions d’euros), un nouveau record pour l’artiste britannique. 

Autres exemples révélant ce qu'est devenu le marché de l'art où des œuvres, qualifiées d'"artistiques", déconcertent - le talent de l'auteur inspire le doute ou les critères esthétiques semblent absents - et sont souvent perçues comme des investissements dont la valeur dépend notamment  de leur présentation dans des expositions muséales.  

Dans les salons historiques et les galeries contemporaines de la Monnaie de Paris, l’exposition « L’argent dans l’art » couvre « plus de 20 siècles d’histoire de l’art sur le thème des rapports complexes entre art et argent, de l’Antiquité et ses mythes jusqu’à nos jours. »

« Depuis l’Antiquité, l’argent nourrit l’imaginaire des artistes, et en particulier le métal or, si présent dans les mythes et l’art antique (Danaé ou le veau d’or par exemple). Des origines aux mythes, en passant par les métiers d’argent et la morale religieuse jusqu’à l’invention du marché de l’art, les représentations de l’argent se sont multipliées au fil des siècles. »

« La peinture religieuse illustre les épisodes « transactionnels » de la Bible (L’adoration des Rois Mages, Le Denier de César, les 30 deniers de Judas, …), et y apparaissent les thèmes de l’avarice, de la charité, du « bon et du mauvais riche » et les injonctions morales (Vanités, memento mori). Dans les pays convertis à la Réforme protestante, à partir du XVIe siècle, se multiplient les représentations de transactions monétaires, du commerce en plein développement et des métiers d’argent. »

La « naissance de l’impressionnisme représente un basculement historique avec de nouveaux modes économiques qui se dessinent dans le champ du commerce de l’art. C’est en effet à partir de la seconde moitié du XIXe siècle qu’une rupture esthétique avec l’Académie ébranle les liens entre la valeur travail, la valeur d’usage et la valeur d’échange. »

« Une dérégulation de la mainmise de l’État sur l’art au travers de l’Académie s’opère, avec comme résultat une valeur des œuvres fixée par le jugement critique au détriment des critères académiques. »

« À partir du XXe siècle, l’artiste ne se contente plus de représenter les thèmes traditionnels liés à l’argent ; il engage une réflexion sur ses mécanismes, dès lors que ces derniers sont immanents à l’œuvre d’art. »

« Deux attitudes radicales s’opposent, d’un côté une valorisation du geste de l’artiste, indépendamment de la réalité matérielle de l’objet d’art, de l’autre, une revendication provocatrice de l’art comme moyen de faire de l’argent. »

« Cette exposition illustre à merveille la programmation culturelle de la Monnaie de Paris. L’argent, la monnaie ne sont pas que des instruments d’échange économique. Ils sont porteurs de sens et s’inscrivent dans l’espace social. C’est ce que nous voulons donner à voir dans les salons de la Monnaie : la manière dont les artistes traitent du thème de l’argent et de ses représentations dans la société », a écrit Marc Schwartz, Président-Directeur Général de la Monnaie de Paris.

Le « visiteur est guidé à travers des salles thématiques telles que « La morale chrétienne de l’argent », « Le monde de la finance », « La valeur de l’art : que vend l’artiste depuis Duchamp ? » ou encore « L’Argent exhibitionniste ».

L’exposition « réunit environ deux cents pièces de nature, d’époques et d’horizons divers avec des prêts de collections publiques, comme le musée du Louvre, le musée d’Orsay, le musée National d’Art moderne - Centre Pompidou, mais également de nombreux musées régionaux, ou encore de galeries et de collectionneurs privés. »

« Une sélection de films sur le thème de l’argent, a été également intégrée au concept de l’exposition. Certains films seront présentés dans les salles, d’autres feront aussi l’objet d’un cycle de projection en plein-air dans les cours de la Monnaie de Paris. »

« La relation entre l’art et l’argent ne saurait se réduire à des considérations économiques entre valeurs et échanges. Le capitalisme a certes fait de l’œuvre d’art une marchandise comme une autre ; pour autant, l’art impose une valeur idéelle, irrationnelle, flottante voire gazeuse, du zéro à l’infini (ou presque), car il touche à l’inquantifiable : le désir, le plaisir, le rêve, la pulsion, et exacerbe ce que Karl Marx appelait : « l’énigme de la valeur », a analysé Jean-Michel Bouhours, Commissaire de l’exposition, ancien conservateur en chef du Centre Pompidou et directeur du Nouveau Musée national de Monaco (2003- 2008), historien d’art. 

Autour de l’exposition : une programmation événementielle avec notamment une exposition parallèle au siège de Radio France. « En écho à « L’Argent dans l’Art », Radio France a souhaité s’associer à la Monnaie de Paris à travers son exposition « Money Money Monnaie », qui met en lumière les rapports complexes entre l’argent et la musique. À la fois source d’inspiration artistique et contrainte matérielle, l’argent n’a jamais occupé de place aussi équivoque qu’aujourd’hui au sein du secteur musical. Parmi l’ensemble des champs artistiques, la musique est sans doute l’un des plus impactés par les bouleversements numériques actuels. Son économie s’en est vue radicalement transformée, en même temps que les usages de l’écoute musicale évoluent. La montée en puissance du streaming a remis en question l’équilibre de l’industrie du disque ainsi que celle des concerts et de la radio, appelant ainsi un renouvellement de notre façon de créer la musique. Du 20 mars au 10 mai 2023, la Maison de la Radio et de la Musique a invité à découvrir dans ses murs l’histoire de cette relation complexe, au travers de quelques albums emblématiques – Money for Nothing des Dire Straits, Argent trop Cher de Téléphone ou encore Money des Pink Floyd dont nous fêtons les 50 ans cette année – et d’une playlist thématique tirée de son fonds discographique riche de plus de 1.6 million de références musicales. » 

