« Le film se déroule dans les années 50 : c’est l’après-guerre et les allemands souhaitent oublier le passé et aller de l’avant. Pourtant, un jeune procureur va se lancer dans une quête de vérité et de justice sans concession.
Malgré l’opposition sociale et politique, il fera tout pour s’assurer que les allemands se confrontent à leur passé. L’Allemagne deviendra ainsi le premier pays au monde à poursuivre en justice ses propres criminels de guerre. À travers la quête de ce héros, cette oeuvre nous fait découvrir un chapitre historique peu connu, qui a fondamentalement changé le rapport de l’Allemagne vis-à-vis de son passé. C’est un récit captivant, une lutte sans concession pour la justice, portée avec courage et responsabilité.
Nous avons décidé de raconter une histoire fictive, tout en incluant des personnalités qui ont réellement existées, comme le procureur Fritz Bauer et le journaliste Thomas Gnielka. Le personnage de Johann Radmann a, pour sa part, été imaginé à partir du parcours des trois procureurs qui ont réellement menés l’enquête à l’époque. Nous avons tenté de diversifier et de développer autant que possible les histoires personnelles et les différentes facettes des personnages. Afin de décrire les événements historiques aussi fidèlement que possible, les scénaristes ont travaillé avec l’historien Werner Renz de l’institut Fritz Bauer. Il a suivi toute la phase d’écriture du scénario et s’est ainsi assuré que les auteurs respectaient les faits historiques essentiels. Pour travailler son rôle, Alexander Fehling a eu la chance de rencontrer Gerhard Wiese, l’un des procureurs qui a travaillé sur le premier procès d’Auschwitz dans les années 50. Ce film questionne sur le sujet de la responsabilité individuelle, toujours d’actualité de nos jours : Jusqu’où l’obligation de respecter les ordres doit-elle aller ? Dispense-t-elle du devoir d’écouter sa propre conscience ? À l’époque, pour justifier le procès d’Auschwitz, le Procureur général Fritz Bauer utilisait cette maxime : «personne n’a le droit d’être obéissant» plaidant ainsi que toute personne a le devoir de dire «Non» quand des actes aussi inhumains que ceux demandés par les Nazis sont exigés.
Ce film n’est ni dogmatique, ni moralisateur mais soutient l’idée qu’il est nécessaire pour l’Allemagne de faire face à son passé. Néanmoins, les autres points de vue sont également exposés comme celui du procureur Walter Friedberg, qui pose une question légitime : «Est-ce vraiment utile que tous les jeunes allemands se demandent si leur père est un meurtrier ?». Ce personnage du film est un bel exemple de la complexité de la situation à cette époque.
Nous avons ainsi souhaité proposer plusieurs pistes de réflexion afin de veiller à ce que les erreurs du passé ne se reproduisent plus et afin de souligner l’importance de la transmission de la mémoire aux jeunes générations. »
Propos de Micha Brumlik, historien à l’institut Fritz Bauer, centre d’information et d’études sur l’Holocauste
« Avec le procès d’Auschwitz commença la véritable phase publique d’assimilation du passé. Que le massacre puisse être considéré comme un crime et non pas comme la conséquence d’une guerre horrible menée sur le front de l’Est, était alors une idée étrangère à beaucoup d’Allemands. D’un seul coup, le mal avait un nom, un visage, un âge et une adresse ».
© Publié le 21-01-2005 à 12h30 – Le Nouvel Observateur
LE PROCÈS DE FRANCFORT
« Le procès de Francfort, connu sous le nom de second procès d’Auschwitz, fut constitué d’une série de jugements rendus par la justice allemande dans les années 60. L’instruction concernait le rôle de 22 prévenus dans le cadre de l’Holocauste et plus particulièrement de leur implication dans le fonctionnement du camp de concentration d’Auschwitz. Le procureur juif-allemand Fritz Bauer fut à l’initiative de ce procès. En allemand, on parle généralement du Frankfurter Auschwitz-Prozess pour désigner le premier procès d’une série de six, intentés contre des membres du personnel d’Auschwitz, devant le tribunal de première instance de Francfort. »
LES CHIFFRES
« La justice allemande met en accusation les exécuteurs d’Auschwitz en vertu du code pénal de 1871. • 20 mois de procès d’octobre 1963 à août 1965
• 183 jours d’audience
• 360 témoins venant de 19 pays différents dont 211 survivants d’Auschwitz
• Sur plus de 6000 anciens SS ayant servi à Auschwitz, seulement 22 ont comparu sur le banc des accusés. Aucun n’a montré le moindre signe de remords.
• 6 des accusés sont condamnés à la prison à vie pour meurtre ou complicité de meurtre.
11 seront condamnés à un maximum de 14 ans de prison, 3 acquittés par manque de preuve et 2 sont morts avant de comparaître.
• 20 000 personnes assisteront à ce procès très médiatisé. »
LE PROCUREUR FRITZ BAUER (1903-1968)
« Fritz Bauer, jeune magistrat juif-allemand de la cour de Stuttgart est arrêté par la Gestapo en mai 1933, en raison de ses origines juives et de son adhésion au parti social-démocrate allemand. En 1935, Bauer s’exile au Danemark, puis en Suède. Il rentre en Allemagne en 1949 après la fondation de la RFA où il sera procureur à la cour de Braunschweig, et participera à la reconstruction du système judiciaire. En 1952, il oeuvre à la réhabilitation des auteurs de l’attentat manqué contre Hitler du 20 juillet 1944.
En 1956, il est nommé procureur général à Francfort, fonction qu’il occupera jusqu’à sa mort en 1968.
Il redoublera d’efforts pour obtenir justice et compensation pour les victimes du régime nazi.
En 1958, il réussit l’obtention d’un procès en action collective. Le recueil de nombreux témoignages individuels de victimes aboutira au procès dit «d’Auschwitz» de Francfort dont la procédure débuta en 1963. Bauer a également contribué au recueil de renseignement transmis au Mossad en 1957 qui a servi à la capture d’Adolph Eichmann par les services secrets israéliens. »
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ENTRETIEN AVEC LE REALISATEUR
Giulio Ricciarelli, né à Milan en 1965, est scénariste, réalisateur et acteur. Il suit une formation de comédien à l’école Otto Falckenberg Schule, il travaille dans plusieurs théâtres en Allemagne et joue également dans des longs métrages comme Rossini en 1996. En 2000, il fonde sa société de production, the naked eye filmproduction, il produit notamment les longs métrages Madrid (2002) et The Friend (2003). Puis il se lance dans la réalisation avec son premier court métrage Vincent qui reçoit le Golden Sparrow en 2005 et est nominé pour le Prix du cinéma européen. En 2008 , il réalise Love It Like It Is et en 2009 son film Lights est sélectionné en compétition au festival Max Ophüls Preis et nominé pour le Prix du cinéma européen.
Le labyrinthe du silence est son premier long métrage en tant que réalisateur et scénariste.
Quelle a été votre réaction lorsque vous avez découvert l’histoire du procès de Francfort ?
J’avais du mal à croire qu’autant d’allemands, dans les années 1950, n’aient jamais entendu parler d’Auschwitz. J’étais persuadé que ce chapitre de l’histoire allemande avait été amplement étudié durant la période d’après-guerre. Mais en réalité, durant les années qui suivirent la fin de la guerre, ce sujet n’a quasiment pas été traité. Au contraire, la population tentait d’oublier cette sombre partie de l’histoire : ni les victimes, ni les criminels n’évoquaient ce sujet et la majorité des Allemands ne connaissaient pas Auschwitz. Ce chapitre aurait pu tomber dans l’oubli si quatre personnes courageuses – un procureur général et trois jeunes procureurs – n’avaient pas surmonté tous les obstacles pour faire éclater la vérité au procès de Francfort. Ces quatre héros ont changé l’Allemagne à jamais.
Comment caractériseriez-vous le personnage principal, le jeune procureur Johann Radmann ?
Johann est un homme de loi, plutôt sûr de lui, formaliste, humaniste et détenant des valeurs morales fortes. Son esprit rigide et manichéen est son talon d’Achille. Au début du film, il est certain de savoir ce qui est juste. Au cours des événements, il réalisera que ce n’est pas à lui de juger autrui et qu’il devra conduire ce procès avec humilité.
Dans votre film, vous vous intéressez également aux détracteurs de ce procès ?
Oui, c’était important pour nous. Évidemment nous souhaitions affronter notre passé à travers cette histoire mais la position opposée était aussi intéressante. Le chancelier fédéral allemand Konrad Adenauer avait mis en place une doctrine qui consistait à garder silencieux ce chapitre de l’histoire et c’est cette position officielle que Fritz Bauer et ses compagnons d’armes devaient faire tomber. C’est le sens de la question du Procureur Friedberg à Johann Radmann : «Voulez-vous que chaque jeune se demande si son père était un meurtrier ?»
Dans quelle mesure avez-vous pu emprunter des citations originales lors de l’écriture des dialogues ?
De nombreuses déclarations du procureur Bauer ont été conservées grâce aux travaux de l’Institut Fritz Bauer. Nous avons également pu nous baser sur les dépositions des témoins du procès. L’argumentation du procureur Lichter, qui expose que «la sélection était un acte d’humanité destiné à sauver des vies humaines», découle vraiment de la stratégie de la défense au procès de Francfort. Nous avons tenté de relater les faits historiques le plus précisément possible. Par contre, nous nous sommes permis des libertés narratives concernant la vie intérieure des personnages afin d’apporter au public une vraie expérience émotionnelle.
ENTRETIEN AVEC LE PROCUREUR GERHARD WIESE
« C’est grâce à Gerhard Wiese, l’un des trois procureurs travaillant pour Fritz Bauer, que le procès de Francfort a pu voir le jour. Il a inspiré le personnage de Johan Radmann et a conseillé l’acteur Alexander Fehling pour son rôle. Il était présent sur le tournage du film. Cet entretien, réalisé par Daniel Bonnard, revient sur le procès de Francfort il y a 50 ans, le 20 décembre 1963. »
« Comment avez-vous été amené à travailler sur l’affaire des crimes perpétrés à Auschwitz ?
Un an après mon arrivée au parquet de Francfort, mon supérieur hiérarchique m’a annoncé qu’il m’affectait à l’affaire «Auschwitz» en tant que troisième homme. J’avais entendu parler de la préparation de cette procédure judiciaire dans nos services, mais je n’avais pas encore travaillé dessus. J’ai donc intégré l’équipe qui préparait le procès et pris connaissance des dossiers. Puis, nous nous sommes répartis les différents groupes d’accusés pour rédiger un acte d’accusation de 700 pages. Nous souhaitions arriver à donner une vision représentative de l’organisation du camp afin de mettre en évidence les différentes fonctions au sein de celui-ci.
De quelle partie de l’accusation vous êtes-vous occupé ?
J’étais en charge des accusés Wilhelm Boger et Oswald Kaduk, un homme grand et plutôt costaud, qui faisait partie du commandement de la SS depuis de nombreuses années. Boger était en charge des interrogatoires auprès de la «section politique» de la Kommandantur d’Auschwitz.
Vous avez dit que la stratégie de l’accusation consistait à donner une vision représentative des fonctions exercées par les accusés. Quels étaient les rangs et les fonctions des accusés ?
Le Procureur général Fritz Bauer accordait une grande importance à ce que la procédure pénale soit globale, c'est-à-dire qu’elle intègre tous les groupes de fonctionnaires du camp. Différentes fonctions hiérarchiques étaient représentées parmi les 22 accusés : un adjudant, un groupe de médecins, un groupe de pharmaciens et d’infirmiers, des gardes, un chef de bloc, et un «Kapo» qui s’était très mal comporté avec les détenus. Bauer craignait qu’une différentiation de procédure, selon les fonctions hiérarchiques occupées, anéantisse la possibilité de juger le système concentrationnaire comme une unité. De plus, si les procédures étaient multipliées, les preuves auraient du être réexposées à chaque fois et cela aurait compliqué la venue des témoins étrangers, à Francfort, pour chaque procès… Bauer s’est donc battu pour que le procès réunisse un maximum d’accusés afin de faire la lumière sur le camp d’Auschwitz.
Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur la personnalité des accusés ?
Ils avaient l’air de citoyens ordinaires, tout à fait normaux. On ne pouvait pas lire sur leurs visages l’atrocité des actes qu’ils avaient commis ! Ils ont décrit leur parcours et ont reconnu qu’ils étaient membres du parti nazi, membres de la SS, ou alors qu’ils y avaient été «affectés». Un des accusés s’était porté volontaire pour entrer dans la SS à l’âge de 17 ans, puis il est devenu chef de bloc à Auschwitz qu’il a dû quitter pour passer son certificat de fin d’études. Ce qui est dur à croire, c’est qu’il y soit retourné après.
Une partie des accusés était en liberté durant la procédure judiciaire. Comment l’expliquez-vous ?
Une partie des accusés était en détention préventive car les charges étaient si importantes qu’il y avait un risque de dissimulation de preuves. L’autre partie des accusés avait participé à la sélection des déportés sur la rampe d’Auschwitz mais comme ils vivaient dans des conditions familiales stables, il n’y avait pas de risque de fuite.
De nombreux survivants d’Auschwitz sont venus à Francfort pour témoigner devant la Cour. Comment avez-vous perçu ces témoins ?
Ceux qui n’étaient pas préparés étaient d’abord impressionnés par la taille de la salle et le nombre des accusés… Ensuite, ils ont fait leurs dépositions, chacun à leur manière. Parfois, les débats ont dû être interrompus car certains témoins pleuraient. Notre traductrice, Madame Kapkajev, a fait un travail formidable car son interprétation était conforme à l’expression et l’intonation des témoins. Au lieu de faire une traduction mécanique, elle s’est mise dans la peau des victimes qui témoignaient, ce qui a contribué d’une part à rassurer les témoins, et d’autre part à restituer à la cour toute l’émotion des victimes. Ce fut un avantage décisif dans ce procès.
A-t-on suffisamment laissé les témoins exprimer leurs souffrances devant le tribunal ?
La plupart des survivants avaient fait une déposition préalable durant l’enquête, ce qui nous a permis de formuler l’acte d’accusation. Ensuite, le président a mené l’audition de manière à ce que chaque témoin puisse faire part de son expérience à la cour. Ils ont pu ainsi expliquer sans retenue leurs expériences, et notamment la manière dont ils ont été arrêtés, déportés et ce qu’ils ont enduré à l’intérieur du camp. La sélection sur la rampe revenait dans la déposition de quasiment tous les témoins.
Compte tenu des dépositions des témoins, quelle était la stratégie des avocats de la défense ?
Les avocats de la défense ont naturellement essayé de remettre en cause les dépositions des témoins. Ils s’étaient renseignés sur la topographie du camp principal et sur le camp d’extermination de Birkenau et posaient des questions du type : «Où étiez-vous logés ? Comment avez-vous pu voir telle ou telle chose ?».
Certains avocats de la défense ont harcelé les témoins de questions au point de provoquer l’intervention des représentants des victimes. Les témoins ne se sont pas laissés impressionner par les interrogatoires de la défense mais il était compliqué pour eux d’apporter autant de précisions, des années après les faits.
Après la déposition des 250 survivants, quelle a été votre stratégie lors du plaidoyer de l’accusation ?
Nous avons considéré Auschwitz comme un tout. C’est-à-dire que le camp principal, le camp d’extermination de Birkenau et les sous-camps constituaient les sous-parties d’un ensemble qui avait pour but l’extermination.
Certains déportés étaient exterminés par le gaz, d’autres par le travail, l’extermination fonctionnait ainsi de deux manières différentes. Chaque personne avait une activité précise dans le fonctionnement de cet ensemble. Chaque accusé, les secrétaires, les adjudants, les médecins ou les pharmaciens a pris part à ce terrible dessein. Il s’agissait donc de considérer que toute personne ayant exercé une fonction à Auschwitz devait être mise en cause au minimum comme complice. Puis s’ajoutait à cela la position dans la hiérarchie du camp ou les incriminations spécifiques des témoins.
Quelle a été la réaction de la société ouest-allemande face au procès ?
C’est difficile à dire. Nous avons eu de nombreux auditeurs durant le procès. Des élèves sont venus assister à quelques débats mais je ne suis pas sûr que ça leur ait servi, étant donné qu’ils n’avaient pas de travail d’enseignement complémentaire sur le procès. J’ai appris qu’un écrivain qui avait assisté au procès durant sa jeunesse a parlé de cette expérience dans son oeuvre. J’ai du mal à estimer l’impact de cette affaire auprès du public. Une chose est sûre : le jugement du tribunal de Francfort du 20 février 1969 est entré en vigueur et a ainsi établi une vérité juridique sur le système concentrationnaire d’Auschwitz et les exactions commises en son sein. Il y a désormais de nombreuses possibilités de se documenter sur le sujet : beaucoup d’écrits sont consultables, parmi lesquels la transcription du jugement, l’acte d’accusation, les dépositions des témoins… Il est important d’étudier cet évènement car la nouvelle génération doit apprendre de son passé. On ne peut pas se débarrasser de l’Histoire. »
© À l’encontre - http://alencontre.org/europe/allemagne/ il-y-a-50-ans-le-proces-de-francfort-auschwitz.html
"Giulio Ricciarelli, le réalisateur du Labyrinthe du silence, avoue sa stupéfaction quand il apprit l’histoire du procès de Francfort. Soixante-dix ans après Auschwitz, le citoyen allemand qu’il était avait du mal à imaginer que son pays était passé par une longue phase de déni des crimes du nazisme. Afin de mieux comprendre ce moment-clé de l’histoire de l’Allemagne, l’historien Guillaume Mouralis, chargé de recherche au CNRS, membre de l'Institut des Sciences sociales du Politique (CNRS / Université Paris Ouest Nanterre), nous aide à replacer le procès de Francfort dans le contexte de l’après-guerre, et ainsi à saisir son importance historique. Interview de Guillaume Mouralis par Magali Bourrel, journaliste, pour Zérodeconduite.net"
Zérodeconduite : Comment résumer l’importance du procès de Francfort en 1963, dont la préparation est relatée par le film Le Labyrinthe du silence ?
Guillaume Mouralis : Ce procès est le plus important des trois procès impliquant des employés du camp d’Auschwitz qui se sont déroulés à Francfort dans les années 60. Il a duré de décembre 1963 à août 1965, soit pendant presque deux ans. Parmi les accusés figure notamment Robert Mulka, l’adjoint du dernier commandant d’Auschwitz. Le procès de Francfort est décisif dans l’histoire de la mémoire du nazisme en Allemagne. Le camp d’Auschwitz est alors apparu comme l’un des principaux centres de mise à mort pendant la guerre.
Dans quel contexte s’inscrit-il ?
G.M. : Il intervient deux ans après le procès d’Eichmann à Jérusalem, qui a fait connaître le camp d’extermination d’Auschwitz, devenu depuis le symbole du génocide des juifs. Il s’ouvre 20 ans après les grands procès de Nuremberg (1945) et de Tokyo (1946). Deux procès contre la direction du camp d’Auschwitz avaient également eu lieu en Pologne à la fin des années 40 (Procès de Cracovie).
Au cours des années 50, le Bundestag (parlement allemand) avait pourtant abrogé tous les décrets édités par les puissances alliées, et abandonné les poursuites pour les crimes commis sous le nazisme.
