Jean Epstein (1897-1953) était un producteur, réalisateur de documentaires et de fictions – L'Auberge rouge (1923), La Montagne infidèle (1923), Les Aventures de Robert Macaire (1925), La Chute de la maison Usher (1928), Notre-Dame de Paris (1931), Mor'vran La Mer des corbeaux (1931), L'Or des mers (1932), L'Homme à l'Hispano (1933), La Vie d'un grand journal (1934), La Châtelaine du Liban (1934), Les Bâtisseurs (1938), Artères de France (1939), Le Tempestaire (1947), Les Feux de la mer (1948) -, essayiste - « Ecrits sur le cinéma : 1921-1953 » -, représentant l'avant-garde cinématographique et romancier français. Arte diffusera le 9 septembre 2025 à 18 h 10, dans le cadre d’« Invitation au voyage », « Jean Epstein à Ouessant » de Fabrice Michelin.
Brigitte Bardot
« L’ami Fritz » par Jacques de Baroncelli
Léon Barsacq (1906-1969) : « Maquettes de décors de films »
« Un ami viendra ce soir » de Raymond Bernard
« L’ami Fritz » par Jacques de Baroncelli
Léon Barsacq (1906-1969) : « Maquettes de décors de films »
« Un ami viendra ce soir » de Raymond Bernard
Marcel Carné (1906-1996)
Les Enfants du Paradis, l’exposition
Eddie Constantine (1917-1993)
Lemmy Constantine
Les Enfants du Paradis, l’exposition
Eddie Constantine (1917-1993)
Lemmy Constantine
Sami Frey
« 1940 - Main basse sur le cinéma français » de Pierre-Henri Gibert
Serge Gainsbourg (1928-1991)
« 1940 - Main basse sur le cinéma français » de Pierre-Henri Gibert
Serge Gainsbourg (1928-1991)
Jeanne Moreau (1928-2017)
Bernard Natan (1886-1942)
« Charles Pathé et Léon Gaumont. Premiers géants du cinéma » par Emmanuelle Nobecourt
Bernard Natan (1886-1942)
« Charles Pathé et Léon Gaumont. Premiers géants du cinéma » par Emmanuelle Nobecourt
Des studios Pathé-Albatros à l’Espace Albatros
Les Studios Éclair de 1907 à 2007
Tournages Paris-Berlin-Hollywood 1910-1939
Les Studios Éclair de 1907 à 2007
Tournages Paris-Berlin-Hollywood 1910-1939
« Puisque s'avérait photogénique ce qui bouge, ce qui mue, ce qui vient pour remplacer ce qui va avoir été, la photogénie, en qualité de règle fondamentale, vouait d'office le nouvel art au service des forces de transgression et de révolte. »
(Jean Epstein, Le Cinéma du Diable, 1947
Jean Epstein (1897-1953) est né à Varsovie : son père est un juif français, sa mère polonaise. Il a une sœur cadette prénommée Marie (1899-1995), sa future collaboratrice.
La famille Epstein s’installe à Lausanne (Suisse), puis dès 1914 à Lyon où Jean Epstein étudie la médecine.
En 1921, passionné de cinéma et de littérature, Jean Epstein s'installe, avec sa sœur, à Paris.
Grâce à Blaise Cendrars, il publie son premier livre Bonjour Cinéma ( Éditions de la Sirène, 1921), puis avec l’aide du producteur Jean Benoit-Lévy (1888-1959), il réalise son premier film « Les Vendanges » (documentaire, 1922 ), puis avec Jean Benoît Lévy « Pasteur » (1922).
Dans les années 1930, Epstein a tourné de nombreux courts métrages documentaires, notamment en Bretagne.
Durant l'occupation nazie de la France, il subit le Statut des Juifs, est temporairement arrêté par la Gestapo. Grâce à l’actrice Orane Demazis, Jean Epstein et Marie Epstein, scénariste et réalisatrice, échappent à la déportation.
Jean Epstein crée avec sa « lyrosophie » - davantage une hypothèse qu’un concept -, une esthétique, « alliance indivisible de sa propre philosophie et de la poésie en vue de l’exploration des états sensibles ».
Dans sa filmographie alliant documentaires et fictions, courts, moyens et longs métrages : L'Auberge rouge (1923), La Montagne infidèle (1923), Les Aventures de Robert Macaire (1925), La Chute de la maison Usher (1928), Notre-Dame de Paris (1931), Mor'vran La Mer des corbeaux (1931), L'Or des mers (1932), L'Homme à l'Hispano (1933), La Vie d'un grand journal (1934), La Châtelaine du Liban (1934), Les Bâtisseurs (1938), Artères de France (1939), Le Tempestaire (1947), Les Feux de la mer (1948).