En outre, la Monnaie de Paris a proposé le cycle de cinéma « L’argent » avec « quatre films de fiction pour explorer comment l’argent, qui suscite les sentiments les plus extrêmes dans des situations tout aussi tragiques que comiques, a été utilisé comme source d’inspiration sur le grand écran. » (18-22 juillet à 22 h), des visites avec le commissaire de l’exposition, Jean-Michel Bouhours, des visites guidées aux côtés d’un médiateur en partant à la découverte des relations qu’entretiennent les artistes avec l’argent à travers des œuvres d’exception, de l’Antiquité jusqu’à aujourd’hui, et à destination des familles la visite contée « L’argent fait le bonheur ? » pour les 6-12 ans – « Aux côtés des conteurs du collectif de la Cour des contes, partez en quête de mythes et d’histoires et découvrez l’argent qui créé qui nourrit, qui éblouit, qui vous perd, qui vous gagne, qui rend heureux ou malheureux » les samedis et dimanches -, ainsi qu’un « atelier de pratique artistique « façon ar(t)gent» pour les 6-12 ans (mercredi à 15 h ; durée de 2h) : « Après avoir découvert l’exposition, direction l’atelier pédagogique en compagnie d’un artiste qui guidera votre main dans la création d’une oeuvre d’art unique, vraie reflet de votre sens artistique, mais aussi de ce que l’argent vous inspire... »

Avant-propos
Marc Schwartz, Président-Directeur Général de la Monnaie de Paris, a présenté ainsi l’exposition :
« Exposer l’argent, voilà une évidence pour la Monnaie de Paris, seule institution en France à frapper la monnaie depuis l’an 864 !
En 2022, l’exposition « Monnaies & Merveilles » lançait une programmation culturelle désormais axée sur des sujets en lien avec l’identité profonde de l’institution, en sublimant l’infinie variété de formes, matières et usages de la monnaie à travers le monde.
Notre exposition de 2023, « L’Argent dans l’Art », propose un voyage dans le temps sur les traces des représentations de l’argent par les artistes, depuis les mythes antiques jusqu’à l’art dématérialisé et numérique d’aujourd’hui. Si la monnaie, comme le pensait John Maynard Keynes, est bien « un pont entre le présent et le futur », alors ce lien est magnifiquement illustré par cette fresque historique inédite.
L’argent nourrit indéfiniment l’imaginaire collectif. Il est dès lors naturel que les artistes s’emparent de ce sujet à la fois pour représenter l’argent comme objet de transaction, mais aussi pour porter un message, en illustrant son usage dans une société en perpétuelle mutation.
Les relations entre l’art et l’argent se multiplient et se transforment au fil des siècles. De la représentation du mythe antique, justifiant la création divine de l’argent, ou de l’Église catholique dénonçant son usage amoral, aux thèmes purement transactionnels du XVIe siècle en lien avec la Réforme protestante, et jusqu’à l’invention du marché de l’art au XIXe siècle, marqueur d’une rupture fondamentale qui s’affirme au XXe siècle, cette relation n’a cessé de muter. L’artiste ne se contente plus de représenter les thèmes et les personnes liés à l’argent, il engage une réflexion sur ses mécanismes, en valorisant son propre geste, en revendiquant l’art comme moyen de faire de l’argent ou en en faisant un outil de scandale et de provocation. Qui ne se souvient de Serge Gainsbourg brûlant en direct un billet de 500 francs ?
Quels que soient les artistes, les oeuvres, les périodes ou les thèmes abordés, les quelques 200 oeuvres exposées à la Monnaie de Paris interpellent le visiteur sur sa propre représentation de l’argent, et explorent toutes les facettes des relations réelles ou fantasmées qu’entretiennent les artistes avec l’argent. »