G.M. : En 1949, lors de la création de la République fédérale d’Allemagne (RFA), la politique du chancelier Konrad Adenauer repose sur la réintégration massive des Allemands ayant fait l’objet de procédures d’épuration, et sur l’oubli de la période du nazisme. De 1952 à 1958, la justice ouest-allemande condamne seulement quelques dizaines de personnes pour assassinats commis sous le IIIe Reich. Le tournant s’amorce à la fin des années 50. Le procès d’Ulm en 1958, contre des officiers SS ayant appartenu aux Einzatsgruppen, a un important écho médiatique. L’opinion publique réalise qu’une grande partie des crimes nazis demeurent impunis, notamment ceux qui ont été perpétrés en dehors du territoire allemand. Mais la guerre froide rend difficile la coopération judiciaire avec les pays de l’Est, où des massacres à grande échelle ont été perpétrés pendant l’occupation nazie. En octobre 1958, les autorités allemandes décident alors de créer une agence fédérale chargée d’enquêter sur les crimes nazis commis en dehors des frontières de la RFA. Cette institution, basée à Ludwigsburg, joue un rôle essentiel dans la multiplication des enquêtes et procès pour crimes nazis, à partir des années soixante. Sa mission consistait à mener des enquêtes préliminaires, et si les preuves étaient suffisantes, à transmettre les dossiers au Parquet pour l’ouverture de procédures. La Zentrale Stelle der Landesjustizverwaltungen zur Aufklärung nationalsozialistischer Verbrechen de Ludwigsburg est en partie à l’origine du procès de Francfort, tout comme le procureur général de la région de Hesse, Fritz Bauer, un des personnages du film.
Fritz Bauer avait lui-même été arrêté en mai 1933 par la Gestapo en raison de ses origines juives et de son adhésion au parti social-démocrate… G.M. : Après s’être exilé au Danemark puis en Suède, il rentre en Allemagne en 1949 suite à la fondation de la RFA et participe à la reconstruction du système judiciaire. En 1956, il est nommé procureur général du Land de Hesse à Francfort, et redouble d’efforts pour obtenir justice et compensation pour les victimes du régime nazi. En 1959, grâce à ses efforts, la Cour fédérale de justice déclare compétent le tribunal régional de Francfort pour toutes les poursuites visant des employés du camp d’Auschwitz. Les pré-enquêtes de Ludwigsburg et les investigations conduites par le Parquet de Francfort suite à des plaintes déposées par des survivants du camp aboutiront au procès dit « d’Auschwitz », qui s’ouvre à Francfort en 1963. Dans un entretien, le procureur Gerard Wiese, l’un des collaborateurs de Fritz Bauer, qui a d’ailleurs inspiré le personnage principal du film, souligne que ce dernier accordait une grande importance à ce que les différentes fonctions hiérarchiques au sein du camp soient représentées parmi les 22 accusés : des membres de la direction du camp, des médecins, pharmaciens et infirmiers, des gardes, un chef de bloc, et un kapoqui s’était montré particulièrement cruel avec les détenus. Bauer redoutait que la procédure n’aboutisse à des procès séparés suivant les fonctions hiérarchiques exercées, ce qui n’aurait pas permis de comprendre et juger le système concentrationnaire dans son unité.
Le Labyrinthe du silence montre les difficultés auxquelles se heurtent les procureurs…
G.M. : Les anciens nazis avaient été massivement réintégrés dans la fonction publique, notamment dans la justice, ce qui entravait les poursuites. Cependant, depuis les années 50, la RFA est sous la pression des anciennes puissances d’occupation (Américains, Britanniques et Français), qui lui demandent des comptes sur les poursuites à l’encontre des criminels de guerre. C’est pour cette raison que les autorités ouest-allemandes créent la Zentrale Stelle de Ludwigsburg et qu’en 1965 le Bundestag prolonge le délai de prescription des assassinats perpétrés sous le nazisme. Car, au moment où s’achève le procès d’Auschwitz à Francfort, la plupart de ceux-ci sont prescrits selon le droit allemand.
Quelles ont été les répercussions de ces procès en Allemagne de l’Ouest ?