Parmi ses essais : « Les recteurs et la sirène » (Baye : La Digitale, 1998), « Ecrits sur le cinéma : 1921-1953 » (Paris : Seghers, 1974) et « Ecrits complets » sous la direction de Nicole Brenez, Joël Daire et Cyril Neyrat (9 vol.), Paris : Independencia, 2014-)
Il a enseigné à l'IDHEC, devenue la FEMIS.
Il a réalisé ses films pour diverses sociétés de production - Pathé Consortium, Société des Films Albatros, Synchro-ciné, société Vandal et Delac, Films Jean Benoit-Lévy -, puis a fondé sa société de productions (les Films Jean Epstein ), et a affronté des problèmes financiers considérables.
Il décède en 1953 à Paris des suites d'un accident vasculaire cérébral (AVC).
Marie Epstein collabore à la Cinémathèque française.
Cinémathèque
En 2014, la Cinémathèque française a consacré une rétrospective à Jean Epstein. Dans son nouveau siège, elle a nommé sa troisième salle de projection Salle Jean Epstein.
« S'ils témoignent réellement du rythme et de l'enchaînement de nos émotions et de nos pensées, alors les taux et les rythmes des clignements d'yeux sont une fenêtre ouverte sur nos mondes intérieurs. » (Walter Murch, En un clin d'œil)
« Einstein, Epstein. Il y a, dans le rapprochement de ces deux noms, plus qu'un simple jeu d'assonances. Le premier a énoncé la théorie de la relativité, le second a cherché par le cinéma à en illustrer la justesse. « À l'espace fixe et au temps invariable, qui sont habituellement considérés comme indépendants l'un de l'autre et qui forment ainsi les deux catégories primordiales classiques de l'entendement humain, s'oppose I'espace-temps, toujours mobile et changeant, cadre unique dans lequel le cinématographe inscrit ses représentations. (...) Cette relativité on ne peut plus générale se traduit par la rupture et par la confusion de toutes les classifications qui paraissent fondamentales et immuables dans l'univers extra-cinématographique. Selon les différentes valeurs momentanées que prennent les dimensions de l'espace-temps, la discontinuité peut y devenir continue ou la continuité discontinue, le repos produire du mouvement et le mouvement du repos, la matière acquérir de l'esprit ou en perdre, l'inerte s'animer ou le vivant se mortifier, l'aléatoire se déterminer ou le certain perdre ses causes... » Ainsi s'exprime Jean Epstein en 1946, dans L'Intelligence d'une machine, essai de formulation d'une philosophie du cinéma. Sa carrière touche alors à son terme. Viendront encore deux films somme, deux courts métrages essentiels, Le Tempestaire (1947) et Les Feux de la mer (1948). Puis le silence et la mort (en 1953) », ont écrit Joël Daire et Émilie Cauquy dans « Comprendre le monde dans son authentique mobilité ».
Et Joël Daire et Émilie Cauquy de rappeler : « Étrange destin que celui de ce Français né à Varsovie (en 1897), élevé dans un collège suisse dans le respect des valeurs catholiques, destiné par sa famille à devenir ingénieur « comme papa », qui choisit finalement la médecine mais pour l'abandonner au bout de trois années d'études pour s'occuper de littérature, et bientôt de cinéma. Les bonnes fées se penchent sur le berceau de sa carrière artistique : Blaise Cendrars édite son premier livre en 1921, La Poésie d'aujourd'hui, qui lui vaut, à 24 ans, une immédiate notoriété. Charles Laffitte, fondateur des Éditions de La Sirène, le prend sous son aile et publie dans la foulée ses deux livres suivants : Bonjour cinéma et La Lyrosophie (1922). Au même moment, Louis Delluc et Jean Benoit-Lévy le font débuter au cinéma : le premier comme assistant sur Le Tonnerre, le second comme réalisateur de sa première production et du premier docu-fiction français, Pasteur, le film du centenaire. »
« Tout va très vite au début pour ce jeune homme fasciné par la vitesse. Il est accueilli, fêté, protégé par une génération d'artistes qui forment alors la nouvelle avant-garde artistique : le peintre Fernand Léger, les cinéastes Abel Gance et Germaine Dulac, le poète Jean Cocteau. Alors qu'il a réalisé un unique film, Pathé mise sur lui et l'engage pour dix ans comme producteur-réalisateur. En l'espace d'une année, Jean Epstein ne réalise pas moins de quatre films, dont Cœur fidèle, qui le consacre comme un jeune maître. Il donne des conférences, publie des articles, écrit des livres. Jean Epstein, l'homme pressé de l'avant-garde ? En six ans, douze films réalisés. Mais la vitesse ne donne parfois que l'illusion de l'ordre. Devant quitter Pathé dès 1924, Epstein s'engage pour deux années sous la bannière de la Société des Films Albatros, où il ne jouit plus de la même liberté. Si le succès public est au rendez-vous du Lion des Mogols (1924), la critique s'interroge : Epstein n'est-il pas en train de trahir l'avant-garde pour un plat de lentilles ? L'Affiche, Le Double amour et Les Aventures de Robert Macaire continuent de laisser planer le doute. Toutefois, en 1926, Epstein se sent suffisamment aguerri pour tenter l'aventure de la production indépendante. En deux ans, il y perd sa chemise, mais produit quelques chefs-d'œuvre : Six et demi onze, La Glace à trois faces, La Chute de la maison Usher. Il y varie à l'infini les paramètres de la variable espace-temps (accélérés et ralentis, valeurs de plan, jeux de surimpression, règles de montage, etc.), pour construire des narrations qui ne doivent plus rien au théâtre ou à la littérature. L'avant-garde le reconnaît à nouveau comme l'un des siens. Mais l'avant-garde peut être un ghetto. D'ailleurs le cinéma muet est un mourant qui pourrait bien entraîner Epstein (et son ami Gance) dans sa tombe », observent Joël Daire et Émilie Cauquy.
Et Joël Daire et Émilie Cauquy d’analyser : « Epstein sort comme essoré de ces six années frénétiques. Il a trente ans. Il cherche un second souffle. Il le trouve dans les îles bretonnes, terres cinématographiquement vierges : Ouessant, Bannec, Hoëdic, Sein. Six nouvelles années (1928-1934) et quatre films (Finis Terrae, Mor-Vran, L'Or des mers, Chanson d'Ar-Mor), pour réinventer son cinéma. Epstein le débarrasse définitivement des oripeaux du théâtre qui, par lambeaux, lui collaient encore à la peau. Adieu aux studios, aux décors de carton-pâte, aux acteurs professionnels, aux scénarios trop écrits. De film en film, par landes et par grèves, avec pour seuls acteurs quelques pêcheurs et habitants des îles, histoires vécues, à mi-chemin du documentaire et de la fiction, Epstein invente de nouvelles formes cinématographiques. Il leur donnera une définition commune : le film de nature. Rien à voir avec le naturalisme, ni avec le réalisme poétique en devenir. Poème cinégraphique empreint d'humanisme, approche « lyrosophique » du monde, tel est le nouveau cinéma d'Epstein, qui trouvera son accomplissement après guerre avec Le Tempestaire et Les Feux de la mer. Dans l'intervalle, des œuvres de commande, parce qu'il faut vivre et qu'on est un professionnel accompli : L'Homme à l'Hispano, La Châtelaine du Liban, Marius et Olive à Paris, Cœur de gueux, La Femme du bout du monde – côté fiction ; La Bretagne, La Bourgogne, Vive la vie, Eau vive, Les Bâtisseurs – côté documentaire. Le meilleur y côtoie le plus conventionnel, selon la liberté qu'auront bien voulu lui laisser ses producteurs. »
« Le public de l'époque a fini par se perdre dans ce dédale. La postérité aussi. On s'arc-boute désormais sur quelques chefs-d'œuvre bien balisés, on passe le reste par profits et pertes. On a tort. Ce n'est pas en s'en tenant à distance respectueuse que l'œuvre d'Epstein révèle sa cohérence. Il faut accepter de quitter ses avenues bien éclairées et de se perdre dans ses voies secondaires, voire dans ses impasses, pour découvrir le fil d'Ariane de cet énigmatique labyrinthe (une trentaine de films). Célébrations de ce qu'il appela « la puissance animiste » du septième art, les films de Jean Epstein s'attachent moins à « raconter des histoires » qu'à révéler l'âme des êtres et des choses qu'ils mettent en scène, à en saisir les essences sans cesse mouvantes, les plus infimes métamorphoses en exigeant de la caméra les images que nos sens nous refusent. Chaque film, même le plus modeste, témoigne de cette profession de foi formulée en 1928 : « Je le crois de plus en plus. Un jour le cinématographe, le premier, photographiera l'ange humain », concluent Joël Daire et Émilie Cauquy.
Né à Vannes (Morbihan) en mai 1968, Vincent Guigueno est ingénieur de l'École polytechnique et de l'École des ponts, docteur en histoire de l'Université Paris 1, spécialiste de l'histoire maritime et notamment des phares, maître de conférences à l'École nationale des Ponts et Chaussées.
Il est l’auteur de « Jean Epstein, cinéaste des îles : Ouessant, Sein, Hoëdic, Belle-île » (Éd. Jean-Michel Place, 2003). Prix Prose narrative lors de la 5e édition du Prix du Livre Insulaire (Ouessant 2003). « Jean Epstein, cinéaste d'origine polonaise, a filmé les îles et les îliens de Bretagne. Le livre de Vincent Guigueno est d'abord un hommage à la puissance du regard du cinéaste qui sait filmer les habitants et le monde insulaire de l'intérieur ; il parvient à faire partager ce regard de l'intérieur et ne nous laisse pas seulement spectateurs d'un monde, mais témoins agissants de l'existence îlienne », a écrit Alain Le Roy, Membre du Jury
« Ouessant, puis Sein, fournissent à Epstein le documentaire par excellence où seuls les habitants peuvent jouer leur propre rôle. Enfin, la limite de la terre et des eaux devient le lieu d'un drame où s'affrontent les attaches terrestres d'une part, et d'autre part les amarres, les remorques, les cordes mobiles et libres ».
Gilles Deleuze, L'image-mouvement
« Fondé sur les écrits de Jean Epstein et sur ses archives personnelles (papiers, photographies, documents de production), Jean Epstein, cinéaste des îles évoque la rencontre, à la fin des années vingt, entre un cinéaste de l'avant-garde qui vient de réaliser son chef d'œuvre, La Chute de la maison Usher (1928) et une région, la Bretagne. Comprendre pourquoi, sur l'île d'Ouessant, existe une salle de cinéma Jean Epstein, c'est interroger une œuvre dont l'histoire et la mémoire se construisent en relation avec un territoire aux limites incertaines, la Bretagne : celle qu'Epstein a connue et celle qui, depuis les années 1970, le reconnaît en organisant des projections de son œuvre « marine ». Plus qu'à l'improbable définition de critères permettant de dire ce qu'est un film breton ou insulaire, le livre montre comment des publics et des institutions se sont réapproprié l'œuvre d'Epstein. »
EXTRAIT (p. 42)
« Le travail d'écriture d'Epstein n'a pas pour seule ambition littéraire de rendre compte d'une difficile aventure maritime et cinématographique, mais d'une réflexion sur l'art cinématographique. En juin 1923, Epstein était parti filmer une éruption de l'Etna en Sicile. Il en avait ramené un film aujourd'hui perdu, La Montagne infidèle, et un texte, Le Cinématographe vu de l'Etna, dans lequel les expériences du cinéaste-voyageur — l'ascension du volcan, la descente d'un escalier en spirale — sont autant de point d'ancrage pour une théorie du cinéma qui bouscule la perception classique du temps et de l'espace.
À bien des égards, les écrits ouessantins d'Epstein s'inspirent de cette démarche. Usant volontiers de métaphores magiciennes, Epstein fait des îles le lieu de dévoilement de la puissance de l'écriture cinématographique. Le réalisateur met en scène non seulement son film, mais également son statut de cinéaste au bout du monde. L'utopie cinématographique qu'il construit ne connaît pas de frontière entre ce qu'il veut montrer et la manière dont il le filme : aux sociétés insulaires dont il cherche à comprendre le mystère correspond la communauté d'hommes de mer et de cinéma en quête d'un film idéal. Le projet d'Epstein n'était sans doute pas de faire des films sur les îles et leurs habitants. Ecrire et filmer participent d'une même utopie : l'île, grâce à ses ressources naturelles et humaines, est la médiatrice entre théorie et pratique du cinéma. »
Vincent Guigueno a écrit cet article « Jean Epstein : un cinéaste à deux faces » alors qu’il travaillait à son livre « Jean Epstein, cinéaste des îles » (Jean-Michel Place, 2003), « pour lequel il consulta le fonds Jean et Marie Epstein qui venait d’être ouvert à la consultation. Dans cet article, il montre comment la consultation des archives lui a permis de réévaluer l’œuvre du cinéaste. »
La Cinémathèque française « assure la conservation et la valorisation des papiers de Jean Epstein que sa sœur Marie a déposés longtemps après la mort du réalisateur. On ne rencontre pas l’œuvre d’un cinéaste en fouillant dans ses archives écrites. Il y a d’abord eu un film, Les Feux de la mer, découvert sur une table de visionnage, au fort de Bois d’Arcy (Centre national de la cinématographie), où Eric Le Roy et Michelle Aubert m’avaient laissé déambuler dans un corpus de documentaires à caractère technique ou industriel. Au commencement, donc, il y a une impression, une trace dans une mémoire saturée d’images et de mots, comme une balise dans un univers mental en formation, au seuil d’un travail d’histoire consacré à l’imaginaire des phares. La découverte de l’œuvre d’Epstein est donc une archive, au sens étymologique du terme, c’est-à-dire un commencement. »
