Citations

« Le goût de la vérité n’empêche pas la prise de parti. » (Albert Camus)
« La lucidité est la blessure la plus rapprochée du Soleil. » (René Char).
« Il faut commencer par le commencement, et le commencement de tout est le courage. » (Vladimir Jankélévitch)
« Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort. Il est de porter la plume dans la plaie. » (Albert Londres)
« Le plus difficile n'est pas de dire ce que l'on voit, mais d'accepter de voir ce que l'on voit. » (Charles Péguy)

jeudi 5 avril 2018

« Les Amnésiques » par Géraldine Schwarz


Dans « Les Amnésiques », la journaliste franco-allemande Géraldine Schwarz s’interroge sur ce qu’ont fait ses grands-parents, l’un entrepreneur allemand, l’autre gendarme français, durant la Deuxième Guerre mondiale, alors que les Juifs étaient persécutés. Elle évoque aussi la perception de leur rôle exact dans ce conflit et dans la Shoah chez les Allemands et les Français, ainsi qu’en Europe centrale. Elle retrace l’historiographie sur la Shoah. Les 5, 14 et 15 avril  2018, elle présentera son livre à Lyon et à Metz.

Géraldine Schwarz a un grand-père entrepreneur protestant allemand et un autre gendarme catholique français. 

Dans « Les Amnésiques », cette journaliste pour Arte et Le Monde livre les résultats de son enquête afin de répondre essentiellement à ces cinq questions : durant la Deuxième Guerre mondiale, que savaient ses grands-pères des persécutions antisémites et de la Shoah ? Et qu’ont-ils fait à l’égard des Juifs persécutés ? Quel travail de mémoire a été effectué en Allemagne, pays ayant initié ce conflit et conçu ainsi que mis en application la Shoah, en France et dans d'autres pays européens ? Quand ? Comment ?

A Mannheim, ville allemande importante du Bade-Wurtemberg, « d'où est originaire son père Volker, Géraldine Schwarz découvre que son grand-père paternel Karl Schwarz, membre du parti NSDAP (Parti national-socialiste des travailleurs allemands, Nationalsozialistische Deutsche Arbeiterpartei), « a acheté à bas prix en 1938 une entreprise à des juifs, les Löbmann, qui périrent à Auschwitz. Après la guerre, confronté à un héritier », Julius Löbmann, « qui réclame réparation, Karl Schwarz plonge dans le déni de ses responsabilités de Mitläufer, ceux qui comme la majorité du peuple allemand ont « marché avec le courant », comme « la majorité du peuple allemand ». Une « participation même passive » indispensable à Hitler pour commettre ses crimes. Le Führer « sondait le seuil d’acceptabilité de la population » pour savoir « jusqu’où il pouvait aller ».

Quant à son grand-père paternel gendarme en zone libre, près de la Ligne de démarcation, Géraldine Schwarz dispose de trop peu d’éléments pour se forger une opinion dans un sens – aide aux Juifs - ou dans un autre : leur arrestation en vue de leur déportation.

L’auteur mène une « enquête passionnante au fil de trois générations sur les traces du travail de mémoire qui permit aux Allemands de passer d'une dictature à une démocratie ». Élevée en France dans une double culture, cette journaliste bilingue enchevêtre son histoire familiale dans l’Histoire en présentant le travail de mémoire effectué progressivement en France et en ex-République fédérale d’Allemagne (RFA), dans une moindre mesure et surtout tardivement dans l’ex-République démocratique d’Allemagne (RDA) et d’anciens autres Etats sous orbite soviétique jusqu’à la fin de l’URSS, ainsi que l’historiographie sur la Shoah : sa spécificité a été contestée dans les années 1980 par les tenants de l’antériorité de « l’archipel du Goulag sur Auschwitz » et de la transformation de la guerre offensive du IIIe Reich en guerre défensive de l’Allemagne craignant l’Union soviétique (« Querelle des historiens », Historikerstreit).

En matière de dénazification mise en œuvre dans les premières années de l’après-guerre, les Américains ont manifesté un zèle plus grand que celui des Britanniques plus cléments notamment à l’égard de Günther Quandt, industriel dans l’armement et premier mari de Magda Goebbels, ou les Français. 

Avec finesse, l’auteur ausculte l’âme allemande en la différenciant de l’âme française, et évoque les dates charnières - rôle du procureur Fritz Bauer, diffusion du feuilleton américain Holocaust -, marquant la prise de conscience par les Allemands du refus nécessaire à l’égard d’un ordre illicite, de l’implication de la Wehrmacht dans la Shoah, de la nature de cette destruction des Juifs... Elle souligne la cécité longue des Autrichiens sur leur adhésion sincère et durable au nazisme. L'auteure n'aborde pas les effets pervers concernant le refus d'obéir à un ordre jugé illicite : la contestation subjective de l'obéissance à la loi fragilise cette dernière, risque d'aboutir à des situations préjudiciables à la règle de droit votée par le Parlement, de remettre en question la souveraineté nationale.