G.M. : Les grands médias allemands couvrent très largement ces procès, celui d’Ulm en 1958 puis ceux de Francfort, de 1963 à 1968. L’opinion publique est bousculée. Le terme « Vergangenheitsbewältigung », qui signifie à la fois la « gestion » et la « maîtrise » du passé, apparaît alors. Il est omniprésent dans la presse et dans la société au cours des années soixante. Il sous-entend une sorte de devoir moral de tout pays démocratique, qui doit assumer son passé plutôt que de le mettre à distance.
Le film montre néanmoins que la majorité de la population, est, de prime abord en tout cas, hostile à ces procès.
G.M. : Il ne faut pas oublier qu’à la fin de la guerre, on estime à 7,5 millions le nombre de membres du Parti nazi. L’adhésion au nazisme était massive pendant le IIIe Reich, elle a imprégné la société allemande. Des années après la guerre, de nombreux Allemands se sentent proches des accusés et estiment que tout n’est pas à jeter dans le nazisme. Cependant, cette opinion ne peut s’exprimer publiquement. Il y a donc un décalage entre l’opinion publique, démocratique et éclairée, telle qu’elle s’exprime dans les médias, et ce que le philosophe allemand Theodor W. Adorno appelle alors « l’opinion non-publique », qui ne s’exprime pas publiquement et demeure liée au passé nazi.
La clémence des peines prononcées a fait débat.
G.M. : On peut effectivement être critique sur la légèreté des peines prononcées, mais force est de reconnaître qu’il y a eu un nombre très important de procès. De 1949, date de la création de la République fédérale, jusqu’en 2009, plus de 106 500 personnes ont fait l’objet d’enquêtes judiciaires pour crimes commis sous le nazisme, et plus de 6 500 ont été condamnées. À l’issue du procès de Francfort, sur les 22 accusés, six seulement ont été condamnés à la prison à perpétuité, la peine de mort n’existant pas en Allemagne. Trois accusés ont été acquittés. Des responsables « bureaucratiques » du génocide ont été légèrement condamnés, voire pas du tout. Il est intéressant de rappeler que les peines requises contre des dirigeants et des agents du régime est-allemand après la réunification allemande ont été particulièrement sévères. Même si les crimes n’étaient pas comparables à ceux perpétrés à Auschwitz, les magistrats ouest-allemands ont prétendu ne pas vouloir « reproduire les erreurs » des procès de criminels nazis. Les crimes de bureau commis par des cadres de la RDA ont, par exemple, été bien plus sévèrement sanctionnés.
Comment Le Labyrinthe du silence a-t-il été accueilli à sa sortie en Allemagne en novembre 2014 ?
G.M. : Il a été salué unanimement par la presse. Le passé nazi est évoqué sans difficulté aujourd’hui et les artistes s’en sont emparés depuis longtemps à l’instar de la pièce L’Instruction, écrite par Peter Weiss en 1965, jouée régulièrement dans les théâtres allemands. L’auteur s’inspire du procès d’Auschwitz auquel il a assisté. Il y décrit le chemin des victimes, de la rampe d’arrivée à Auschwitz jusqu’au four crématoire. Le roman de Bernhard Schlink, Le Liseur, histoire d’un jeune garçon amoureux d’une femme plus âgée qui s’avère être une employée du camp d’Auschwitz, s’inspire également du procès de Francfort. Les mentalités ont beaucoup évolué. La société allemande a finalement connu trois ruptures : celle des années 50, celle de mai 1968 où les étudiants mettent en cause leurs propres parents pour leur implication dans le régime nazi et enfin celle qui se produit au tournant des années 80-90, où l’on assiste à un véritable changement générationnel. La génération qui a vécu la guerre prend sa retraite et ceux qui accèdent aux fonctions, nés pendant ou après la guerre, sont prompts à mettre en cause les générations précédentes de manière très nette. On assiste même à une sorte d’acharnement tardif contre les criminels nazis puisqu’aujourd’hui encore, en février 2015, une poignée d’employés des camps d’Auschwitz et de Majdanek – des vieillards pour la plupart – font l’objet de poursuites judiciaires."