« Les Feux de la mer est un film tourné pour le compte de l’ONU à la fin des années 1940. Ce documentaire d’une vingtaine de minutes raconte l’initiation d’un gardien de phare novice qui débute sa carrière par un poste difficile, isolé en mer. Le jeune héros, Victor, est nommé auprès d’un de ses aînés au phare de la Jument, distant de quelques milles de l’île d’Ouessant. Un personnage sans nom, respectueusement appelé par son titre – Monsieur l’Ingénieur –, vient raconter l’histoire des phares ou plutôt la débiter comme une leçon bien apprise. Mais le mauvais temps menace, « un coup de suroît à décorner les bœufs » dit le vieux Malgorn à l’ingénieur qui abandonne les deux gardiens aux intempéries. Pendant sa première nuit de veille, le jeune Victor s’empare des carnets de feux, où les gardiens consignent les événements, périodiques ou singuliers, qui se passent dans le phare : le nom du gardien de quart, les heures d’allumage et d’extinction du feu, la visite de l’ingénieur. Le novice lit ces documents à la lueur d’une lampe à pétrole, tandis que l’optique du phare illumine périodiquement la chambre de veille. L’intérieur du phare se prête au jeu d’une lumière alternative, déjà exploitée par Jean Grémillon dans Gardiens de phares en 1929. La voix off de Victor, à peine audible, se mêle aux bruits de la tempête. Elle raconte de terribles événements qui se déroulèrent par un mauvais temps de suroît : l’incendie du phare d’Ar Men en décembre 1923, les oscillations du phare de la Jument, dont la base avait tremblé sous l’action des vagues pendant l’hiver 1911. Victor se couvre les oreilles avec les mains. Mais cela n’arrête pas la voix intérieure d’une lecture qui le terrorise. Soudain, une porte claque sans bruit. Dans un geste qui évoque un beau plan de l’Or des mers – quand l’héroïne masque une partie de son visage tandis que ses yeux fixent malicieusement la caméra – Victor porte ses mains à la bouche. Il s’agit de retenir des cris de frayeur, destinés à alerter son compagnon : « La tour penche, la tour penche, il faut le dire à Malgorn ! Je ne peux pas, si mon père savait, Malgorn, Malgorn ! » Victor se lève enfin et appelle Malgorn qui vient le rassurer en posant paternellement la main sur son épaule. Le lendemain, Victor repousse l’offre de son aîné qui lui propose de prendre un congé à terre à sa place, et reste seul au phare. En dominant sa peur, il est devenu gardien. »
« Les Feux de la mer n’est pas une œuvre majeure. Il n’apparaît même pas dans certaines bio-filmographies d’Epstein, mais il y a dans ce documentaire les traces d’autres films que je ne connaissais pas : des cadrages et des plans inattendus, le jeu d’acteurs non professionnels – j’ai appris depuis que le vieux Malgorn était un retraité des Phares et Balises, et Victor un jeune de l’île d’Ouessant –, un traitement original du son éloigné des « biniouseries » qui envahirent, dès l’apparition du cinéma parlant, l’espace sonore des films tournés en Bretagne. En demandant à consulter les archives de Jean Epstein, j’espérais trouver les clefs permettant de mieux comprendre ce film qui m’avait d’abord séduit. Pour l’historien « ordinaire », dont le domaine de recherches n’est pas le cinéma, la relation avec un film se construit d’abord dans ce rapport de séduction, rapport qui peut se prolonger par un questionnement sur la manière de reconstruire le passé. Le temps figuré par le cinéaste n’est pas le temps raconté par l’historien, et c’est dans la réflexion sur l’écart entre ces deux modes d’écriture, et non sur leur éventuel mimétisme, que leurs relations progresseront. C’est dans cet esprit que j’ai entrepris de travailler sur les films qu’Epstein tourna dans les îles du Ponant, de Finis Terrae aux Feux de la mer. Les traces biographiques conservées dans les archives sont importantes pour comprendre le contexte dans lequel ces films furent produits : comment Epstein a-t-il travaillé, qui étaient ses interlocuteurs dans les îles ? Mais cet ensemble est surtout inspirant pour interroger les relations entre histoire et littoral, ce « territoire du vide » dont Alain Corbin a raconté l’invention par les savants, les écrivains et les peintres au XVIIIe siècle. Faut-il appeler les derniers films d’Epstein documentaires maritimes, films bretons ou marins ? Ces imprécisions sémantiques sont révélatrices. Elles indiquent que le cinéaste a arpenté et donné à voir un territoire indécis, un espace de rencontre entre terre et mer, une frontière ou une limite, la Finis Terrae, construite et reconstruite depuis des siècles par le langage et les images. »
« Que peut-on apprendre dans les archives d’Epstein hors de la seule lecture des films ? Quel statut accorder dans l’analyse d’une œuvre à ce que l’on appelle parfois le « non-film » ? Le fonds Jean Epstein conservé à la Cinémathèque est assez représentatif de ce que l’historien espère trouver dans les archives d’un réalisateur. Il se compose de matériaux hétérogènes : textes imprimés, scénarios, synopsis, dossiers de production, revues de presse, mais également albums de photographies prises dans l’intimité du cinéaste ou à l’occasion de tournages. On notera également la présence de carnets rédigés par Epstein au fil de ses lectures. Le dépouillement de ces fiches consacrées à des ouvrages scientifiques et philosophiques permet d’étayer avec rigueur les rapprochements entre la pensée d’Epstein et celle des auteurs qu’il avait lus : les physiciens Perrin, Einstein, Langevin, de Broglie, mais également le sociologue Durckheim, le philosophe Bergson, etc. »
« Pour en revenir aux films maritimes, les archives de production apportent de nombreux éléments sur les conditions matérielles de leur réalisation. Ainsi, concernant Les Feux de la mer, on découvre que plusieurs séquences de ce documentaire s’inspirent d’un projet de film consacré à Ouessant qu’Epstein avait voulu produire dans les années 1930. Dans l’ouvrage qu’il a dirigé, après une importante rétrospective et un colloque consacré à Epstein en 1998, Jacques Aumont écrit que « […] le lieu de la création cinématographique, pour Epstein, était à la fois dans la modernité (Poe), dans le modernisme (Morand), en même temps que dans la relation douloureuse, forcément douloureuse, à l’Océan ». Cette ambivalence signalée par Jacques Aumont entre deux moments de l’œuvre d’Epstein est centrale dans l’interprétation de son parcours de cinéaste. Il y a une transition brutale entre les œuvres les plus abouties du « premier » Epstein, La Chute de la maison Usher ou La Glace à trois faces, et les projets qu’il mena ensuite dans les îles bretonnes : Finis Terrae, bien sûr, mais également Mor Vran, L’Or des mers, et dans un registre moins prestigieux, La Femme du bout du monde qui récolta le titre peu enviable de « navet de la semaine » dans la revue Cinémonde. Grâce aux archives de la Cinémathèque, les circonstances de cet exil volontaire s’éclairent. Elles confirment, par exemple, que les difficultés financières d’Epstein sont antérieures à l’apparition du cinéma sonore. »
« L’ouverture des archives de Jean Epstein accompagne et stimule une réévaluation critique du travail de ce cinéaste en France, après les travaux pionniers d’universitaires américains, comme Stuart Liebman, qui lui consacra une thèse en 1980. L’attention portée aux films d’Epstein est à l’image de son œuvre : duale. Celle-ci est en effet construite autour de deux pôles qui représentent des expériences extrêmes du temps et de l’espace : un pôle moderne, machinique, celui de l’automobile, de la vitesse, du battant de l’horloge de la maison Usher, et un pôle archaïque : le temps suspendu de la Finis Terrae, l’espace de l’archipel ouessantin dont les hommes traquent la seule trace végétale, l’algue, et rendent à la roche une minéralité originelle. La mémoire d’Epstein est donc celle d’un cinéaste à deux faces : dans les cercles cinéphiles, on s’intéresse à lui comme réalisateur de l’avant-garde des années 1920, mais aussi comme poète et théoricien du cinéma. Le second lieu de mémoire de l’œuvre d’Epstein se situe dans les îles bretonnes où il tourna : Sein, Hoëdic, Belle-Ile et surtout Ouessant. La lecture de ses films y est moins esthétique que patrimoniale, voire ethnographique. Il convient pourtant de souligner que l’œuvre bretonne d’Epstein n’est ni une chronique sociale des îles du Ponant dans les années 1930, ni une enquête ethnographique sur les travailleurs de la mer, goémoniers, marins ou gardiens de phare. Les entretiens accordés à la réalisatrice Mado Le Gall par les acteurs de Finis Terrae sont édifiants à cet égard. »
« Les archives de la Cinémathèque sont précieuses pour comprendre que la mémoire « à deux faces », cinéphile et bretonne, de l’œuvre de Jean Epstein est le fruit du travail d’une même personne, sa sœur Marie. Les archives de Jean Epstein sont les archives des Epstein. D’abord parce que Marie a organisé les archives de son frère et que le travail de catalogage en cours ne pourra sans doute pas se défaire de « l’espace de l’archive » qu’elle a façonné. Ensuite parce que de nombreux documents sont postérieurs à la mort d’Epstein. Ils permettent d’apprécier les efforts de Marie pour assurer la reconnaissance de l’œuvre de son frère. Elle répondait avec bienveillance à tous les courriers de ceux qui manifestaient leur intérêt pour Jean, et en particulier aux personnes qui s’intéressaient à ses séjours dans les îles bretonnes. On trouve par exemple un courrier du recteur des îles morbihannaises d’Houat et Hoëdic. L’en-tête des lettres de ce dernier précise simplement les coordonnées géographiques de son presbytère : 47° 20’ 5” N 2° 52’ 8”. Epstein écrivait à propos du curé de Sein qu’il était « un homme affable et fin, qui se met à la portée de ses ouailles. Il est au courant de la vie et, même, n’ignore pas certains faits du cinématographe ». C’est enfin grâce à Marie que deux romans écrits par Epstein, L’Or des Mers (1932) et Les Recteurs et la Sirène (1934), ont pu être réédités par une petite maison d’édition de Quimperlé. »
« En 1992, on inaugurait sur Ouessant une salle de cinéma Jean-Epstein, située dans les locaux désaffectés du phare du Créac’h. Un portrait du cinéaste ainsi que plusieurs photogrammes extraits de ses films maritimes y ont été accrochés. Mais le Créac’h abrite également un musée des Phares, où l’on retrouve des objets filmés pendant le tournage des Feux de la mer. La rencontre avec Epstein au pied des phares n’était donc pas fortuite… »
Restauration de « L'or des mers » de Jean Epstein
« En Bretagne, Jean Epstein tourne une série de films semi-documentaires, semi-fictions, avec des comédiens non professionnels, marins et habitants du cru, décrivant les rudes conditions de vie des îliens. Epstein rompt avec le mode de production du cinéma institutionnel de l’époque. Il qualifie lui-même L’Or des mers de « documentaire artistique ». Il cherche une « vérité cinématographique », de nouvelles formes, moins esthétiques et plus ethnographiques, accompagnant en cela Robert Flaherty, qui tourne quasiment en même temps sur une île irlandaise L’Homme d’Aran », a précisé Emmanuelle Berthault qui travaille à la Cinémathèque française.
« Le tournage de L’Or des mers a lieu pendant l’hiver 1931-1932 sur l’île d’Hoëdic. Les conditions sont difficiles, l’équipe technique doit composer avec les éléments. Le négatif image est même perdu à cause de l’humidité ambiante, et Epstein doit recommencer les prises de vue. Inutile de tenter de résumer le film mieux qu’Epstein : « À Hoëdic, qu’un brave homme de prêtre ne peut pas gouverner mieux qu’il ne le fait, tous les pêcheurs sont pauvres et même misérables au-delà de toute imagination. (…) Parmi ces pêcheurs, le plus pauvre, tellement pauvre qu’il est rejeté par tous, un vieux, vit en brebis galeuse dans l’île. Un soir, en rôdant sur la grève, il trouve une caisse abandonnée par la marée et la cache. Aussitôt l’imagination des habitants pare cette découverte de leurs propres rêves. Il est certain que le vieux possède une caisse pleine d’or et lui qui était repoussé par tous devient l’objet de régalades, de noces, de flatteries, qui ont pour but de lui arracher son secret. Tant et si bien qu’il en crève de boisson… La convoitise se reportera sur sa fille, autrefois bannie comme lui. Le plus beau gars du pays lui parle même de l’épouser, mais bientôt pris à son propre piège, parce que la petite est gentille et tendre, il en devient amoureux et c’est elle qu’il désire autant que le trésor… La cupidité de ceux qui l’entourent ne l’empêchera pas de posséder l’une, sinon l’autre… »
« À sa sortie, le film est globalement bien reçu par la critique, avec néanmoins une réserve sur la bande sonore : Marcel Carné, qui par ailleurs aime le film, lui reproche dans Cinémagazine « une adaptation musicale qui manque de discrétion ». La critique de La Cinématographie française le rejoint : « Ce drame de la mer et de la nature est, intrinsèquement, une très belle et farouche œuvre qu’il eût été nécessaire de montrer telle qu’elle fut prise, c’est-à-dire en version muette, sans les dialogues rajoutés après coup, et surtout sans une musique trop ambitieuse et tonitruante qui assourdit les oreilles et gêne le spectateur, lequel voudrait admirer paisiblement l’émouvante tragédie « visuelle » brossée par Epstein. Malgré ces défauts, L’Or des mers est un film de grand intérêt réservé surtout aux amateurs de documents et de films sans chiqué. »
« Epstein lui-même n’est pas satisfait de cette bande son, mais la société de production Synchro-Ciné ne lui laisse pas le choix. La post-synchronisation et l’ajout de chœurs à une bande musicale déjà chargée le dépassent. C’est plus tard qu’il pourra à sa guise expérimenter les techniques sonores, notamment avec Le Tempestaire (également restauré par la Cinémathèque française en 2013), son dernier film de la série bretonne, tourné en 1947 : il y testera des ralentis, des marches arrière… »
« En charge de la restauration du film, la Cinémathèque française possédait les éléments nitrates originaux (négatif image et négatif son, 35 mm). Malheureusement, ces éléments ont été détruits dans l’incendie ravageur des stocks du Pontel en 1980. Il subsiste néanmoins un contretype sonore tiré en 1976 à partir d’un interpositif, brûlé lui aussi, mais qui était lui-même issu des négatifs originaux. À partir de ce contretype, considéré comme le meilleur élément de tirage localisé à ce jour, on a procédé à une restauration numérique en 2K. Cette restauration facilitera aussi l’accès au film par de nouveaux supports (DVD, Blu-Ray, DCP), mais il existera également une copie et des éléments de conservation sur pellicule 35 mm. Cette restauration est soutenue par l’aide sélective à la numérisation des œuvres cinématographiques du patrimoine du CNC, et les travaux ont été réalisés par le laboratoire Digimage ».
« Il faut rappeler l’importance de Jean Epstein et de son œuvre pour la Cinémathèque française, mise en valeur grâce notamment à sa sœur. Marie Epstein a accompagné toute la carrière de son frère a continué à veiller sur son œuvre après le décès de celui-ci en 1953. Elle a longtemps travaillé à la Cinémathèque française aux côtés d’Henri Langlois. En 1981, elle a cédé les droits des films de Jean Epstein à la Cinémathèque (à l’exception du Tempestaire), mais aussi ses fonds d’archives qui représentent aujourd’hui un patrimoine inestimable. »
« Mor'vran, La Mer des corbeaux »
« Mor'vran, La Mer des corbeaux » de Jean Epstein (1930), est un court métrage documentaire poétique sur les pêcheurs de l'île de Sein, à bord du Fleur-de-Lisieux.
« Face au déchaînement d'une nature impitoyable, les hommes, malgré la mort omniprésente, luttent et résistent, affirment leur droit de vivre. » (Jean Epstein, note d'intention du film)
« En 2011, un nouvel élément de conservation image et un nouveau négatif son (tirage par report optique à partir d'une copie d'exploitation nitrate prêtée par le British Film Institute) ont été produits puis numérisés au laboratoire L'Immagine ritrovata à Bologne. »
« À compter de 1929, après l'expérience de Finis Terræ et en pleine crise économique du monde occidental, Jean Epstein semble tourner délibérément le dos à ses précédentes expérimentations en studio et s'oriente vers un cinéma entier, consacré à la mer et aux pêcheurs de Bretagne, qui deviendront ses principaux interprètes. Mor'vran est la première confrontation d'Epstein au parlant : si le film est encore silencieux (pas de dialogues), une partition est commandée en postproduction à Alexis Archangelsky, qui travailla à partir de folklore breton. La musique est enregistrée sur disque 33 tours en utilisant le procédé Synchronista, soit la diffusion synchronisée lors de la projection publique du film. Mor'vran est projeté en mars 1930 pour la première fois au théâtre du Vieux-Colombier (salle dirigée par Jean Tedesco et équipée du procédé Synchronista), entre les Études sur Paris d'André Sauvage et une série d'épisodes de Laurel et Hardy. Le programme précise que ce film, produit par la Compagnie Universelle Cinématographique, est une commande du Vieux-Colombier », a précisé Émilie Cauquy.
« Ouessant, l’île-cinéma de Jean Epstein »
Arte diffusera le 09 septembre 2025 à 18 h 10, dans le cadre d’« Invitation au voyage », « Jean Epstein à Ouessant » de Fabrice Michelin.
« Linda Lorin nous emmène à la découverte de notre patrimoine artistique, culturel et naturel. »
« Lorsqu’il découvre Ouessant dans les années 1930, Jean Epstein est un cinéaste rodé. Figure avant-gardiste du 7e art, il trouve dans cette île du bout du monde une terre utopique pour réinventer le cinéma. Dans Finis Terrae, l’artiste filme la rudesse d’une terre vierge et raconte une histoire typiquement bretonne, celle de goémoniers luttant contre les flots. C’est le combat universel de l’homme contre la nature, éclairé par les phares de Ouessant. Pour Jean Epstein, qui cultive la fibre documentaire, toute la magie de l’île tient dans son éprouvante réalité. »
Vincent Guigueno, « Jean Epstein, cinéaste des îles Ouessant, Sein, Hoëdic, Belle-Île ». Éd. Jean-Michel Place, 2003. 118 p. : ill. ; 24 cm. - (Histoire figurée). ISBN 2-85893-733-8
« Mor'vran, La Mer des corbeaux » de Jean Epstein
France / 1930 / 25 mn 20 secondes
Sous-titres anglais (English subtitles in option)
« Jean Epstein à Ouessant » de Fabrice Michelin
France, 2024, 14 min
Coproduction : ARTE France, Éléphant Doc
Sur Arte les 09 septembre 2025 à 18 h 10, 10 septembre 2025 à 7 h 50
Sur arte.tv du 02/09/2025 au 07/12/2025
Visuels : © Elephant Doc
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