Introduction
« L’art et l’argent partagent une origine sacrée ; tous deux sont sources de fétichisme et objets de sublimation. Demeure néanmoins une contradiction fondamentale : tandis que la monnaie est un étalon de la valeur d’une marchandise quelconque qui permet de neutraliser les affects et de stabiliser les marges de contestation dans les échanges, l’acte de création demeure par nature instable, imprévisible, soumis aux aléas du hasard dans son élaboration puis dans son évaluation. » 
« Les questions immédiatement sous-jacentes sont celles de la valeur : valeur de la marchandise et valeur de l’art. L’art est-il une marchandise comme une autre ? La valeur est-elle établie sur la quantité de travail comme le soutenaient les économistes Adam Smith, David Ricardo, mais aussi Karl Marx ? Ou bien sur l’utilité comme l’affirmait Etienne de Condillac ? À moins que ce ne soit sur la rareté, ou sur le désir comme le pensait Léon Walras ? »
« L’histoire de l’art et ses ruptures modernistes, notamment au moment de l’impressionnisme dans la seconde moitié du XIXe siècle, ne sont pas déconnectées de l’environnement économique et accompagnent même les cheminements théoriques de l’économie. Dans les sociétés contemporaines, la valeur de l’art, au regard du marché de l’art, est incontestablement fondée sur l’intensité du désir de posséder l’« objet », qu’il soit matériel ou immatériel. La spéculation exponentielle sur certains artistes interroge la question de la valeur, entre la valeur du marché et une « vraie » valeur établie au regard de l’Histoire : sont-elles déconnectées ou au contraire, au nom d’une identité de statut ontologique entre art et argent, n’y-a-t-il de valeur que dans le prix ? » 
« Se tenant à la Monnaie de Paris, l’exposition « L’Argent dans l’Art » se fait l’écho non seulement des questionnements sur la valeur de l’art, mais aussi d’une acception plus large du concept de monnaie, au-delà de sa fonction dans les échanges économiques. »
« Cette exposition fait le choix de confronter des œuvres de périodes et de nature très diverses sur des mythes, des fondamentaux, des archétypes persistant au fil des siècles. Elle débute par un prologue dans le Salon Dupré, suivi de six parties, qui réinstituent au sein de croisements entre œuvres anciennes et œuvres contemporaines, un cheminement chronologique, allant des mythes antiques et de l’invention de la monnaie jusqu’aux monnaies et œuvres dématérialisées contemporaines. »

PARCOURS DE L’EXPOSITION
1. MYTHES ET ORIGINES DE LA MONNAIE 
DANAÉ ET LA PLUIE D’OR
« La mythologie grecque retrace l’histoire de Danaé, la fille d’Acrisios, roi d’Argos, et d’Eurydice, nymphe des arbres. Acrisios, averti par un oracle qu’il sera un jour tué par l’enfant de sa fille, fait enfermer Danaé dans une tour d’airain afin de déjouer le sort. Mais Zeus, le dieu des dieux, épris de la jeune femme, se métamorphose en pluie d’or pour pénétrer dans les lieux et s’unir à elle. De cette rencontre divine naîtra un fils, le héros Persée, qui plus tard, tuera la terrible Méduse puis finira par accomplir son destin en réalisant la funeste prophétie. »

Anonyme (d’après Titien), Danaé, XVIe siècle, Huile sur toile, 94 x 151 cm,Palais des Beaux-Arts, Lille© RMN-Grand Palais (PBA, Lille) / Thierry Le Mage
"La production de Titien, avec plusieurs versions, reflète le succès du sujet. La première d’entre elles, vers 1545-1546 (Naples, Musée national de Capodimonte), est à l’origine de ce tableau dont l’auteur reste anonyme. Cet épisode est le plus souvent retenu par les artistes. Prétexte à la représentation d’un nu féminin sensuel, il est aussi allégorie morale de la femme corrompue offrant son corps contre de l’argent".

« Le mythe est évoqué chez Ovide dans Les Métamorphoses, chez Virgile, Sophocle, Eschyle ou encore Euripide. Danaé a inspiré les plus grands artistes, depuis l’Antiquité, au travers de pièces de céramique ou de fresques retrouvées à Pompéi. À partir du XVIIe siècle, ce thème est fréquemment repris dans la peinture d’histoire, notamment par Titien, Rembrandt ou bien Le Tintoret. Au XVIIIe siècle, il devient synonyme d’amours vénales, lorsque la pluie d’or se transforme en pièces de monnaie, comme chez Anne-Louis Girodet. Au XXe siècle, le thème prend parfois des connotations plus érotiques, notamment chez Gustave Klimt. Le mythe de Danaé trouve aujourd’hui une traduction féministe et contemporaine à travers le travail introspectif de Tracey Emin. » 

Cratère en cloche Béotie
(Grèce) Vers 430 avant J.-C. Argile, peinture, lavis rouge, barbotine, 23 x 25 x 22,8 cm, Musée du Louvre, département des Antiquités grecques, étrusques et romaines, Paris © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Hervé Lewandowski
« Danaé dont le nom est peint au-dessus de la tête, est étendue sur une klinê (lit pour dîner utilisé dans la Grèce antique). Elle est drapée dans un ample himation (vêtement sans attache) orné de points et coiffée d’un cécryphale (filet retenant les cheveux sur l’arrière du crâne). Son corps est tourné vers le peintre, le haut de son buste est dénudé pour recevoir la pluie d’or. Son regard en revanche reste droit dans l’axe de la composition pour observer non sans une certaine béatitude, la semence de Zeus, matérialisée par une double ligne de piécettes en relief dont le traitement à la barbotine vient souligner l’événement surnaturel. Autour de Danaé, flottent une hydrie (vase à transporter l’eau) ainsi qu’un mystérieux objet rond qui pourrait être une coupe rituelle et un skyphos (gobelet à boire). Ces ustensiles liés à l’utilisation domestique de liquides pourraient souligner la symbolique de fertilité de la composition. Au dos du vase, on peut observer une sirène ailée massive jouant de la double flûte. »

Statère d’or de Crésus ou créseide
, Royaume de Lydie (Turquie),Vers -561 / 541 av JC, Or,1,59 cm de diamètre, Monnaie de Paris, Collections historiques, © Monnaie de Paris
« Qui n’a jamais rêvé de gagner le pactole et de finir riche comme Crésus ? En deux maximes, voici résumé l’idéal de l’inépuisable richesse. Crésus régna de 561 à 546 avant JC sur la Lydie, petit État de l’antique Perse aujourd’hui en Turquie. Sa richesse ? L’or charrié par une rivière de son royaume : le Paktōlós (ou Pactole). Le statère, plus connu des numismates sous le nom de créséide, témoigne de cette richesse légendaire. Pourtant, cette monnaie d’électrum (alliage naturel d’or et d’argent) n’a rien d’un mythe. On la considère même comme la première monnaie occidentale, car faite de métal précieux, frappée sur ses deux faces et porteuse de symboles du pouvoir (en l’occurrence des protomés affrontés de lion et de taureau). Elle n’est certes pas encore tout à fait ronde et n’arbore aucune valeur faciale, mais son poids, son titre et l’autorité qui l’émet lui donnent la valeur libératoire qui lui vaut d’être acceptée de tous et pour tout. Avec la créséide, les bases du concept monétaire sont posées et le système monétaire métallique occidental en marche pour de longs siècles. »

LE MYTHE DU VEAU D’OR
« Dans le livre de L’Exode (Ancien Testament)" - c'est la Bible hébraïque - , "alors que Moïse se rend sur le Mont Sinaï pour recevoir les Tables de la Loi, les Hébreux, libérés du joug de Pharaon, pressent son frère, Aaron, de leur indiquer un dieu comme guide. Aaron commande aux Hébreux de réunir les bijoux en or des femmes et des enfants pour les briser et les fondre en un veau, imitant l’adoration du dieu Apis par les Égyptiens. Lorsque Moïse redescend du Mont Sinaï, il découvre que son peuple a désobéi au Second Commandement : « Tu ne te feras point d’idole, ni une image quelconque de ce qui est en haut dans le ciel, […] Tu ne te prosterneras pas devant elles […] ». De colère, Moïse fracasse les Tables de la Loi sur un rocher. » 

« Le mythe du Veau d’or est un épisode associé à l’émergence du monothéisme et symbolise le rejet de l’idolâtrie des divers cultes païens adorant le taureau (Mithraïsme, Dieu Apis, …). Ces cultes vont pourtant perdurer dans l’histoire du Royaume d’Israël. Ainsi, dans le premier livre des Rois, Jéroboam Ier, fondateur du royaume d’Israël, fait ériger des veaux d’or aux extrémités de son royaume, à Dan et Bethel. Ce retour à l’idolâtrie découle du schisme politique et religieux qui opposa Jéroboam à Roboam, devenu roi de Juda. Après cette rupture, Jéroboam va interdire à son peuple d’aller adorer le Seigneur à Jérusalem dans le Temple de Salomon, la ville sainte se trouvant dans le royaume ennemi. Il fait alors ériger ces veaux d’or, symboles de dieu. En incitant son peuple à y apporter des offrandes, Jéroboam cherche à se libérer du joug religieux et politique de Jérusalem. »

DE L’OR À LA MONNAIE
« La découverte de l’or se perd dans la nuit des temps, bien avant ce qu’on appelle l’« âge des métaux » (bronze, fer) et la circulation de monnaies. Cette trouvaille est le fruit du hasard. D’une brillance surnaturelle à la lumière du soleil, cette petite pépite particulièrement dense peut se trouver au fond d’une rivière, comme dans le fleuve Pactole, qui charrie le métal précieux dans la légende du roi Midas. Métal rare à la luminosité solaire, l’or accompagne l’homme dans son besoin de dépasser sa propre condition, de se « projeter » hors de son être vers un idéal. Le métal précieux prend rapidement une dimension sacrée mais opère également comme substitut profane d’une richesse non consommable (trésor). Les Mésopotamiens créent leurs premiers bijoux en or dès 2 600 avant notre ère. Quant aux Égyptiens, ils commencent à l’extraire pour décorer les tombes de leurs souverains comme sur le sarcophage de Ramsès III (-1184 / -1153) où il est associé à Horus ou Nephtys. L’or a son propre hiéroglyphe ; il devient symbole d’immortalité et accompagne les défunts vers l’au-delà. L’analogie entre la brillance de l’or et l’éclat de l’astre solaire engendre un autre rapprochement formel entre le précieux métal et la représentation symbolique de divinités égyptiennes, à l’instar des taureaux Apis et Mnévis. Les premières monnaies apparaissent vers 630 avant notre ère en Lydie sous le règne du légendaire roi Crésus. Comme le rappelle Aristote dans son Éthique à Nicomaque, elles cimentent les premières structures sociales et introduisent un étalon, gage d’équité dans les échanges commerciaux. »

2. MORALE ET MÉTIERS D’ARGENT 
LUXE OU INDIGENCE
« Le thème très contemporain des très grandes inégalités sociales s’exprime dans la société de l’Ancien régime et plus manifestement dans l’opposition entre le monde des paysans et des serfs qui produisent les richesses de leur labeur et l’aristocratie rurale ou urbaine qui vit de ses rentes. Dans le tableau de Simon Vouet, l’allégorie de la foi, parfois interprétée comme allégorie de la richesse, met en scène un combat moral entre l’amour céleste et l’amour terrestre, le premier désignant la spiritualité et ses valeurs tandis que le second tend bijoux et vase d’argent, symboles de la vanité et des plaisirs terrestres. Hors le thème chrétien habituel de la charité pour traiter de la misère, l’« épaisseur humaine » dans le réalisme des personnages des frères Le Nain témoigne d’un renouveau spirituel de la France au XVIIe, réconciliant humanisme et christianisme. Deux siècles plus tard, avec Jules Breton qui peint une scène idéalisée et Jean-François Millet qui joue de l’opposition entre les récoltants, grassement récompensés par d’opulentes gerbes de céréales au second plan et ces trois glaneuses courbées, quasiment prostrées devant la terre, se profile un monde d’indigence et de dignité en voie de disparition. La religiosité présente chez Millet rend compte des certitudes de la vie paysanne : le rythme des jours, le lien direct avec la nature et ce qu’elle procure, la nécessité des besoins de la survie alimentaire, menacée jusqu’au milieu du XIXe siècle par les phénomènes récurrents de la famine. » 

LA MORALE RELIGIEUSE
« Les thèmes de l’argent présents dans la Bible comme l’adoration des mages, les diverses paraboles de Jésus (dont le Denier de César, Jésus chassant les marchands du Temple, …), la trahison de Judas ou la vocation de St Matthieu se retrouvent dans la peinture religieuse à partir du XVIe siècle. La réforme protestante infléchit fortement après le Concile de Trente, les représentations religieuses de l’argent : les thèmes autour du trésor de l’Église vont disparaitre au profit de la dénonciation de l’avarice, du rachat de son âme par la charité et le don, des vanités et des memento mori, dénonçant l’accumulation vaine de capitaux devant le destin commun de la mort. » 

« Pour autant si l’avarice est un des sept péchés capitaux, la peinture continue de se faire l’écho du « commerce des indulgences » initié au XVe siècle, avec le thème du bon et du mauvais riche (arrivant en enfer), un « commerce » qui allait provoquer le schisme du catholicisme avec l’Église réformée. » 

JEUX D’ARGENT ET AMOURS VÉNALES
« L’argent s’infiltre dans des activités que la morale, notamment religieuse, réprouve : qu’il s’agisse d’amours vénales ou du jeu. Le corps des femmes a de tous temps été monétarisé, notamment dans les rites liés au mariage issus de sociétés patriarcales et ce, depuis l’Antiquité. La représentation des amours en est extraordinairement asymétriques entre les genres : la femme y est appréhendée comme susceptible de céder à la tentation de l’argent avec le commerce de ses charmes. La parabole du fils prodigue (St Luc), parabole de la brebis égarée et du pardon maternel illustre le lien entre amours vénales et le jeu. » 

« Les jeux de hasard connaissent un développement important aux XVe et XVIe siècles alors même que le développement du commerce à une échelle internationale rend les échanges et les transactions plus risqués et pour lesquels il faut faire oeuvre de calculs voire de paris sur leur succès. Au XVIIe, apparaissent en Europe les premiers « casinos », à partir de Venise qui se propagent en Angleterre et en Allemagne. L’économiste John Law, nommé contrôleur général des finances par le Duc d’Orléans en 1720, pour renflouer une France exsangue financièrement, architecte de la bulle spéculative de la Compagnie du Mississippi qui se terminera dans la déroute de la valeur des titres émis, aurait fait sa fortune au jeu à Venise. » 

LES MÉTIERS D’ARGENT
« Alors que l’activité productive au Moyen Âge est subordonnée aux lois de la morale chrétienne, la pensée d’Aristote se diffuse à partir du XIIe siècle auprès des intellectuels médiévaux en occident au travers des commentateurs arabes, et en particulier d’Averroès. Nicolas Oresme, adepte d’un courant humaniste dit des « nominalistes », philosophe commentateur des écrits d’Aristote, ecclésiastique et précepteur auprès du roi Charles V, rédige vers 1350 le plus important Traité des monnaies médiéval, dans lequel la monnaie est considérée comme un bien devant circuler au sein de la communauté marchande et ne pouvant être confisquée pour des intérêts particuliers, fussent ceux du pape ou du prince qui y a apposé son effigie. Oresme condamne le métier d’usure interdit par le droit canon, activité « mauvaise, détestable, inique » et pire encore, celui de changeur qui souille l’âme, pire que la prostitution. Le bon enrichissement ne peut être que naturel : « Gagner au change », c’est aller à l’encontre de cet ordre naturel. »

« Changeurs, percepteurs d’impôts, banquiers, usuriers, apparaissent dans la peinture des Provinces-Unies (Les Pays-Bas de la Renaissance), au XVIe siècle, au moment de la Réforme de Martin Luther puis de Calvin. Max Weber dans L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme (1904-1905) analysa le rôle de la religion calviniste dans l’organisation et la doctrine de la bourgeoisie d’affaires des Pays-Bas et de Genève, accompagnant le passage du commerce du Moyen Âge aux affaires du capitalisme moderne et libérant ce nouveau milieu d’affaires de la souveraineté morale des scholastiques. Les figures du changeur, de l’usurier, condamnées par la Bible et les scholastiques se trouvent réhabilitées au titre de la circulation de la monnaie pour le bien général ; a contrario la figure de l’avare demeure celle d’un être égoïste et solitaire qui jouit seul de son argent. »

Marinus van Reymerswaele, Collecteur d’impôts, XVIe siècle, Huile sur bois, 86,5 x 70 cm, Musée du Louvre, département de Peintures, Paris © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Gérard Blot 
« L’iconographie des métiers d’argent (peseur d’or, changeur, collecteur d’impôts…) s’est développée au cours du XVIe siècle dans la peinture flamande autour de Quentin Metsys et de Marinus van Reymerswaele, auxquels nous devons plusieurs tableaux sur ce thème. Vêtus de coiffes particulièrement identifiables, et maniant registres de comptes, monnaies, objets précieux et lettres de créance, les personnages de ce tableau affichent leur appartenance au monde de l’argent. Tandis que le collecteur semble absorbé par sa mission, un homme se tient derrière lui dans une posture relativement envahissante, la main sur son épaule. Son regard se dirige directement vers le spectateur, le plaçant ainsi au cœur de la scène. Les rides des personnages, traitées avec un grand soin, font écho à l’iconographie développée par les peintres flamands du XVIIe siècle où l’amour de l’argent est associé à la vieillesse. Au-delà de la représentation d’un métier d’argent, c’est un regard critique sur l’appât du gain et l’avidité que porte l’artiste au travers de ce tableau. »

3. RÉVOLUTION ET CAPITALISME FINANCIER
« Accompagnant l’éclosion de la Révolution industrielle en Angleterre, Adam Smith publie en 1776, La richesse des nations, la première « théorie générale d’économie politique », base du libéralisme économique anglosaxon. La théorie de la valeur est intégralement fondée sur le travail. La Révolution industrielle entraîne dans son sillage un développement rapide des marchés boursiers, dynamisés par les besoins importants de capitaux dans l’industrie, les chemins de fer, les mines, … Le Palais Brongniart, siège de la Bourse à Paris, dont la construction avait été lancée par Napoléon est inauguré en 1826. »

Edgar Degas, Portraits à la Bourse, 1878-1879, Huile sur toile, 100,5 x 81,5 cm, Musée d’Orsay et de l’Orangerie, Paris, donation d’Ernest May, 1923 © RMN-Grand Palais (musée d’Orsay) / Tony Querrec 
« Un groupe d’hommes en costumes sombres s’entretient sous les colonnes du palais de la Bourse. Les visages flous témoignent de l’agitation générale et guident notre regard vers le personnage central, loin d’être un anonyme. Cette scène de genre est en réalité un portrait de l’éminent banquier, collectionneur et amateur de Degas, Ernest May. Seule figure au visage identifiable, il se dresse au centre de la composition. Degas n’a pas uniquement représenté Ernest May sous les traits de l’homme, mais également l’archétype du banquier en costume noir et chapeau haut de forme. Lui-même fils d’un banquier qui fit faillite, Degas connaît bien le monde de la finance, dont il reste à l’écart. Ce sont les codes qui caractérisent ce groupe social particulier de l’époque que le peintre s’est attaché à représenter à travers ce portrait : les conciliabules de coulisse, les arrangements, les calculs et stratégies avant d’entrer dans l’arène de la Corbeille, que va décrire minutieusement Émile Zola dans son roman, L’Argent. »

« La littérature avec Balzac, Maupassant ou Verhaeren, comme la caricature avec Daumier s’emparent du thème de ce nouveau monde de banquiers et de spéculateurs. Émile Zola décide de parfaire son portrait littéraire et scientifique de la société du second Empire, avec L’Argent, une étude centrée sur le nouveau phénomène de la spéculation financière dans l’enceinte de ce nouveau temple des temps modernes. Fondée sur une captation rapide de sensations par nature éphémères, la peinture des impressionnistes rencontre l’indignation quasi générale et une incompréhension du public de son époque imprégné des théories économiques où la valeur est indexée sur la quantité de travail ; ce public a le sentiment qu’on se moque de lui ou qu’on le trompe. Dans ce contexte dépréciatif, le marchand Paul Durand-Ruel fait un pari audacieux sur l’avenir : sa stratégie est celle d’achats massifs à ces artistes pour le moment honnis du public, financés par le recours au crédit des banques. Au même moment, Léon Walras publie une nouvelle théorie économique (Éléments d’économie pure) dans laquelle la valeur s’établirait non plus sur le travail, mais sur des critères subjectifs, « hédonistes » et serait fonction de l’intensité du désir du consommateur et de sa satisfaction ; des critères économiques qui viendront confirmer a posteriori, la révolution artistique en cours. » 

Pierre-Auguste Renoir, Paul Durand-Ruel, 1910, Huile sur toile, 65 x 54 cm, Collection particulière © photo Archives Durand-Ruel / Durand Ruel & Cie, droits réservés 
« Paul Durand-Ruel fut le premier marchand des peintres impressionnistes, à une époque où leurs oeuvres ne suscitaient auprès du public que moqueries et sarcasmes : l’aventure débuta par la rencontre organisée par Daubigny de Claude Monet dans sa galerie ouverte à Londres, en 1871. Paul Durand-Ruel incarne un nouveau type de marchand d’art, qui achète des ensembles importants d’œuvres aux artistes pour s’en assurer l’exclusivité. Cette stratégie nécessitait une trésorerie considérable qu’il trouva auprès du directeur de l’Union générale. Mais la faillite de la banque en 1882 porta un coup sévère à l’activité du marchand, qui dut sous-louer ses locaux et organiser des ventes publiques pour rester à flot financièrement. Alors que Durand-Ruel ouvre à New York une succursale dans l’espoir d’échapper à la faillite, Renoir lui écrit le 12 mai 1887, pour regretter son départ et exprimer sa crainte d’une fuite en avant. Tout au contraire, Durand-Ruel enclencha l’intérêt des collectionneurs américains pour l’impressionnisme et fut définitivement sauvé des difficultés financières. Durand-Ruel avait commandé plusieurs toiles à Renoir, notamment les portraits de ses enfants mais également des panneaux décoratifs pour son intérieur. Ce portrait tardif de 1910 du collectionneur, ostensiblement appuyé sur le fauteuil, semble signifier que le modèle « se pose », non sans une certaine satisfaction du travail accompli : le marchand vient en effet de céder la responsabilité des affaires à ses fils. »»

4. QUE VEND L’ARTISTE ? 
LES AVANT-GARDES HISTORIQUES ET LEUR RAPPORT À L’ARGENT
« Au tournant du XXe siècle, le capital financier a pris l’ascendant sur les autres formes de capitaux, et les nouveaux mécanismes de la Bourse font débat au sein des mouvements des avant-gardes historiques (futurisme, dada, surréalisme). »

« En 1913, Marcel Duchamp engage une réflexion intrusive sur les mécanismes de l’argent et la valeur du travail artistique avec son premier ready-made. Roue de bicyclette est le geste fondateur d’une création qui ne se fonde plus sur la préciosité matérielle d’un objet mais sur son concept. Dans le commerce de l’art, ce n’est plus la forme physique de l’objet qui engendre son achat, mais le désir que l’on a de le posséder. On le veut car tout le monde le veut. La page fiduciaire de l’art s’ouvre, et avec elle de nouveaux critères d’appréciation font leur apparition. On fait confiance à la cote de l’artiste, car c’est elle qui détermine la valeur de l’oeuvre et donc son prix. Avec la Boîte-en-valise, Duchamp rassemble une sélection de reproductions de ses œuvres en miniature et élabore ainsi un musée portable. Il conjure donc la question de la dispersion d’une oeuvre par le mécanisme du marché de l’art. »

« À partir des années 1920, le surréalisme se forme autour de la figure d’André Breton dans un esprit de révolte caractéristique des avant-gardes de l’époque. Réprouvant le capitalisme, le mouvement compare sa pensée à un or philosophique refusant de se soumettre aux puissances de l’argent. Au-delà de cette position idéologique, Breton tente de créer un circuit parallèle à celui des marchands d’art traditionnels avec la création de galeries (la galerie surréaliste et la galerie Gravida), sans réels succès commerciaux. »

« En 1933, Georges Bataille définit la notion de « dépense » comme la part improductive de l’activité humaine sur laquelle se sont bâties les civilisations. L’art, le sacré, les sacrifices, les cultes, les guerres, le jeu ou la sexualité non reproductive en font partie. »

« En 1959, Yves Klein propose une transaction « sacrificielle », en vendant du vide. Contre un poids d’or fin, l’artiste cède ce qu’il appelle une « zone de sensibilité picturale immatérielle », certifiée par un chèque. »

Yves Klein, Cession d’une « zone de sensibilité picturale immatérielle » à Michael Blankfort, Pont au Double, Paris, 10 février 1962, Performance © Giancarlo Botti - Succession Yves Klein c/o Adagp, Paris, 2023 
« D’un geste expansif du bras, Yves Klein vient de jeter à la Seine 80 grammes d’or fin. C’est la moitié du prix que lui a apporté le collectionneur Michael Blankfort, debout à côté de lui, en contrepartie de la Zone de sensibilité picturale immatérielle qu’il vient d’acquérir. Le reste de l’or est bien visible sur le garde-corps du pont, à côté d’un carnet de reçus, surmonté d’un stylo. Si le photographe Harry Shunk a soigneusement capturé les étapes de cette vente, c’est que ces images seront parmi les seules traces attestant de cette oeuvre d’art, immatérielle et invisible, qui ne doit son existence qu’au pacte d’échange conclu entre l’artiste et son collectionneur. En effet, selon les « règles rituelles de cession » élaborées par Klein, l’acheteur d’une Zone se voit remettre un reçu contre un certain poids d’or. S’il souhaite que son oeuvre lui appartienne « de manière absolue », toutefois, il doit brûler ce reçu en présence d’un témoin. Alors seulement, la valeur se révèle dans son essence immatérielle, à la rencontre entre la « sensibilité » de l’artiste et celle de l’amateur. »

« Au cours des années 1970, dans le contexte de la seconde vague féministe, les femmes-artistes questionnent le commerce de la femme dans les sociétés ancestrales patriarcales, et la place de leur corps dans les processus artistique et transactionnel. En 1977, en « off » de la Fiac (Foire Internationale d’Art contemporain), ORLAN vend ses baisers d’artiste pour 5 francs. »

« Si ce n’est pas nécessairement un objet physique, précieux, ou le résultat d’un savoir-faire spécifique, alors, que vend l’artiste ? Une zone picturale immatérielle, autrement dit du vent ? Son corps ? Sa vie en viager ? Son clone numérique ? Son silence ? Dans cette crise transactionnelle de l’objet artistique, les artistes convoquent l’étalon-or pour contrebalancer, voire légitimer un geste artistique où le concept de sa valeur fait question. »

5. CAPITAL : JE T’AIME MOI NON PLUS 
« Quand l’art est au cœur d’un projet radical de transformation sociale, sa marchandisation est déjouée : l’artiste cherche alors à redéfinir l’essence de l’art et les contours de ce qu’il « produit ». 

« Réfutant l’argent, Marcel Duchamp se réservait la liberté de ne pas faire d’art ou d’exercer son droit à la paresse. Après dada et l’anti-art, le “dépassement de l’art” défini par Guy Debord, signifie ne rien produire qui puisse entrer dans le circuit marchand du Capital. Le slogan « Ne travaillez jamais », écrit à la craie sur un mur de St Germain-des-Prés en 1953 par Guy Debord, inspiré du « Guerre au travail » des surréalistes de 1925, est réactivé au travers d’une série de « Directives », des non-œuvres accrochées dans une « galerie détournée » en 1963 à Odense. »

« Quand Joseph Beuys proclame « Art=Kapital », ce n’est pas, à l’instar de Warhol pour célébrer l’artiste affairiste, mais pour tenter à partir de l’art de redéfinir la notion de capital, réduite jusqu’alors à la sphère économique, et que Beuys élargit au champ de la créativité, un potentiel humain fondé, selon lui, sur la volonté, l’émotion et la pensée. »

« Depuis un demi-siècle, le processus d’une « société spectaculaire » décrite par Debord (La Société du spectacle, 1973) comme l’ultime stade d’une marchandise sans valeur d’usage s’est massifié du fait d’une contamination toujours plus déterminante des technologies de l’information dans les processus économiques, jusqu’au stade du « métavers » comme nouvel eldorado économique. »

Philippe Halsman, « Dalí, Why do you paint ? - Because I love art », 1954, Photomontage, 35x27cm, Estate Halsman © Philippe Halsman Estate, 2023, Image rights of Salvador Dalí reserved, Fundació Gala-Salvador Dalí
« Philippe Halsman et Salvador Dalí se connaissaient depuis le début des années 1940 et leur collaboration pour le ballet Labyrinth, puis Halsman avait illustré l’autobiographie du peintre, La Vie secrète de Salvador Dalí, en 1942. Halsman ayant constaté en 1954 une croissance spectaculaire des moustaches de Dalí lui proposa d’en faire un livre. Ces trois portraits composés font partie de ce projet, conçu comme une interview photographique : Dali’s Mustache, autour de la pilosité du génie et de son anagramme « Avida Dollars », dont André Breton l’avait affublé au moment de leur rupture. Halsman a disposé deux pinceaux par-dessus les moustaches de Dalí puis, sur l’épreuve tirée, a ajouté des pièces de monnaies tout autour avant de rephotographier l’ensemble. »

6. ART ET ARGENT, ENTRE FLUX ET DATAS 
« Si la monnaie scripturale a précédé le billet de banque, le véritable processus de dématérialisation de l’argent s’est produit au cours du XXe siècle avec les progrès des technologies informationnelles. Ce qui était « sonnant et trébuchant », ce qui valait son « pesant d’or » s’exprime désormais en flux de données. L’artiste plasticien Bernar Venet travaille depuis 1968 sur les cours de la bourse de New York. Il intègre ainsi dans une problématique conceptuelle de l’art, la nouvelle réalité économique du marché de l’art américain, désormais « valeur boursière ». Ce phénomène spéculatif, initié à la fin du XIXe siècle, s’est largement mondialisé et radicalisé à partir des années 1980 ; les prix des œuvres d’art explosant à cette époque. »

« À la suite de la création du bitcoin par Satoshi Nakamoto (pseudonyme), sont apparues dans la dernière décennie, les premières plateformes d’œuvres numériques certifiées par la technologie de la blockchain et payables la plupart du temps en crypto-actifs. Cette nouvelle économie de l’art tend à reproduire les processus des marchés financiers comme une spéculation autoréférentielle, dans laquelle l’actif devient un actif liquide, autonome, et transgressif. La technologie engendre un nouveau référent artistique. Il ne s’agit plus d’objet, mais d’un code d’authenticité, autrement dit un NFT (« Non-Fungible Token », ou « Jeton Non Fongible »). Il permet d’ouvrir l’espace de la spéculation aux œuvres numériques, en certifiant leur rareté et dès lors, organiser leur monétarisation. Dans ce nouveau champ qui se profile, les notions d’oeuvre et d’artiste deviennent plus floues, alors que le marché établit des prix et des cotes à la manière d’une « machine célibataire ».


Du 30 mars au 24 septembre 2023
11, quai de Conti. 75006 Paris 
Du mardi au dimanche de 11 h à 18 h
Nocturne tous les mercredis jusqu’à 21 h.
Visuels :
« Dali, Why do you paint? - Because I love art », 1954 © Philippe Halsman Estate 2023, Image rights of Salvador Dalí reserved, Fundació Gala-Salvador Dalí

Simon Vouet, Allégorie de la Foi et du Mépris des Richesses, Vers 1638-1640,
Huile sur toile, 170 x 124 cm,
Musée du Louvre, département des Peintures, Paris ©RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Tony Querrec


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