Le contexte de la Guerre froide, les réticences populaires à voir s’élargir le cercle des responsables de la guerre, la volonté d’union nationale… Pour ces raisons diverses et d’autres, d’anciens nazis ont été réintégrés dans les rouages de la RFA : en 1955, ils représentaient « 77% du ministère de la Défense, 68% du ministère de l’Economie et 58% de l’Office de presse et d’information du gouvernement ». Ou se sont heurtés à des oppositions, indifférences, silences de l'Allemagne.

Si l’essor économique et l’amélioration du niveau de vie en Allemagne avant la guerre ont été en partie financés par la spoliation des juifs, on se demande si « le miracle économique » germanique n’a pas aussi résulté ou "bénéficié" de cette spoliation et de l’extermination de ces Juifs dont beaucoup n’ont pas pu réclamer leur indemnisation après la guerre.

Ce livre s’avère bouleversant par ses descriptifs des persécutions antisémites, intéressant par ce rappel des étapes du travail de mémoire, savoureux par ses anecdotes drôles sur les relations entre le pouvoir politique et les médias en France et le fonctionnement de l’AFP (Agence France Presse), justes sur les relations hiérarchiques verticales en France, et émouvant dans les souvenirs familiaux d’un Noël vécu avec piété loin des « orgies françaises » dénaturant cette veillée chrétienne.

Curieusement, Géraldine Schwarz ne mentionne pas les séjours de jeunes Allemands auprès de rescapés de la Shoah vivant en Israël afin de les aider.

Notons que Simone Veil s'était opposée à la diffusion par l'ORTF du film "Le Chagrin et la pitié" de Marcel Ophüls. Cette membre du Conseil d'administration de l'ORTF était indignée par la présentation de Clermont-Ferrand comme ville ayant abrité seulement des lâches, des collaborateurs, etc. « Au fond, en montrant que tous les Français avaient été des salauds, ceux qui l’ont été vraiment avaient très bonne conscience puisqu’ils l’étaient comme les autres», analysait Simone Veil.

« La rencontre de son père avec sa mère, fille d'un gendarme sous Vichy, est l'occasion pour l'auteure d'aborder les failles mémorielles en France dans lesquelles s'est engouffrée l'extrême droite. En élargissant son enquête à d'autres pays, Géraldine Schwarz montre que cette amnésie menace le consensus moral en Europe ».

Et c’est une partie finale regrettable, irritante parce que la militante d’une « société ouverte » - naïve ? Idéaliste ? – s’exprime au détriment de la journaliste au regard distancé et pertinent : biais terminologique – « réfugiés » au lieu de « migrants » ou d’« immigrés illégaux » à l’été 2015 -, occultation du contexte de 2015 – infiltration de terroristes par l’Etat islamique (ISIS ou ISIL) dans cette vague, Eurabia -, incompréhension à l’égard de la désaffection de citoyens européens à l’égard d’une classe politique et d’une Union européenne (UE) délitant la démocratie – est-il normal que la décision unilatérale de la chancelière allemande Angela Merkel de « portes ouvertes » s’impose aux autres Etats européens, et ce, alors que l’immigration relève de la compétence partagée des Etats et de l’UE ? -, amalgames dissimulés sous le vocable « islamophobie » pour délégitimer certains questionnements sur l'islam ou les mutations actuelles en Europe, etc.
  
Curieusement, l’auteur ne s’interroge pas sur le revers de cette politique indéniable de mémoire :  le cas de Günter Grass révélant tardivement son passé dans les Waffen-SS et fustigeant éhontément l'Etat d'Israël accusé à tort de menacer "la paix dans le monde", l’instrumentalisation et la banalisation de la Shoah par des musulmans élevés dans le négationnisme et qui en Europe arborent des étoiles jaunes pour alléguer leurs prétendues discriminations, le parallèle infondé et choquant entre « migrants » et juifs fuyant le nazisme dans les années 1930, le soutien de la « rue islamique » aux mouvements islamistes aspirant au génocide d’Israël, un travail de mémoire compatissant à l’égard des victimes de la Shoah et indifférent à l’égard de l’antisémitisme musulman, les liens entre l’Allemagne et l’Iran...

Ce parti pris s’accompagne aussi de l’occultation du passé nazi de Walter Hallstein, premier président de la Commission européenne, de l’analyse d’une Shoah « islamiquement et arabiquement » correcte celant l’alliance entre dirigeants nazis et musulmans. C’est d’autant plus surprenant que Géraldine Schwarz est l’auteur du documentaire « Exil nazi : la promesse de l'Orient » et évoque les réticences, lors des discussions pour l’indemnisation symbolique des Juifs assassinés lors de la Shoah, de politiciens et membres du gouvernement allemands craignant que cette indemnisation ne nuise aux « bonnes relations avec les pays arabes ».

  
Géraldine Schwarz sera :
- le 5 avril 2018 au Cendre d'histoire de Lyon et au lycée Ampère dans le cadre du festival Quais du polar à Lyon, pour une rencontre autour de son roman Les Amnésiques ;
- les 14 et 15 avril 2018 au Festival Livre à Metz pour signer son roman Les Amnésiques.


Géraldine Schwarz, « Les Amnésiques ». Flammarion, 2017. 352 pages. ISBN : 9782081416994

Articles sur ce blog concernant :

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire