Citations

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« La lucidité est la blessure la plus rapprochée du Soleil. » (René Char).
« Il faut commencer par le commencement, et le commencement de tout est le courage. » (Vladimir Jankélévitch)
« Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort. Il est de porter la plume dans la plaie. » (Albert Londres)
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jeudi 9 février 2023

Oskar Kokoschka (1886-1980)

Oskar Kokoschka (1886-1980) était un peintre et dramaturge autrichien. Il s'éloigne du Jugendstil, et rejoint la Sécession viennoise, notamment à Berlin. Il vit un amour passionnel avec Alma Mahler (La Fiancée du vent). Blessé lors de la Première Guerre mondiale, il effectue des voyages en Europe. Son oeuvre est considéré comme "art dégénéré" par les Nazis. Kokoschka s'exile et se fixe en Suisse. Le Musée d’Art Moderne de Paris propose l’exposition « Oskar Kokoschka. Un fauve à Vienne ». « Retraçant sept décennies de création picturale, la première rétrospective parisienne consacrée à l’artiste autrichien Oskar Kokoschka rend compte de l'originalité dont fait preuve l’artiste et nous permet de traverser à ses côtés le XXe siècle européen. » Arte diffuse sur son site Internet « Oskar Kokoschka - Portraits européens » (Oskar Kokoschka - Die Macht des Porträts), documentaire de Stéphane Ghez.
    
Ruth Beckermann, documentariste

« Oskar Kokoschka - Portraits européens » 
Arte diffuse sur son site Internet « Oskar Kokoschka - Portraits européens » (Oskar Kokoschka - Die Macht des Porträts), documentaire de Stéphane Ghez.

« De son portrait du chancelier Adenauer en 1966 à ses débuts fracassants au sein de la Sécession viennoise, ce documentaire remonte le fil des souvenirs du peintre autrichien Oskar Kokoschka (1886-1980), dont l’oeuvre traverse l’histoire de l’Europe au XXe siècle. »

« En ce 1er avril 1966, Oskar Kokoschka retrouve, dans une villa des bords du lac de Côme, le chancelier allemand Konrad Adenauer, dont il doit réaliser le portrait. Pendant les séances de pose, le peintre autrichien confie à son modèle les souvenirs d’une vie de création ayant embrassé les soubresauts du XXe siècle européen. »

« Né en 1886, le protégé de Gustav Klimt fait une entrée tonitruante sur la scène artistique à 22 ans, à la faveur d’une grande exposition organisée pour le jubilé de l’empereur François-Joseph ». 

« Entre pièces de théâtre et portraits expressionnistes, "l’enfant terrible de la Sécession viennoise" choque en mettant à nu les passions d’une société finissante ». 

« Kokoschka arpente inlassablement le continent européen, pinceau à la main, à partir de 1923. »

« Considéré comme un "artiste dégénéré" par les nazis, il s’exile à Londres avec son épouse, Olda, en 1938. »

« Après-guerre, alors que la peinture abstraite connaît son heure de gloire, Kokoschka, installé en Suisse, s’érige en champion de la figuration. Formant la jeunesse au sein de son École du regard, ouverte à Salzbourg en 1953, il œuvre sans relâche à l’écriture de sa propre légende : celle d’un artiste et intellectuel antifasciste engagé pour la paix. »

« Partant de la rencontre entre ces deux géants, orchestrée par le magnat allemand des médias Axel Springer, ce documentaire déroule la trajectoire de Kokoschka, de ses provocations originelles à la déconstruction de son mythe par une nouvelle génération d’historiens de l’art. »

« Au travers d’analyses de spécialistes et de fascinantes archives, Stéphane Ghez (Joan Mitchell – Une femme dans l’abstraction, Xenakis révolution – Le bâtisseur du son) met en lumière son génie, capable de percer l’intériorité de ses modèles au rayon X, et ses inébranlables convictions européennes, sans éluder ses zones d’ombre ». 

« Il révèle ainsi les failles de son récit, fruit d’un patient travail d’autoglorification : son rapport particulier aux femmes, ainsi que ses amitiés, après-guerre, avec des artisans de l’entreprise de spoliation des œuvres d’art menée par les nazis. »

« Oskar Kokoschka. Un fauve à Vienne »
Le Musée d’Art Moderne de Paris propose l’exposition « Oskar Kokoschka. Un fauve à Vienne ». « Retraçant sept décennies de création picturale, la première rétrospective parisienne consacrée à l’artiste autrichien Oskar Kokoschka (1886-1980) rend compte de l'originalité dont fait preuve l’artiste et nous permet de traverser à ses côtés le XXe siècle européen. »

« Peintre, mais aussi écrivain, dramaturge et poète, Oskar Kokoschka apparaît comme un artiste engagé, porté par les bouleversements artistiques et intellectuels de la Vienne du début du XXe siècle. Par sa volonté d’exprimer l’intensité des états d’âmes de son époque, et un talent certain pour la provocation, il devient pour la critique l’enfant terrible de Vienne à partir de 1908 où, soutenu par Gustav Klimt et Adolf Loos, il inspire une nouvelle génération d’artistes, parmi lesquels Egon Schiele. Portraitiste de la société viennoise, Kokoschka parvient à mettre en lumière l'intériorité de ses modèles avec une efficacité inégalée. »

« Ébranlé par sa rupture avec la compositrice Alma Mahler avec qui il entretient une relation tumultueuse entre 1912 et 1914, Kokoschka s’engage dans l’armée au déclenchement de la Première Guerre mondiale. Il sera gravement blessé à deux reprises. Il enseigne ensuite à l’Académie des Beaux-arts de Dresde, où il recherche de nouvelles formes d’expressions picturales, en contrepoint des mouvements contemporains tels que l’expressionnisme, la Nouvelle Objectivité et l'abstraction. »

« Voyageur infatigable, il entreprend dans les années 1920 d’incessants périples en Europe, en Afrique du Nord et au Moyen Orient. Sa fragilité financière l’oblige à revenir à Vienne, qui connaît dès le début des années 1930 d’importants troubles politiques, le contraignant à partir pour Prague en 1934. Qualifié par les nazis d’artiste « dégénéré », ses œuvres sont retirées des musées allemands. Kokoschka s’engage alors pleinement pour la défense de la liberté face au fascisme. Contraint à l’exil, il parvient à fuir en Grande-Bretagne en 1938 où il prend part à la résistance internationale. »

« Après la guerre, il devient une figure de référence de la scène intellectuelle européenne et participe à la reconstruction culturelle d’un continent dévasté et divisé. Il explore les tragédies grecques et les récits mythologiques afin d’y trouver le ferment commun des sociétés. Prenant ses distances avec la culture et la langue germanique, il s’installe à Villeneuve, en Suisse romande, en 1953. Les œuvres des dernières années témoignent d'une radicalité picturale proche de ses premières œuvres, dans leur absence de concessions. Sa croyance dans la puissance subversive de la peinture, vecteur d’émancipation et d’éducation, demeure inébranlable jusqu’à sa mort. »

« Oskar Kokoschka. Un fauve à Vienne réunit une sélection unique des 150 œuvres les plus significatives de l'artiste grâce au soutien d'importantes collections européennes et américaines. »

Le Commissariat est assuré par Dieter Buchhart, Anna Karina Hofbauer, Fanny Schulmann, assistés d‘Anne Bergeaud et Cedric A. Huss.

L’exposition sera présentée au Guggenheim Bilbao du 17 mars au 3 septembre 2023 sous le titre "Oskar Kokoschka. Un rebelle de Vienne" (Oskar Kokoschka. Vienako errebeldea ; Oskar Kokoschka. Un rebelde de Viena Oskar Kokoschka. A Rebel from Vienna). "Son œuvre s'étend sur tout le XXe siècle, et débute à Vienne dans la période qui précède la Première Guerre mondiale. Les premiers chefs-d'œuvre de Kokoschka, influencés par l'atmosphère trépidante de la ville, sont révolutionnaires dans leurs motifs et leur utilisation de la couleur."

"L'artiste s'éloigne de plus en plus du style aplati et décoratif de l'Art nouveau viennois, adoptant des lignes nettes et anguleuses qui donnent aux corps des caractéristiques extraordinaires. Ce nouveau style a fortement influencé certains de ses collègues, notamment Egon Schiele, mais il a aussi suscité l'étonnement du public viennois. Dès 1908, grâce à Adolf Loos, l'un de ses premiers mécènes, le jeune artiste recevra de nombreuses commandes de portraits. La période suivante est marquée par sa relation à la fois brève et intense avec Alma Mahler, sa participation à la Première Guerre mondiale et son installation à Dresde en 1916. Les peintures de cette période se caractérisent par des couleurs pénétrantes qui sont rapidement appliquées et juxtaposées avec habileté pour en renforcer l'intensité. Au cours des années suivantes, Kokoschka passe une grande partie de son temps à voyager grâce à son galeriste Paul Cassirer, créant une série de magnifiques paysages qui saisissent à merveille l'atmosphère de chacun des lieux qu'il visite."

"En 1934, Oskar Kokoschka se réfugie à Prague en raison de l'instabilité qui règne dans son pays natal. Les peintures de cette période dépeignent des personnes dans des paysages bucoliques et semblent ainsi être une échappatoire à la réalité. Kokoschka a poussé plus loin cette pratique allégorique en Angleterre, où il s'est réfugié après l'annexion de l'Autriche par le national-socialisme. En exil, l'engagement politique de l'artiste, qui avait été qualifié de « dégénéré » par les nazis, se renforce."

"Après la guerre, Kokoschka s'installe en Suisse avec sa femme Olda et devient l'un des plus ardents défenseurs d'une Europe unie. Dans les œuvres de la fin de sa vie, Kokoschka revient à la radicalité et à la franchise de ses débuts quand il était l'enfant terrible de la scène artistique viennoise. Bien que cette période de créativité soit souvent passée inaperçue, elle a en fait inspiré toute une génération d'artistes désireux de redécouvrir le pouvoir de la peinture".


Parcours de l'exposition
Introduction
« Peintre mais aussi poète, écrivain, essayiste et dramaturge, Oskar Kokoschka (1886-1980) est associé aux mouvements artistiques et intellectuels de la Vienne du début du XXe siècle et à ses contemporains Gustav Klimt (1862-1918) et Egon Schiele (1890-1918). Ses premières productions constituent un choc pour le public et la critique qui le qualifient d’« Oberwildling », le plus sauvage d’entre tous. Cependant, la richesse de son parcours personnel et artistique excède ce contexte viennois, et nous permet de traverser à ses côtés le XXe siècle européen et ses bouleversements, sans jamais renier ses qualités premières. Sa soif d’indépendance l’a maintenu à l’écart des mouvements d’avant-gardes, ce qui explique sans doute une difficulté à l’intégrer dans les récits balisés de l’histoire de l’art. Si Kokoschka acceptait un qualificatif, c’était celui d’expressionniste, dans sa volonté de traduire par la peinture ses états d’âme et ceux de son époque. « Je suis expressionniste parce que je ne sais pas faire autre chose qu’exprimer la vie », a-t-il un jour déclaré. À ce titre, l’engagement dont il a fait preuve transparaît dans chacune de ses œuvres et situe l’artiste comme témoin essentiel de son temps et de ses transformations. » 
« Ce positionnement très libre explique l’évolution dans la réception de Kokoschka au fil des époques. Artiste sulfureux à ses débuts, il devient une cible privilégiée des nazis, qui en font le représentant d’un « art dégénéré » qu’ils souhaitent anéantir. Après avoir lutté par ses œuvres contre le fascisme, il devient après la Seconde Guerre mondiale une figure de référence de la réconciliation européenne et participe activement à la reconstruction culturelle d’un continent dévasté. Mais jusque dans ses dernières oeuvres, réalisées au cours des années 1970, il ne se départira jamais de son intransigeance et de son invention créative. »

Un « enfant terrible » à Vienne (1904-1916)
« Prônant l’unité des arts, les artistes de la Sécession et de la Wiener Werkstätte (1903-1932) inventent alors à Vienne des formes douces et végétales, qui prolifèrent aussi bien en art qu’en architecture. L’irruption d’Oskar Kokoschka sur cette scène artistique fait donc l’effet d’une « explosion dans un jardin », comme l’analyse l’historien Carl Emil Schorske.
Kokoschka s’affirme par la crudité de ses dessins et textes, qui annoncent le courant expressionniste. Son premier poème illustré en 1908, Les Garçons qui rêvent, dédié à Gustav Klimt en remerciement de son soutien, crée un scandale lors de son exposition à la « Kunstschau » de Vienne. Celui-ci se répète une année plus tard avec la première représentation de sa pièce de théâtre Meurtrier, espoir des femmes. »
« Qualifié de fauve par la critique, Kokoschka se rase la tête pour ressembler à un bagnard. Il rencontre aussi des alliés, en particulier l’architecte Adolf Loos (1870-1933), adversaire d’un art réduit à un usage purement décoratif. Kokoschka reçoit par le soutien de Loos de nombreuses commandes de portraits des membres de la société viennoise, qui n’acceptent pas toujours facilement le regard perçant que l’artiste pose sur eux. »
« Combinant des exagérations maniéristes avec son propre expressionnisme, Kokoschka parvient à mettre en lumière les états intérieurs de ses modèles. »

Avec les Wiener Werkstätte
« La Sécession, regroupant autour de Gustav Klimt les artistes rejetant l’art académique, revendique une alliance nécessaire avec les arts appliqués. Dans ce but, la Wiener Werkstätte [« Atelier viennois »] est fondée en 1903 sur le modèle des Arts and Crafts anglais, pour associer artistes et artisans dans la création d’un art total. »
« Les liens de cette association avec l’École d’arts appliqués de Vienne, où étudie Kokoschka à partir de 1904, sont nombreux. En octobre 1907, le jeune artiste organise une soirée théâtrale au Cabaret Fledermaus, haut lieu de rencontre de la vie artistique, démontrant son intérêt précoce pour la scène. Il obtient en outre plusieurs commandes, dont sa première oeuvre graphique d’envergure, Les Garçons qui rêvent (1908), poème écrit et illustré par Kokoschka, qui raconte l’éveil des adolescents à la sexualité. Toutefois, le rapprochement de Kokoschka avec l’architecte Adolf Loos, qui porte un regard critique sur ce mouvement qu’il juge assujetti au décoratif, le conduit à s’éloigner de l’association à partir de 1909. »

Der Sturm et les cycles graphiques
« Oskar Kokoschka entre en relation avec un réseau artistique et littéraire par l’intermédiaire de son ami Adolf Loos. Il rencontre notamment l’écrivain autrichien Karl Kraus (1874-1936), fondateur de la revue polémique Die Fackel, et, en 1910, l’éditeur berlinois Herwarth Walden (1878-1941), fondateur de la galerie et revue Der Sturm. »
« Jouant un rôle fondamental dans le développement des avant-gardes en Allemagne, Walden permet à Kokoschka de quitter un temps Vienne pour Berlin afin de collaborer à cette entreprise, en illustrant les pages de sa revue. L’exploration à laquelle il se livre, intime, provocante, aux accents misogynes caractéristiques de cette époque, se déploie dans les illustrations de sa pièce de théâtre Meurtrier, espoir des femmes (1908) avant d’investir la réalisation de cycles graphiques qui prennent une place centrale dans le parcours de l’artiste. »
« Faisant écho à sa relation amoureuse et conflictuelle avec la compositrice Alma Mahler (1879-1964), Colomb enchaîné (1913) et La Cantate de Bach (1914) décrivent les tourments, la fusion des pulsions de vie et de mort, et le rôle funeste des femmes dans le destin des hommes, selon une tradition qui va d’Arthur Schopenhauer à Otto Weininger. »

Première Guerre mondiale
« Le déclenchement du conflit, en septembre 1914, correspond à la rupture entre Alma Mahler et le peintre. »
« Adolf Loos le recommande pour intégrer le régiment des dragons impériaux, corps d’élite qui nécessite la vente d’un de ses chefs-d’oeuvre, La Fiancée du vent, pour acheter un cheval. Blessé sur le front russe en 1915 à la tête et aux poumons, il est soigné dans un hôpital à Brno. Il repart au front en 1916 comme peintre de guerre sur la bataille de l’Isonzo, en Italie. L’explosion d’une grenade le blesse à nouveau. Il est évacué à Vienne puis à Berlin.
De cette période dramatique, on ne conserve que quelques dessins qui témoignent de la violence des combats. »

Les années de Dresde (1916-1923)
« Déclaré inapte au service militaire, Kokoschka séjourne à Berlin à la fin de l’année 1916, où il signe un contrat avec le galeriste Paul Cassirer (1871-1926). Alors qu’il traverse une phase de profonde dépression liée à la guerre, il est soigné dans un centre de convalescence à Dresde. Il se rapproche de la scène artistique de la ville, notamment théâtrale, qui l’encourage à poursuivre ses créations dramatiques. En 1919, il obtient un poste de professeur à l’Académie des beaux-arts, qu’il occupe jusqu’en 1923. »
« Inquiet de l’instabilité du climat politique, des explosions révolutionnaires comme de leurs sanglantes répressions, il s’en distancie en affirmant la nécessaire indépendance de l’art. Il proteste notamment contre l’endommagement d’une toile de Rubens lors d’affrontements à proximité des musées de Dresde. Cela lui vaut la réprobation d’artistes Dada comme George Grosz (1893-1959) et John Heartfield (1891-1968), qui publient une tribune à son encontre.
À Dresde, Kokoschka visite régulièrement les musées et leurs chefs-d’oeuvre de Rembrandt, Titien, Raphaël. Il recherche de nouvelles formes d’expression picturale, tentant de « résoudre le problème de l’espace, de la profondeur picturale, avec des couleurs pures, pour percer le mystère de la planéité de la toile ».
« Les oeuvres de cette période se distinguent par leurs couleurs intenses et lumineuses, appliquées par juxtaposition et épousant librement les formes du sujet. »

La Poupée
« En 1918, plusieurs années après sa rupture d’avec Alma Mahler, Kokoschka commande à l’artiste Hermine Moos (1888-1928) une poupée à taille réelle à son effigie. L’artiste tente de concrétiser ainsi un fantasme, par ailleurs récurrent dans la littérature depuis le personnage d’Olympia des Contes d’Hoffmann (1817), celui d’une femme artificielle. Cette poupée fétiche est réalisée sur les instructions que Kokoschka fait parvenir à Hermine Moos, qui sont très précises dans les attendus esthétiques comme tactiles de l’objet. De nombreuses interprétations ont cours sur sa signification et sa place dans l’oeuvre de Kokoschka : objet auto-thérapeutique, censé réparer les blessures amoureuses et le traumatisme de la guerre ; mais aussi instrument performatif avant-gardiste, permettant à l’artiste d’explorer d’autres aspects de sa création, puisqu’il se met en scène et se peint en sa compagnie. En 1922, à l’issue d’une soirée, Oskar Kokoschka finit par détruire la poupée. Cette dernière séquence s’inscrit dans une représentation de la violence des hommes envers les femmes qui trouve de nombreux échos dans les réalisations des artistes de l’époque, du peintre George Grosz au cinéma expressionniste allemand. »

Voyages et séjour à Paris (1923-1934) 
« Le décès de son père, en octobre 1923, constitue une césure dans le parcours de Kokoschka. Il abandonne son poste d’enseignant à Dresde, mais il ne parvient pas à demeurer à Vienne, où son art n’est toujours pas accepté : en octobre 1924, l’une de ses toiles est lacérée par un visiteur lors d’une exposition à la Neue Galerie. Soutenu financièrement par son galeriste Paul Cassirer, Kokoschka entreprend des voyages à travers l’Europe, l’Afrique du Nord, puis l’Orient. Les paysages, vues urbaines, portraits d’hommes et d’animaux qu’il produit alors tranchent avec le style qu’il expérimentait à Dresde, où il avait réalisé une série de vues de l’Elbe depuis son atelier. La matière est fluide, la palette élargie par de nouveaux rapports de couleurs et les touches enlevées, comme un écho aux traversées rapides de ces contrées. La recherche de lieux spectaculaires pour peindre se présente souvent comme une expédition et une occasion de rencontrer des personnages hors du commun. »
« Durant cette période faste, Kokoschka tente de mieux se faire connaître à Paris et à Londres en y faisant des séjours prolongés. En 1931, la galerie Georges Petit présente sa première exposition personnelle à Paris. »
« L’accueil de la critique est enthousiaste et parle d’une révélation, mais le contexte économique lui est défavorable. En effet, le suicide de Paul Cassirer le 7 janvier 1926, puis la crise de 1929, l’ont affaibli financièrement. En grande difficulté, Kokoschka retourne à Vienne en 1932 ; il trouve la ville en proie à de graves troubles politiques liés à l’ascension du fascisme. »

Résistance à Prague (1934-1938)
« Dès l’arrivée de Hitler au pouvoir, Kokoschka s’engage publiquement contre le nazisme. En mai 1933, il proteste contre la démission de l’Académie des beaux-arts de Prusse du peintre Max Liebermann (1874-1935), grande figure intellectuelle et morale, dans une tribune du quotidien allemand Frankfurter Zeitung. »
« À Vienne, la guerre civile de 1934 qui oppose les fascistes aux socialistes fragilise la santé de sa mère, qui meurt quelques semaines plus tard. En difficulté financière, il émigre alors à Prague, ville dont son père était originaire et où réside sa soeur, Berta. Il y rencontre Olda Palkovskà (1915-2004), étudiante en droit, qu’il épousera en 1941. »
« Depuis la Tchécoslovaquie, il voit le piège du nazisme se refermer progressivement sur l’Europe. Il publie de nombreux articles et organise des conférences pour alerter sur ce danger. L’exposition itinérante d’art dégénéré exhibe neuf de ses peintures aux côtés de nombreux chefs-d’oeuvre de l’avant-garde européenne. Il y répond par un magistral Autoportrait en « artiste dégénéré ». Comme un défi lancé à cette situation, ses oeuvres n’ont jamais été aussi chatoyantes et bucoliques. La touche décrit avec précision une nature luxuriante qui envahit la toile, décor pour des mises en scène énigmatiques. »

Des oeuvres face au fascisme
« Avec la montée en puissance et l’accession au pouvoir des nazis en 1933, les avant-gardes artistiques européennes sont accusées par les fascistes de participer à la décadence des sociétés modernes ; les œuvres de Kokoschka deviennent des cibles de choix. Dès 1932, cinq de ses tableaux sont saisis dans les musées de Dresde, et, après l’arrivée de Hitler au pouvoir, toutes ses oeuvres sont décrochées des collections publiques. »
« On dénombre en totalité quelque six cents œuvres de l’artiste saisies dans les musées allemands – peintures, dessins, estampes. Certains tableaux circulent dans l’exposition itinérante « Entartete Kunst » (« Art dégénéré ») qui attire d’immenses foules à Munich, Berlin et Vienne en 1937 et 1938. D’autres seront vendus aux enchères, notamment aux ventes de Lucerne de juin 1939 pour contribuer à l’effort de guerre nazi. La Fiancée du vent, chef-d'œuvre de Kokoschka, saisie des collections de la Kunsthalle de Hambourg et présentée dans l’exposition « Entartete Kunst », est vendue ensuite au Kunstmuseum de Bâle par le galeriste Karl Buchholz (1901-1992), juste avant la vente de Lucerne. Pour ces raisons de provenance comme pour des questions liées à la fragilité de l’oeuvre, celle-ci ne quitte jamais les murs du musée de Bâle. D’autres oeuvres appartenant à des collectionneurs juifs sont spoliées, puis revendues ou détruites. Certaines sont aujourd’hui encore portées disparues. »

Une résistance culturelle
« Face aux attaques qu’il subit, Kokoschka prend le parti du combat par sa participation aux organisations et aux expositions antifascistes, depuis son départ à Prague, en 1934, puis à Londres, en 1938. Il est élu président honoraire de l’Union des artistes libres créée à Paris par des artistes et des critiques exilés allemands, puis, en 1939, il s’implique dans l’Association culturelle allemande libre en Grande-Bretagne [Freier Deutscher Kulturbund in Großbritannien (FDKB)]. Kokoschka y côtoie l’artiste John Heartfield (1891-1968) et l’écrivain Stefan Zweig (1881-1942). Les positions de l’artiste sont alors résolument pro-soviétiques, ce qu’il aura tendance à minimiser dans la période d’après-guerre. Par ses prises de position publiques, et sa participation à de nombreuses initiatives dans le champ culturel et politique, il affirme progressivement son pacifisme et la nécessité d’une réconciliation, qui suit la progression et la victoire des armées alliées. »

Exil politique en Angleterre (1938-1946)
« Depuis son exil en Angleterre, Oskar Kokoschka ne reste pas inactif. Il doit tout reconstruire dans ce pays où son art n’est pas encore reconnu. Ils vivent avec Olda dans un relatif dénuement, entre Londres et Polperro, en Cornouailles, où le peintre commence avec Le Crabe une série d’oeuvres allégoriques sur le basculement de l’Europe dans la guerre.
Cet ensemble de toiles de petites dimensions, en raison des difficultés d’approvisionnement, constitue un témoignage unique sur la traversée de cette époque dramatique. Les moyens artistiques dont use Kokoschka empruntent à une multiplicité de registres, mythologiques, satiriques ou encore populaires. Les classifications traditionnelles de la peinture volent en éclats : la noblesse de la peinture d’histoire est dévoyée, dans des traits d’humour désespérés, par la vulgarité des représentations. Kokoschka ne se contente pas de commenter la situation. Par la réalisation d’affiches qu’il fait placarder et la publication d’articles, il affirme aussi son pacifisme et la nécessité d’une réconciliation. En 1947, il obtient la citoyenneté britannique et peut à nouveau circuler à travers l’Europe. S’il rend immédiatement visite à sa famille à Vienne, il refuse néanmoins de s’y installer. Cette même année, une grande rétrospective de son oeuvre est organisée à la Kunsthalle de Bâle qui le consacre comme artiste majeur et acteur incontournable de la reconstruction culturelle européenne. »

Un artiste européen en Suisse (1946-1980)
« En 1949, Kokoschka bénéficie d’une grande rétrospective au MoMA, à New York. Il confirme ainsi son statut d’artiste international et multiplie les portraits de personnalités politiques de premier plan : Theodor Körner (1873-1957), premier président d’Autriche élu au suffrage universel, ou Konrad Adenauer (1876-1967), premier chancelier de la République fédérale d’Allemagne. Installé à partir des années 1950 à Villeneuve, sur le lac Léman, en Suisse, l’artiste peut donner l’impression de savourer la reconnaissance dont il bénéficie. » 
« Pourtant, il ne cesse de remettre en jeu sa peinture. Opposant véhément à l’art abstrait, qui participe selon lui de la déshumanisation des sociétés modernes, il ouvre à Salzbourg en 1953 une « École du regard » qui prodigue un enseignement par l’image et l’observation fondé sur les écrits du pédagogue Jan Amos Comenius. Cette école est financée par Friedrich Welz (1903-1980), galeriste autrichien qui fut compromis avec le régime nazi et avec qui Kokoschka, engagé dans un tournant politique de réconciliation, accepte de travailler. À cette époque, Kokoschka se distingue comme un grand Européen et un fervent défenseur d’un continent unifié. Allant au-delà des oppositions politiques, Kokoschka multiplie les représentations de récits mythologiques et de tragédies grecques. De la légende de Prométhée à la pièce Les Grenouilles d’Aristophane, il recherche dans ces récits exemplaires des moyens d’analyser la situation actuelle de l’Europe et en livre un commentaire critique. »
« Les oeuvres des dernières années de Kokoschka témoignent d’une radicalité picturale proche de ses premières oeuvres, dans la crudité sans concession des descriptions et l’urgence de la touche, ouvrant la voie à une nouvelle génération de peintres. Sa croyance dans la puissance subversive de la peinture, vecteur d’émancipation et d’éducation, demeure inébranlable jusqu’à sa mort. »

Kokoschka, créateur d’affiches
« Au cours de sa carrière, Kokoschka réalise de nombreuses affiches qui reflètent son évolution stylistique, tout autant que ses préoccupations personnelles et politiques. Ses premières réalisations témoignent de son intention de provoquer et d’asseoir une stature de personnage public. L’affiche annonçant sa pièce Meurtrier, espoir des femmes (1908) utilise l’iconographie religieuse de la Pietà et choque les Viennois par sa crudité. Celle pour la promotion de la revue berlinoise Der Sturm (1910) montre l’artiste en paria, le crâne rasé, indiquant la blessure que lui ont infligée métaphoriquement les critiques injurieuses de la bonne société. Mais Kokoschka utilise ce médium également pour prendre position, convaincu que les artistes ont pour rôle d’alerter sur les périls qui menacent les sociétés. Cet aspect politique apparaît clairement dans Le Principe. Avec la Marianne en sang et la devise « Liberté, Égalité et Fratricide ! », il exprime avec ironie sa crainte que les affrontements sanglants de novembre 1918 ne conduisent à une guerre civile en Allemagne. Son affiche Aidez les enfants basques (1937), qu’il fit placarder dans les rues de Prague, proteste contre le bombardement de Guernica et suggère que la Tchécoslovaquie puisse, être la prochaine cible. Un message jugé trop délicat par le gouvernement, qui fit retirer les affiches par la police. L’affiche commandée pour les Jeux olympiques de Munich, en 1972, s’inscrit finalement dans sa série de dessins au crayon de couleur plus intime et évoque son amour pour la Grèce antique, berceau d’une Europe démocratique. » 

Biographie

« 1886
Naissance le 1er mars à Pöchlarn, en Autriche.
1904-1909
Études à l’École des arts appliqués du musée des Arts et de l’Industrie à Vienne.
1910-1911
À Berlin, collabore à la revue Der Sturm, fondée par Herwarth Walden. Première exposition personnelle à la galerie Paul Cassirer.
1912
Rencontre Alma Mahler, voyage avec elle à Naples, Venise et dans les Dolomites.
1914-1916
Intègre le régiment des dragons. Séparation définitive avec Alma Mahler. Blessé deux fois sur les fronts russe et italien.
1916-1917
Convalescence à Berlin, puis à Dresde. Contrat avec la galerie Paul Cassirer. Ses pièces sont jouées au Cabaret Voltaire à Zurich, puis au Albert Theater à Dresde.
1918
Commande une poupée d’après Alma Mahler à l’artiste munichoise Hermine Moos.
1920
À la suite des violentes émeutes en Allemagne, controverse avec les artistes George Grosz et John Heartfield, qui publient contre lui l’article « La canaille de l’art » [‘Der Kunstlump’] dans le journal Der Gegner.
1921-1922
Première de sa pièce Orphée et Eurydice. Expose au pavillon allemand à la Biennale de Venise.
1923
Congé de deux ans d’enseignement pour voyages.
1924-1929
Voyages financés par la galerie Paul Cassirer à travers l’Europe (Suisse, Italie, France, Monaco, Portugal, Espagne, Pays-Bas, Royaume-Uni).
1927
Grande rétrospective à la Kunsthaus de Zurich.
1928-1930
Voyages en Afrique du Nord, au Proche-Orient et en Europe (Tunisie, Algérie, Égypte, Palestine, Syrie, Liban, Grèce, Turquie).
1930-1933
Crise financière et rupture du contrat avec la galerie Cassirer. Premières confiscations à Weimar et Dresde d’oeuvres de Kokoschka considérées comme « dégénérées ».
1934
Guerre civile à Vienne. Décès de la mère de Kokoschka et installation à Prague, où il rencontre Oldriska-Aloisie Palkovskà, ou Olda.
1935
Peint le portrait du président tchèque Tomáš Masaryk, qui l’aide à obtenir la nationalité tchèque.
1936
Membre de la délégation tchèque au Congrès universel pour la paix, à Bruxelles.
1937
Une rétrospective est organisée par Carl Moll et la Sécession au musée des Arts et de l’Industrie à Vienne. L’exposition « Art dégénéré », comprenant neuf peintures de Kokoschka, circule en Allemagne et en Autriche.
1938
Le 8 octobre, à l’initiative d’Olda, le couple fuit en Angleterre.
Des œuvres de Kokoschka sont montrées dans des expositions antifascistes à Londres et à Paris.
1939
Neuf peintures de Kokoschka, saisies dans les collections allemandes, sont vendues par la galerie Fischer de Lucerne au profit des nazis. Entame sa série des allégories politiques.
1941
Mariage avec Olda. Devient président de l’Association culturelle allemande libre en Grande-Bretagne [Freier Deutscher Kulturbund in Großbritannien (FDKB)].
1942
Peint le portrait d’Ivan Maïski, ambassadeur soviétique à Londres.
1947
Prend la nationalité britannique et prépare sa rétrospective à Bâle.
1948
Voyages en Italie. Première rétrospective itinérante aux États-Unis.
1951
Achète un terrain à Villeneuve, au bord du lac Léman, pour y construire sa Villa Dauphin.
1953
Ouverture de l’Académie internationale d’été à Salzbourg où Kokoschka fonde son « École du regard ».
1954
Réalise le triptyque des Thermopyles pour l’université de Hambourg.
1966
Peint le portrait de l’ancien chancelier de la République fédérale d’Allemagne, Konrad Adenauer.
1975
Reprend la nationalité autrichienne.
1980
Le 4 janvier, Kokoschka est victime d’une attaque cérébrale et meurt le 22 février à Montreux. »

EXTRAITS DU CATALOGUE

AVANT-PROPOS
FABRICE HERGOTT, Directeur du Musée d'Art Moderne
« Bien qu’il ne s’agissait que de gravures et de quelques aquarelles, la seule exposition rétrospective d’Oskar Kokoschka qui ait eu lieu à Paris se tint en 1974 au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris. L’artiste vivait encore et, en préface du catalogue, le directeur du musée, Jacques Lassaigne, écrivait : « L’homme est venu parmi nous. Il a peint de notre ville comme de Venise, Prague, Londres de vastes portraits-paysages où il épanche son cœur. Son éclatante personnalité a impressionné ceux qui l’ont connu. Son nom est illustre dans le monde. Sa stature puissante s’est imposée au loin. Sa pensée qui s’exprime en formules frappantes a suscité des controverses. Mais son oeuvre demeure inexplicablement méconnue. »
Près de cinquante plus tard, si le nom de Kokoschka continue à résonner comme celui de l’un des artistes majeurs issus de la Sécession viennoise, aux côtés de Gustav Klimt et d’Egon Schiele, sa notoriété, qui fut considérable de son vivant, n’est plus la même, et son oeuvre reste « inexplicablement méconnue ».
En 1983, la grande exposition du musée des Beaux-Arts de Bordeaux, la dernière et seule véritable rétrospective en France, ne changea rien. Kokoschka était mort depuis trois ans, et cette exposition arrivait trop tard ou, peut-être, trop tôt. Bien entendu montrés en 1986 au Centre Pompidou, dans la grande exposition « Vienne 1880-1938. L’Apocalypse joyeuse », ses tableaux, qui « ne se limitent pas à la représentation objective, [mais] attestent de la prodigieuse capacité de l’artiste à mettre au jour l’âme de ses sujets », furent très remarqués. Il est néanmoins difficile, en France, de se rendre compte de la grande originalité de son oeuvre picturale qui, bien que conséquente, est quasi absente des collections publiques – on oublie souvent qu’un accrochage, même temporaire, sur les cimaises des musées participe à la compréhension ou à la redécouverte des artistes et des œuvres aussi efficacement qu’une exposition. Un mystère peut tout simplement tenir à une absence, et cette absence est parfois due à des circonstances sans rapport aucun avec l’oeuvre. Est-ce parce qu’au lendemain de la Première Guerre mondiale, Kokoschka était présenté à la Biennale de Venise en tant qu’artiste allemand que le public français s’en détourna, cependant que la presse allemande le considérait comme un « étranger » ? Est-ce parce qu’il a eu peu de liens en France ? Bien qu’y ayant souvent séjourné dès les années 1920 et au début des années 1930, et malgré son amitié avec Jules Pascin et Brassaï, il ne parvint pas à s’intégrer dans la société artistique. Le critique d’art britannique John Berger observe avec un certain regret que le peintre « n’a pas créé de langage nouveau ».
Mais n’est-ce pas une question de perception ? Qu’est-ce qu’un langage nouveau en art ? Ayant une vision très étendue de l’art, comme en témoignent ses écrits, en particulier les essais publiés en français en 2021, Kokoschka ne croyait pas que celui-ci puisse changer aussi radicalement que peut le faire la société. Il considérait ainsi que la peinture avait peu évolué depuis l’Antiquité. Par ailleurs, l’art produit à Vienne avant 1914 était véritablement mal connu en France jusqu’après la Seconde Guerre mondiale, puis progressivement découvert. L’exposition du Centre Pompidou, en 1986, a marqué l’apogée d’une reconnaissance française, mais suspendu au-dessus du vide des expositions et des collections nationales sur cette période. Une situation sans comparaison avec celle d’ autres pays, comme l’Autriche bien entendu, mais aussi l’Allemagne et les Pays-Bas, les États-Unis et la Grande-Bretagne, qui ont régulièrement accueilli des expositions après la mort de Kokoschka, et dont les musées, bien pourvus de ses oeuvres, les exposent fièrement. 
Fuyant le régime hitlérien, Kokoschka fut accepté en Angleterre –mieux qu’en Autriche avant la guerre – et obtint même la nationalité britannique. L’historien Ernst Gombrich l’y a rencontré, est devenu son ami et a plusieurs fois salué son art comme sa personnalité, cette indépendance si particulière sans doute en accord avec le caractère dominant des Anglais. À la Tate, à Londres, sont ainsi conservés ses tableaux politiques des années 1940 et son dernier et étonnant autoportrait, Time, Gentlemen Please.
La vie de Kokoschka fut intense, tant sur le plan personnel que du point de vue social et historique, et exceptionnellement mobile. Il fut souvent malgré lui aux premières loges d’événements destructeurs, des guerres à la passion amoureuse, qui comblèrent au-delà de ses attentes son goût pour l’observation et le surplomb. Si cette longue vie lui a permis de créer l’une des oeuvres les plus captivantes du XXe siècle, elle a contribué à ce que l’essentiel de son travail soit longtemps regardé comme une continuation de la production de sa jeunesse. Une erreur d’appréciation probablement liée à son attachement au réalisme. Ses portraits, saisissants de ressemblance, qui comptent parmi les plus fascinants de l’art moderne, révèlent l’acuité de son regard. La recherche par Kokoschka du rendu de la vérité rejoint la formule de Karl Kraus selon laquelle le grand mensonge qu’est l’art parvient à dire la vérité.
Kokoschka était autant un grand faiseur de natures mortes, de paysages (urbains ou non) et même de tableaux d’histoire que l’un des meilleurs peintres de la passion amoureuse (ce que montre sa série sur et autour d’Alma Mahler) et un audacieux artiste politique. Disant que son sujet était la société, il ne se priva pas d’exécuter des peintures allégoriques d’une extrême liberté.
Son Autoportrait en « artiste dégénéré » de 1937, réponse à l’exposition de propagande contre l’art moderne du régime hitlérien, témoigne de sa détermination à rester indépendant.
Peint au mi-temps de sa vie, à son moment le plus dangereux, ce tableau est une affirmation paisible de la conscience de soi d’un artiste. Un hymne à l’individu à la fois sensible et solide comme un roc – à l’image de ce qu’est l’art de peindre, et de voir, de l’artiste.
Si son oeuvre est considérable, n’oublions pas l’animal intellectuel que Kokoschka fut de son vivant, très présent et tout en engagements qui furent à la hauteur de son existence, une sorte de tourbillon au-dessus de l’abîme. Sa longévité explique sans doute que l’on ait soupçonné que, partant d’aussi haut, son oeuvre ne pourrait aller aussi loin. C’était oublier qu’avant d’être l’artiste d’une vie, il est un artiste de la vie, dont il avait choisi de montrer le caractère foisonnant. Sa peinture d’ailleurs ne lui suffisait pas. Outre ses tableaux et son impressionnante œuvre graphique, Kokoschka fut un dramaturge remarquablement créatif, un écrivain, un conférencier hors du commun et un excellent professeur d’art. Ma vie et Mirages du passé sont des ouvrages parmi les plus intéressants qu’un artiste ait écrit sur lui-même.
La traduction récente en français de certains de ses textes enrichit encore le regard sur l’homme et sur l’oeuvre. Le caractère tantôt assuré, tantôt tremblé de sa touche, la richesse de son traitement des couleurs en font peut-être le plus grand artiste baroque de son temps. John Berger l’a très justement rapproché de Pierre-Paul Rubens, portant un même regard sur le monde, mais doué d’une capacité à faire émerger du symbolique tout en étant au plus près de son sujet. Au terme d’une énumération convaincante des points communs entre les deux peintres, Berger note qu’à l’instar de Rubens, Kokoschka « a peint la chair humaine comme si elle était un jardin et chaque coup de pinceau une floraison ». De nos jours, les artistes et le public à leur suite regardent l’avenir en cherchant dans le passé de l’art les moyens qui peuvent leur permettre d’avancer dans la bonne direction.
Des oeuvres comme celles de Kokoschka s’avèrent précieuses. 
Sans doute parce qu’il a vu le désastre de près, qu’il en a souffert et a pu le conjurer. Son oeuvre est une invitation au courage et à la liberté, de dire mais aussi devoir, deux qualités rarement associées. Elles tiennent pour beaucoup de l’affirmation de soi, une affirmation de son existence physique dans le monde contre la déchéance et l’oubli.
Cette exposition, décalée à plusieurs reprises en raison de la pandémie de 2020 et 2021, n’aurait pu avoir lieu sans la patience et le soutien de nos nombreux partenaires et amis. En premier lieu, la Fondation Oskar Kokoschka, à Vevey, qui fut une référence permanente durant la mise en place de cette exposition. Bien entendu, la plupart des grands musées en Europe et aux États-Unis, où l’oeuvre est largement représentée et presque toujours exposée, mais aussi d’importantes collections qui ont accepté de faire en sorte que la peinture de cet immense artiste soit enfin montrée à Paris.
Si l’idée qui amena à cette exposition est la plus simple qui puisse la justifier, à savoir qu’il n’y en a jamais eu dans une capitale, malgré l’importance de Kokoschka, l’élément déclencheur vient d’une conversation il y a presque dix ans avec Dieter Buchhart.
Alors qu’il venait de concevoir presque coup sur coup deux expositions mémorables pour le musée d’Art moderne, sur Jean-Michel Basquiat et Keith Haring, nous avons discuté à bâtons rompus des artistes qu’il serait intéressant d’exposer. Quand j’évoquais le nom de Kokoschka, l’un des artistes que j’aime depuis toujours mais dont la peinture est presque inconnue en France, il me dit qu’enfant à Vienne, c’est une exposition Kokoschka visitée avec ses parents qui lui révéla que sa vocation serait de s’intéresser à l’art moderne et de devenir commissaire d’exposition. Je ne peux que le remercier d’avoir suivi cette idée et d’avoir contribué, avec Anna Karina Hofbauer, et l'aide de Cedric A. Huss, à la transformer en réalité. Une réalité qui n’aurait pu exister sans le commissariat, à Paris, de Fanny Schulmann, conservatrice en chef au musée d’Art moderne et dont la contribution à la belle exposition « Arnold Schönberg. Peindre l’âme », en 2016 au musée d’Art et d’Histoire du judaïsme, avait démontré son intérêt pour les avant-gardes européennes. Mes remerciements vont également à Anne Bergeaud, qui a géré auprès d’elle ce projet passionnant– dont le Museo Guggenheim de Bilbao accueillera dans quelques mois la seconde étape. Que toutes les équipes du Musée d’Art Moderne de Paris et de Paris Musées trouvent ici l’expression de ma plus grande gratitude, tant pour l’organisation de cette exposition que pour la publication du catalogue qui, grâce aux divers intervenants, des auteurs au graphisme et au service éditions de Paris Musées, apporte un regard nouveau sur une oeuvre toujours plus vivante. »

OSKAR KOKOSCHKA : REBELLE, HUMANISTE ET EUROPÉEN
Dieter Buchhart, commissaire de l'exposition
[...]
« Oskar Kokoschka était un radical. Il a tout juste 23 ans lorsqu’il se lance à l’assaut de Vienne, capitale de la monarchie des Habsbourg, en sa qualité de «sauvageon en chef» (Oberwildling) au crâne rasé. Soutenu par Gustav Klimt, il connaît très tôt le succès au sein du milieu artistique viennois, influence le jeune Egon Schiele et accède à la reconnaissance internationale au plus tard à l’issue des deux terribles conflits mondiaux. Dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, il appelle de ses vœux une Europe unie, et son oeuvre tardive inspirera le courant émergent des Nouveaux Fauves, en Autriche et en Allemagne. Après sa mort, le 22 février 1980, les passions s’apaisent peu à peu autour du peintre, auteur d’un portrait de l’ancien chancelier Konrad Adenauer qui restera accroché derrière le bureau d’Angela Merkel durant ses seize années au pouvoir. Le nom d’Oskar Kokoschka se trouve bientôt associé à ceux de Gustav Klimt, Egon Schiele et Koloman Moser dans les études sur la vie artistique viennoise autour de 1900. C’est en particulier le cas hors de l’espace germanophone, comme en témoigne l’exposition organisée en 2005 aux Galeries nationales du Grand Palais, à Paris. Mais qu’est-ce qui fait de ce peintre l’un des très grands de l’histoire de l’art, lui qui, après ses débuts dans la Vienne impériale, enchaîna un passage par Dresde, plusieurs années de voyages, une émigration en Tchécoslovaquie et un exil forcé en Grande-Bretagne en tant qu’artiste «dégénéré», avant d’élire domicile en 1951 à Villeneuve, en Suisse, au bord du lac Léman ?
Quelles sont ses réalisations les plus remarquables? Et dans quelle mesure a-t-il contribué à façonner l’histoire de l’art, mais aussi à influencer ses contemporains et les générations de créateurs à venir? Nous tenterons de répondre à ces questions en évoquant quelques œuvres centrales de la carrière de Kokoschka, qui s’étend sur sept décennies.
Le « sauvageon en chef » de Vienne, innovateur radical
En 1907, influencé par l’Art nouveau, Kokoschka commence à concevoir des cartes postales au sein de la Wiener Werkstätte. 
Mais son livre de contes Die träumenden Knaben [Les Garçons en rêve], bien que dédicacé « À Gustav Klimt avec toute mon admiration », laisse déjà entrevoir une prise de distance, qui le fera rompre par la suite avec ce style. La même année, il réalise également des dessins de nus, dont le trait parfois anguleux, réduit à des contours et à quelques lignes intérieures, s’oppose aux galbes sinueux et sensuels de son mentor.
D’une sobriété impitoyable, ses filles et garçons, femmes et hommes de tout âge, prennent le contre-pied des nus lascifs et à forte charge érotique de Klimt. Car les lignes appuyées de Kokoschka, les corps et les membres contorsionnés rehaussés d’un lavis délicat dans Tanzender Mädchenhalbakt mit hochgehobenem Rock [Jeune fille à demi nue dansant la jupe relevée], ou encore les mains crispées des Zwei junge Mädchen beim Ankleiden [Deux jeunes filles en train de s’habiller] ne tendent ni vers la beauté ni vers l’harmonie, tandis que les contours nets et la gestuelle appuyée se détachent avec dureté sur le blanc du papier. La rupture de Kokoschka vis-à-vis de l’Art nouveau et de Klimt incite Schiele à se lancer à son tour dans le dessin de femmes, d’enfants et de maisons « prolétaires ». Aux traits de crayon grossiers et aux couleurs sommaires de son confrère, Schiele oppose cependant dans un premier temps un modelage plus franc des visages et des chevelures. Comme dans les premiers dessins de Kokoschka, le contour de ceux de Schiele devient une « ligne de démarcation entre le blanc du papier et le corps acculé à son minimum existentiel ». Les travaux de Carl E. Schorske sur la « fin de siècle » viennoise confirment l’importance artistique et l’influence de Kokoschka. À partir des exemples de Klimt et de Kokoschka, figures emblématiques de la Sécession et de l’expressionnisme, l’auteur aborde la crise et les bouleversements advenus à Vienne autour de 1900. Selon lui, le fait que Klimt, « engagé dans la vie publique », se retranche dans ses propres canons esthétiques après que ses « peintures des Facultés » destinées à l’université de Vienne ont été refusées, marque une tentative de compenser esthétiquement la crise d’identité de la grande bourgeoisie. Il considère que Kokoschka, en tant que représentant de l’expressionnisme, incarne le postulat de vérité de l’art moderne et exprime dans un langage nouveau et sans concessions la vie pulsionnelle et l’authenticité de l’âme. L’historien de l’art Werner Hofmann estime lui que le tournant du siècle à Vienne « a été marqué par des individus qui savaient manier leurs propres contradictions d’une façon productive. D’un point de vue spirituel et artistique, leur échelle d’intuition était non seulement ouverte à la pluralité des voix, mais en outre portée par elle. » Les réflexions de Hofmann et de Schorske diffèrent sur deux points : Hofmann intègre Schiele dans les siennes et développe en outre l’idée de « polymorphisme » comme grand paradigme de la modernité. 
Wolfgang Welsch, pour sa part, voit dans la pluralité de voix qui caractérise la fin de siècle viennoise un « phénomène postmoderne ». Quant à Jean Clair et Kirk Varnedoe, ils défendent tous deux une réévaluation de la modernité et en particulier de la situation à Vienne autour de 1900.
Varnedoe récuse en particulier les notions habituellement associées de « décadence » et de « génie » ou le concept d’ « avant-garde défensive », qu’il condamne comme des clichés dépassés sur cette époque. En 1990, Jacques Le Rider évoque le caractère « antimoderne » du modernisme viennois, à l’origine selon lui de la « crise de l’identité » du sujet, et qui annonce la « postmodernité des années 1970 et 1980 ». La réévaluation de la modernité viennoise par ces différents auteurs dans les années 1980 porte aussi sur la place de l’oeuvre de jeunesse de Kokoschka, en particulier lorsque sont convoqués des termes tels que « antimoderne », « crise d’identité » et « pluralité des voix », Schiele se retrouvant sous les feux de la rampe, car considéré comme le « point focal dans lequel les événements contemporains trouvent leur symbole ».
Dès sa première exposition à la Kunstschau de Vienne en 1908, Kokoschka est proclamé « enfant terrible » et « sauvageon en chef », établissant ainsi sa réputation de « Kokoschka le fou ».
Avec ses premiers nus et dessins à l’encre, puis ses « portraits psychologiques », il s’affirme comme le novateur radical qui va incarner la modernité, par son trait agressif et sa technique picturale atypique. Son apologie de la violence féminicide dans Amokläufer [Le Fou délirant], peint en 1909 en lien avec sa pièce Mörder, Hoffnung der Frauen [Meurtrier, espoir des femmes], montre la laideur, l’agressivité sans bornes et la soif de sang du meurtrier. Si, d’un point de vue formel, on note encore une certaine filiation avec Les Garçons en rêve, la rupture avec l’Art nouveau en général semble manifestement consommée. Sous l’influence des tatouages ornant les statues maories traditionnelles, l’artiste réduit par la suite ses dessins à l’encre à des lignes nettes, tracées à la plume d’acier, qui reflètent la brutalité de ses thèmes grâce à l’interaction de « hachures fragmentées, d’ornements calligraphiques et de déformations corporelles ». Kokoschka transpose cette structure hachurée dans ses premiers portraits, auxquels il se consacre surtout entre 1909 et 1912, en réalisant plus de soixante grâce à l’entremise de l’influent architecte Adolf Loos. Le soutien de ce dernier, tout comme sa propre réception des œuvres d’artistes internationaux tels que Vincent Van Gogh ou Edvard Munch, qu’il découvre au plus tard lors de l’Exposition internationale d’art de Vienne en 1909, favorisent son avènement rapide au rang de grand novateur de son temps. Dans le double portrait de Hans et Erika Tietze, daté de décembre 1909, la technique picturale singulière de Kokoschka atteint déjà un premier sommet. Erika Tietze-Conrat note, à ce propos: « Kokoschka se mettait à peindre avec un pinceau qu’il abandon - nait toutefois rapidement pour continuer avec le bout des doigts. De ses ongles, il griffait la couche de fond pour y tracer des lignes extraordinaires. » Dans la lignée de ses dessins à l’encre, Kokoschka ajoute à présent à ses toiles une trame dense et hachurée de griffures, à la façon d’un film posé sur un fond changeant aux couleurs diffuses (rougeâtre, jaune-vert et bleu).
Le procédé met en valeur les personnages, tout en esquissant une sorte de paysage autour d’eux. Les différentes parties du visage et les mains sont délimitées par une alternance entre la peinture pâteuse et le grain de la toile dégagé par grattage et essuyage. La pâleur des traits et des mains d’Erika Tietze-Conrat contraste ainsi avec les mains de Hans Tietze, rehaussées de rouge et forçant la diagonale, qui constituent le centre du tableau. 
De fait, Kokoschka façonne la peinture de l’extrémité de son pinceau, mais aussi avec ses doigts, ses ongles ou encore des lambeaux de tissu, cherchant à mettre littéralement à nu ce qui se trouve en dessous, « le parcours des nerfs, les muscles et les tendons ». Son portrait du célèbre scientifique Auguste Forel témoigne également d’une forte volonté d’expérimentation picturale. Comme le relate la fille du modèle, Marta, « Kokoschka a peint l’ensemble du tableau presque uniquement avec les mains et a tracé la chevelure en grattant de ses ongles dans les fines couches de peinture ». Cette façon de travailler rapidement, en prise directe avec la matière, devient la marque de ses premières œuvres, caractérisées par des parties du corps parfois simplement esquissées, une application parcimonieuse de la peinture, des coups de pinceau dans toutes les directions, un recours à la peinture au doigt et aux griffures, arbitraires ou structurées. Kokoschka cherche ainsi à saisir l’homme, sa psyché, ce qu’il cache. Albert Ehrenstein le décrit avec justesse : « Ce n’est pas un boucher, mais un éventreur d’âmes. En peignant les mains et la tête de ses sujets, il met à nu leur squelette mental de manière fantomatique. Cette sorte de “psychotomie” sinistre fait penser à une vivisection. » Ce faisant, Kokoschka confère au corps de Forel perméabilité et transparence, le montrant à la fois transpercé de lumière et comme en voie de dissolution. Il se concentre sur la tête du modèle en tant que symbole de l’esprit, les mains servant de support d’expression. Il en va autrement du journaliste Julius Szeps dans le portrait Der Rentmeister [L’Homme d’affaires], dont Kokoschka a façonné la silhouette plus compacte et le visage charnu par un jeu de griffures et d’insertions modelées du bout des doigts. Vater Hirsch [Le Père Hirsch] exposé pour la première fois en 1910 aux murs de la galerie de Paul Cassirer à Berlin sous le titre Ein brutaler Egoist [Un égoïste brutal], confirme l’intérêt de Kokoschka pour le portrait à cette époque. Il peint également le fils Hirsch, connu sous le pseudonyme d’Ernst Reinhold, le dotant d’une main charnue particulièrement expressive et d’yeux d’un bleu éclatant – le tableau sera baptisé plus tard Der Trancespieler [Le Joueur en transe]. La variété picturale de Kokoschka passe par de nombreuses expérimentations. Ainsi, dans Herwarth Walden, la peinture appliquée pour partie directement à partir du tube dynamise la composition, comme sous l’influence du futurisme. L’artiste donne toujours, selon les termes de Paul Westheim, un « aperçu immédiat du mécanisme compliqué qu’est l’humain ». Certaines œuvres de Kokoschka, dont l’esthétique évoque un cristal rocheux, traduisent sa réaction très personnelle au cubisme et au futurisme. C’est le cas dès 1911 du portrait du compositeur Egon Wellesz, pour lequel le modèle décrit ainsi le processus de création: « Kokoschka commença à travailler pendant que je jouais du piano, travaillais à mon bureau ou faisais les cent pas dans la pièce […]. Le premier jour, je lui demandai si je pouvais bouger pendant qu’il peignait. “Me pensez-vous donc si mauvais peintre, répondit-il, que je ne puisse vous peindre qu’assis? Faites comme bon vous semble.” Il avait posé sur un fauteuil le cadre de la toile, avec son fond déjà peint, et entrepris d’étudier mon visage et le mouvement de mes mains. Puis, sans pinceau, il se mit à peindre avec l’index de la main droite … »
Comme le note Werner Hofmann, c’est à cette époque qu’un renouveau décisif de l’esthétique se manifeste tant en musique, en architecture et en littérature que dans les arts plastiques. Les réflexions de Hofmann sur l’immeuble imaginé par Adolf Loos pour la Michaelerplatz, à Vienne, s’appliquent également à la dissonance de l’oeuvre de Kokoschka : « On se trouve face à un ensemble dont les différentes parties non seulement se comportent de manière autonome, mais semblent en outre se rejeter réciproquement. S’il existe bien des liens entre elles, ils semblent perturbés. » Cela conduit Hofmann à la notion d’« émancipation de la dissonance », forgée par Arnold Schönberg et qui « semble s’offrir comme la signature du tournant des années 1910 ». L’élargissement de l’idée d’art, de la consonance à la dissonance, apparaît pour l’auteur comme « un processus de libération et d’ouverture » qui se produit simultanément en peinture et en musique autour de 1910. Ainsi, tandis que Wellesz se confrontera à la dissonance du dodécaphonisme dans ses compositions ultérieures, Kokoschka cherche également cette dissonance dans le « mécanisme compliqué qu’est l’humain ». Le peintre se met aussi lui-même en scène sous les traits d’un provocateur au crâne rasé, tant dans une allusion à l’homme de douleurs de l’iconographie chrétienne, dans son projet d’affiche pour le magazine Der Sturm qu’en peignant son profil par-dessus un portrait en relief du pianiste romantique Franz Liszt. Comme l’illustre Verkündigung [L’Annonciation], il se tourne dès 1911 vers des compositions picturales de plus en plus complexes, qu’il consacre à sa relation amoureuse passionnée avec Alma Mahler, rencontrée le 12 avril 1912, et à l’échec de cette liaison. Après les tons clairs de la phase « cristalline » de son oeuvre (Paysage, Musée Franz Marc), il opte à nouveau fin 1913 pour des teintes plus sombres et un coup de pinceau expressif. Son portrait de Carl Moll se caractérise par des traits énergiques et une texture pâteuse. Pour la première fois, Kokoschka esquisse un intérieur et répercute l’orientation de la lumière sur l’environnement qu’il représente. Dans Der Gefangene [Le Prisonnier], de 1914, c’est aussi l’incidence de la lumière qui crée le contraste prononcé entre la pâleur du visage ou des mains et l’obscurité de la pièce.
Le tableau n’acquiert ce titre qu’en 1917, en référence à un poème d’Albert Ehrenstein30 qui permet de l’interpréter rétrospectivement comme une manifestation de l’imminence de la Première Guerre mondiale. Engagé volontaire début janvier 1915, Kokoschka est gravement blessé le 29 août de la même année dans le nord-ouest de l’Ukraine. Après son rétablissement physique, il officie comme peintre de guerre, puis est déclaré inapte au combat en raison de nouvelles blessures. Début septembre 1916, il séjourne à Berlin et réalise les portraits de la princesse Mechtilde Lichnowsky et de Nell Walden, caractérisés par un style nerveux, parfois désordonné, qui oppose le clair et l’obscur, et par des dissonances entre vie et mort, apogée et déclin.
L’expressionnisme coloré des années à Dresde
En décembre 1916, Oskar Kokoschka arrive à Dresde, où il demeurera les sept années suivantes, à l’exception de quelques séjours de plusieurs mois à Vienne.
Ces années dresdoises sont l’occasion d’un tournant artistique.
Selon Hans Tietze, « l’analyse psychologique » cède de plus en plus la place à « une puissante vitalité ». Dans son autoportrait de 1917, c’est un Kokoschka marqué par la guerre qui nous fixe directement. De l’index droit, il désigne la région de son cœur dans un geste évoquant la figure de l’homme de douleurs. La touche donne une impression de dissonance comparable à celle qui émane du portrait de la princesse Mechtilde Lichnowsky. 
C’est un homme brisé, tant physiquement que moralement, dont « la force et la jeunesse ont disparu, tout comme […] la santé », ainsi qu’il l’écrit à Ehrenstein quelques mois plus tard. Là où l’homme de douleurs, sur l’affiche réalisée pour Der Sturm en 1910, affichait ses plaies, Kokoschka fait référence ici non à des blessures visibles (ni même à sa blessure de guerre, du moins pas extérieurement), mais plutôt à sa psyché. Sur un fond bleu noir changeant, les traits de pinceau grossiers suggèrent la dissolution du visage, des mains et du corps, tandis que l’expression du peintre révèle son découragement, sa solitude et son désespoir. De même, dans le portrait de groupe Die Freunde [Les Amis], l’artiste en convalescence que l’on voit de dos au premier plan semble quasiment disparaître face à ses amis de Dresde. L’agencement du tableau est dominé par la comédienne Käthe Richter, assise à gauche, avec laquelle Kokoschka est « très lié », et par le poète expressionniste Walter Hasenclever, au centre. Une fois de plus, Kokoschka compose avec les dissonances – entre la couleur, le clair et l’obscur, mais aussi entre la vie et la mort, comme il le note dans une lettre à Hans Tietze : « Je construis maintenant des visages humains […] pour en faire des compositions : l’être s’y affronte avec l’être et s’oppose à lui dans une stricte contradiction, comme la haine et l’amour, et je cherche maintenant dans chaque tableau l’accident dramatique qui fait se souder les esprits individuels dans un ordre supérieur. »
Après la Première Guerre mondiale, Kokoschka commence à éclaircir ses tonalités sombres et contrastées, comme le montre le tableau Katja, datant de l’hiver 1918-1919. On y voit l’artiste en train de réaliser le portrait de son amie Käthe Richter (Katja de son petit nom), qui occupe aussi le centre du « tableau dans le tableau ». La jeune femme, probablement souffrante, vêtue d’une robe de chambre bleue et d’un bonnet de nuit, un verre d’eau à portée de main, regarde l’artiste pendant que celui-ci la peint, à genoux devant elle. Le trait de pinceau vivant et la composition en diagonale dynamisent un décor statique, propre au motif classique du peintre et de son modèle que Kokoschka traite à plusieurs reprises au cours de ses années dresdoises. On le retrouve dans Maler und Modell II [Le Peintre et son modèle II] de 1923, qui témoigne du passage d’une touche nerveuse à un expressionnisme dominé par les aplats de couleur, et marque la fin de cette période. La scène proprement dite est troublante : désormais professeur à l’Académie des beaux-arts, l’artiste se représente peignant son autoportrait de jeunesse en homme de douleurs et « sauvageon en chef » plutôt que le modèle présent.
Le langage pictural frappe par son caractère figé. Au centre, sur un fond vert, se détache le peintre en blouse bleue, au visage aussi inexpressif qu’un masque et aux mains massives. Le corps râblé de son amie Anna Kallin, vêtue d’une robe jaune vif, semble quant à lui repoussé en périphérie de la scène.
Dans la relation entre artiste et modèle, Kokoschka entretient un soliloque avec lui-même, reléguant le modèle féminin à la marge. 
De la touche fourmillante de Katja à cette comme paralysée, in fine, par les couleurs expressionnistes, ces années sont très variées sur le plan artistique et marquées par un « ralentissement du rythme de travail » lié à un « surmenage fréquent ». On retrouve ce grand écart dans l’une des œuvres clés de Kokoschka, Die Macht der Musik [La Puissance de la musique], peinte entre 1918 et 1920. Son titre original, Kraft und Schwäche [Force et faiblesse], renvoie encore structurellement à une polarité entre clair et obscur, chaud et froid, bruit et silence, mais aussi entre maladie, convalescence et bonne santé. Sur la gauche, une femme vêtue de vert souffle dans une trompette et semble réveiller un personnage accroupi par terre à droite, en jaune et rouge, qui écarquille les yeux et lève les bras en signe de protestation. Entre les deux protagonistes figurent un lys rose et un cheval galopant vers l’arrière-plan à droite. Par rapport aux portraits Les Amis et Katja, le pinceau nerveux de la période 1917-début 1919 s’est apaisé, et même le double portrait de Carl Georg Heise et Hans Mardersteig, dynamisé par de larges coups de pinceau et des taches colorées, semble déjà d’un style très éloigné. « C’était en réalité la puissance de la musique de la couleur », dira Kokoschka en revoyant le tableau trois décennies plus tard, cherchant ainsi à associer deux modalités différentes de la perception, à la façon de la synesthésie. C’est également à Dresde qu’Oskar Kokoschka fait fabriquer par la créatrice de marionnettes Hermine Moos une poupée grandeur nature à l’image d’Alma Mahler. En guise de modèle, il met à sa disposition une huile qui doit permettre à l’artisane de recréer Alma Mahler de telle façon « qu’en la regardant et en la touchant», il «croie qu’elle est vivante ». En définitive, le « fétiche » ne correspond nullement aux attentes de Kokoschka, qui le fait savoir sans ambages à Hermine Moos : « [J]e suis sincèrement atterré par votre poupée. » Par la suite, l’artiste répandra toutefois des rumeurs sur celle qu’il nomme la « femme silencieuse », racontant par exemple avoir « loué un fiacre pour lui faire prendre l’air les jours de soleil, ainsi qu’une loge à l’Opéra pour la montrer » et faisant de la poupée un objet d’art avant-gardiste, contrairement à son intention initiale. Il se place ainsi dans la droite ligne de Dada : en tant qu’ « anti-art », l’art « avant le sens », qui serait « sans sens » mais « ne signifie pas non-sens », Dada se montre très critique envers la société et opposé à la guerre, tout en redéfinissant radicalement les contenus et les objectifs de l’art, abolissant pour la première fois les frontières entre les genres artistiques traditionnels. Cette radicalité, le « sauvageon en chef » viennois s’y est frotté dès le début de sa carrière et la provoque à nouveau. Il aborde du reste le thème de la poupée dans différentes œuvres, notamment Maskenstillleben [Nature morte au masque], Mutter und Kind [Mère et enfant], Die Sklavin [L’Esclave], Die Heiden [Les Païens], Mädchen mit Puppe [Fillette à la poupée] et Mädchen mit Tonpuppe [Jeune fille à la poupée d’argile], jusqu’au Maler mit Puppe [Le Peintre et la poupée] et au Selbstbildnis an der Staffelei [Autoportrait au chevalet].
Dans Le Peintre et la poupée, Kokoschka adopte une touche plus fluide et dynamise la scène, qui montre l’artiste à côté du corps potelé de la poupée désarticulée, montrant du doigt les parties intimes de cette dernière, marquées de rouge.
De sa main gauche, il écarte la cuisse gauche du pantin dont il a pris possession. Kokoschka joue également les Pygmalion ratés – référence au sculpteur tombé amoureux de sa propre création – dans son Autoportrait au chevalet, où on le voit pincer la cuisse de la poupée de couleur chair, à cheval sur le bord gauche du tableau. Ce geste, ajouté à la posture voûtée du corps et aux mains crispées, contraste avec son imposant atelier de l’Académie des beaux-arts ayant vue sur la ville neuve (Neustadt) de Dresde, ce qui témoigne d’une certaine autodérision. L’artiste immortalise d’ailleurs à dix reprises entre 1919 et 1923 la même vue en plongée sur Dresde. Aux antipodes de cette mise en scène de Kokoschka par lui-même, Selbstbildnis mit gekreuzten Armen [Autoportrait aux bras croisés] montre l’artiste parvenu au point culminant et final de l’évolution stylistique engagée à Dresde, vêtu d’un élégant costume bleu et d’une cravate rouge, devant de grands aplats colorés. Le visage paraît sculpté par l’ombre et la lumière, tandis que son expression sérieuse et interrogative semble annoncer ses adieux à Dresde. Dès l’automne 1922, Kokoschka se demandait: «Comment se fait-il que certaines personnes vivent à Biarritz et moi à Dresde ? »
Voyages vus de « tout en haut » et portraits d’animaux
Après son départ de Dresde à l’été 1923, Kokoschka voyage à travers l’Europe, l’Afrique du Nord et le Proche-Orient jusqu’en 1931. Les seules années 1924-1925 le mènent de Venise, Bordeaux, Biarritz, Avignon, Marseille, Monte-Carlo, Nice, Madrid, Séville, Tolède et Lisbonne à La Haye Paris, Londres et Amsterdam. Dans ses vastes paysages, ses vues urbaines et ses représentations d’animaux, sa touche fine et fluide prend désormais clairement le contrepied du style des années dresdoises. Il ne veut regarder « que du haut des plus hauts bâtiments ou des montagnes, on the top, tout en haut », pour voir « ce qui se passe dans les villes, comment vivent les gens qui y végètent ». De fait, son regard se porte littéralement sur les villes, considérant toujours le panorama d’en haut. Kokoschka réalise deux versions de certaines vues, comme celles du jardin des Tuileries à Paris ou du port de Marseille, qui se distinguent par leurs coloris, plus clairs ou plus foncés, et par des cadrages différents. Dans les deux cas, l’artiste oppose à la vue de la ville et du ciel un focus sur la vie urbaine. D’une touche plus lâche, il délaye les surfaces de couleur denses et obtient des compositions spatialement dynamiques dont la légèreté a presque quelque chose d’impressionniste.
Cinq grands portraits d’animaux voient le jour dans les années 1926-1927. Le terme « portraits » est révélateur, Kokoschka peignant des « animaux individuels avec une expression spécifique ». Outre un mandrill prénommé George, son Tigerlöwe [Tigron], un croisement rare entre un lion et un tigre nommé Ranji, compte parmi ses toiles les plus impressionnantes. 
Kokoschka obtient pour cette oeuvre l’autorisation d’installer son chevalet au zoo de Regent’s Park, à Londres.
Il raconte son « choc » quotidien, « lorsque le chat géant jaillissait comme une bombe jaune, enflammée, de l’obscurité vers la lumière, la liberté, s’élançait vers moi, comme s’il avait voulu réduire en lambeaux l’homme qu’il voyait si près de la grille de sa cage ».
Tobias G. Natter souligne également qu’il s’agit bien d’un portrait: « Loin de se contenter de peindre une bête sauvage, le “peintre des âmes” renommé a réalisé un portrait à la fois majestueux et animal d’un phénomène naturel. » Émergeant de l’obscurité, le tigron semble presque faire voler en éclats le cadre du tableau par la juxtaposition de son torse musclé et de ses pattes avant et arrière. Celles de l’avant donnent l’impression qu’elles viennent de déchiqueter une antilope, tandis que le corps, peint par touches translucides, se détache du fond sombre et suggère que le fauve va d’un instant à l’autre bondir sur le spectateur.
Artiste dégénéré, exilé et humaniste
Après ses années de voyages, Kokoschka revient temporairement à Vienne à l’automne 1931, où il reste jusqu’au printemps de l’année suivante. C’est de cette époque que date la série de tableaux consacrés à Trudl – prénom d’une jeune fille du voisinage –, notamment Pan (Trudl mit Ziege) [Pan (Trudl et la chèvre)], qui semble annoncer la complexité des oeuvres plus allégoriques qui suivront bientôt. À l’issue d’un séjour de plus d’un an à Paris, au cours duquel il réalise notamment un portrait de Constantin Brancusi, Kokoschka retourne au début de l’été 1933 à Vienne, où les bouleversements poli - tiques l’effraient au plus haut point. Après le décès de sa mère le 4 juillet 1934, il ne voit aucune raison de rester dans une Vienne déchirée par la guerre civile au sein de l’État corporatif du régime austrofasciste, et émigre à Prague, d’où est originaire la famille de son père.
Pendant les quatre années qu’il y passe, il peint de nombreuses vues de la ville, semblables à des « organismes urbains » « vivants », ainsi que quelques portraits. C’est également à Prague qu’il fait la connaissance d’Olda Palkovská, sa future épouse. Au cours de ces années, l’artiste met en garde avec conviction contre la montée des extrémismes en Europe. Dès 1936, en tant que membre d’une délégation tchécoslovaque au Congrès universel pour la paix de Bruxelles, il dénonce la violence politique dans un discours visant nommément le fascisme. À ce « paradis en danger53», il oppose bientôt des toiles allégoriques. Un an plus tard, quatre cent dix-sept de ses oeuvres sont confisquées dans les collections publiques allemandes54. C’est le début de ses prises de position politico-artistiques: sa lithographie Pomozte baskickým dětem ! [Aidez les enfants basques !] est dirigée contre la guerre civile espagnole. Kokoschka réagit ensuite à la présentation de neuf de ses oeuvres à l’exposition « Entartete Kunst » [Art dégénéré] de Munich en peignant Selbstbildnis als entarteter Künstler [Autoportrait d’un artiste dégénéré], présenté en 1938 à l’exposition Twentieth Century German Art [Art allemand du XXe siècle] de Londres en protestation contre la politique nationale-socialiste. Il participe également à la création d’un « front populaire » antifasciste, entrant ainsi en confrontation directe avec les nazis. Le 19 octobre 1938, soit deux jours avant que Hitler ne donne secrètement l’ordre de liquider « ce qui reste de la Tchéquie », Oskar Kokoschka s’enfuit in extremis avec Olda Palkovská à Londres, d’où il continue de lutter inlassablement contre le national-socialisme par ses écrits et ses conférences. Il peint des tableaux allégoriques politico-satiriques, comme Loreley [La Loreleï], Die Krabbe [Le Crabe] ou Anschluss – Alice im Wunderland [Anschluss – Alice au pays des merveilles], pour « ouvrir les yeux des autres hommes sur la manière dont [il] vo[it] la guerre ». 
Le paradis est bien perdu dans ces oeuvres. La destruction de l’humanité, le délitement de l’art et de la culture, ainsi que la fin de la liberté y apparaissent comme les conséquences de l’avidité et de la soif de pouvoir de la classe politique en place.
L’Européen et le précurseur des Nouveaux Fauves
Pour Noël 1945, soit à la sortie de la Seconde Guerre mondiale, Oskar Kokoschka réalise une affiche destinée à sensibiliser l’opinion sur la situation économique délétère. Un Christ en croix se penche pour réconforter les enfants qui l’implorent à ses pieds, et il est inscrit sur le patibulum « IN MEMORY of the CHILDREN of EUROPE / WHO HAVE to DIE of COLD and HUNGER this / Xmas » [À LA MÉMOIRE des ENFANTS d’EUROPE / QUI MOURRONT de FROID et de FAIM ce / Noël]. Au sujet de cette affiche provocatrice, placardée dans les stations de métro londoniennes, mais aussi imprimée en espagnol et utilisée en Amérique du Sud, Kokoschka écrit: « Je me distinguais des auteurs de la propagande communiste, puisque je ne m’armais pas d’une idéologie pour m’adresser à une masse ; je m’adressais simple - ment à la conscience humaine. J’étais une sorte de One man underground movement [mouvement clandestin à moi tout seul]. » Dans Gauklerfamilie [Famille de saltimbanques], il attire également l’attention sur la situation économique désastreuse, tandis que son tableau de 1947 Entfesselung der Atom-Energie [Le Déchaînement de l’énergie atomique] évoque déjà les dangers de l’ère nouvelle qui s’ouvre. En guise d’allégorie de la menace nucléaire, il choisit de représenter un instantané de ce monde qui va à vau-l’eau: un lion imposant (son tigron) est sur le point de bondir hors de la roulotte que vient d’ouvrir un saltimbanque au sourire niais. Son autoportrait de 1948 montre un Kokoschka marqué par l’exil, la guerre, la faim et la misère, à l’expression grave et aux yeux bleus, vifs et clairs. Un bâton dans les mains, l’artiste traumatisé par deux guerres mondiales se met à distance du regardeur. C’est également à cette époque qu’il promeut l’idée des États-Unis d’Europe, tandis qu’une ample rétrospective organisée par plusieurs grands musées américains, dont le Museum of Modern Art de New York, confirme sa stature internationale. Le 31 juillet 1951, Kokoschka semble renouer avec la provocation de ses jeunes années lorsqu’il déclare avec assurance : « Je suis l’oxygène. Celui qui maintient l’art en vie. » Il se verra toujours comme un incendiaire, avec cet oxygène pour instrument de ses offensives et pour ressource vitale, indispensable à son rôle de sauveur; mais aussi comme un magicien, et c’est dans ce rôle que l’immortalise le photo – graphe Sven Simon, fils du magnat de la presse Axel Springer, pour le magazine Eltern), ou qu’il se représente sous la « forme magique du Dr Bassa » (Dr. Bassa’s magische Form). Dans ce dernier tableau, Kokoschka apparaît sous les traits d’un magicien créant des ombres chinoises, la peau très blanche et les yeux pareils à des fentes rouge sang. La touche brouillonne semble accompagner la décomposition de la scène. Le titre est écrit en grandes lettres au bas de la toile, à l’instar du portrait plus ancien de Carl Leo Schmidt qui arborait l’inscription « 1911 OK Vormittag [matin] ». Cette pratique annonce l’utilisation de l’écriture dans les oeuvres d’artistes tels que Jean-Michel Basquiat, Martin Kippenberger ou certains Nouveaux Fauves.
Une radicalité picturale comparable caractérise les deux portraits par Kokoschka du violoncelliste, compositeur et chef d’orchestre Pablo Casals, qui le montrent sous deux angles différents, plongé dans la musique et se fondant littéralement en elle. La musique est également le thème de Morgen und Abend [Matin et soir], nouvelle version de La Puissance de la musique, une oeuvre elle-même remaniée à plusieurs reprises.
Ce procédé met en évidence la démarche de Kokoschka, qui multiplie les phases de destruction, révision et remaniement, de sorte que la texture à la surface de ses tableaux en vient à former un magma coloré parfois extrêmement épais. Il superpose ainsi couche sur couche pendant une dizaine d’années à compter de 1966 pour Matin et soir et pendant près de vingt ans pour Theseus und Antiope [Thésée et Antiope], car « la peinture sur la toile [doit] grandir ». Les reliefs colorés qui en résultent conservent la trace du processus de création au long cours de l’artiste, qui prend de l’âge. Contrairement au « peindre contre le temps » d’un Pablo Picasso qui, dans sa dernière période, crée une nouvelle toile toutes les deux heures, Kokoschka inscrit sa peinture dans le temps et la durée, recherchant « l’absolu », l’inaccessible, suivant l’esprit d’Alberto Giacometti. En 1967, Sven Simon qualifie Kokoschka de « peintre vivant le plus célèbre au monde ». De fait, l’artiste jouit alors d’une célébrité internationale : il a peint le portrait des puissants et a voyagé d’une métropole à l’autre, il est citoyen du monde, avec ses nationalités britannique et tchèque, et ne s’est jamais réinstallé dans l’espace germanophone. Son attachement à la figuration, jusque dans son éblouissante œuvre tardive, qui voit encore évoluer sa touche et la texture de ses tableaux, ouvre de nouvelles perspectives à une jeune génération d’artistes – Basquiat, Georg Baselitz, Kiki Smith ou Maria Lassnig – qui aspire à se réapproprier la peinture figurative après des années de domination de l’art conceptuel. Time, Gentlemen Please [C’est l’heure, messieurs, on va fermer], peint en 1971-1972, est une oeuvre clé de la dernière période d’Oskar Kokoschka, d’une grande importance pour les Nouveaux Fauves qui émergent alors. L’exclamation du titre, qui rappelle les annonces criées dans les pubs anglais à la fermeture, a été ajoutée en haut à gauche de la toile. La silhouette nue et contorsionnée de l’artiste se trouve au seuil de la vie et de la mort, de la lumière et de l’ombre. Elle porte en elle une intensité qui évoque les autoportraits tardifs d’Edvard Munch dans les années 1930-1940 (Autoportrait, Entre l’horloge et le lit) ou les peintures actuelles de Baselitz. Face à l’autoportrait de Rembrandt à 63 ans, Kokoschka se dit impressionné « qu’un génie puisse se confronter face au miroir à sa propre finitude avec tant de courage et décrire le Nothingness, le néant de l’homme, avec tant de force ». C’est ce qu’il accomplit lui-même avec C’est l’heure, messieurs, on va fermer, dans sa quête incessante d’éternel rebelle et humaniste pour trouver une réponse à la question « Qu’est-ce que l’être humain, au fond ? »


« L’ESPACE MÊME DU MONDE », UNE DÉCENNIE DE VOYAGES
Fanny Schulmann, commissaire de l'exposition
« En octobre 1923, Oskar Kokoschka quitte précipitamment Dresde, où il enseigne à l’Académie des beaux-arts depuis 1919, pour venir au chevet de son père mourant à Vienne, mettant ainsi un terme abrupt à cette période saxonne. La reconnaissance dont son travail bénéficie en Allemagne, assortie d’une certaine lassitude envers la dimension administrative de sa charge professorale, l’incite à s’éloigner de son activité d’enseignant. En 1922, il a exposé aux côtés de Max Liebermann, Max Slevogt, Lovis Corinth au Pavillon allemand de la Biennale de Venise, à l’occasion de sa réouverture ; une salle entière aux cimaises noires lui est dédiée, présentant quinze toiles. Si l’Autriche ne semble toujours pas lui accorder la reconnaissance qu’il espère, de grandes institutions muséales allemandes commencent alors à acquérir ses tableaux en nombre. Débute à la fin de l’année 1923 une nouvelle étape de sa vie, caractérisée par une accélération du rythme et une intense circulation à travers l’Europe, l’Afrique du Nord et même l’Orient, qui semble défier à première vue toute logique de parcours, mais dans laquelle les villes de Paris et de Londres reviennent de façon persistante.
Les paysages, un projet culturel et politique
La production picturale de Kokoschka est alors dominée par des portraits de villes et des paysages, aux dimensions sensiblement identiques (en moyenne 70 × 100 cm), créés en quelques jours ou semaines au gré de ses déplacements. Ce genre apparaît dans l’oeuvre de l’artiste avec le Ungarische Landschaft [Paysage hongrois] de 1908, dont les partis pris s’avéreront remarquablement constants: réalisés depuis un point de vue élevé, comme à vol d’oiseau, ces tableaux égarent l’oeil par l’absence d’un unique point de fuite, préférant une perspective atmosphérique et mouvante. La série des onze vues de l’Elbe à Dresde, peinte entre 1919 et 1923 depuis l’atelier qu’il occupe à l’Académie des beaux-arts, lui permet de déployer toutes les nuances du dialogue entre les rives du fleuve et le ciel. Mais, par rapport à ces toiles que caractérisent un empâtement plastique de la couche picturale et l’aplat de couleurs vives et contrastées, les oeuvres ultérieures montrant Venise, Florence ou Paris en 1924 tranchent de façon saisissante. La matière est fluide, la palette élargie par de nouveaux rapports de couleurs et les touches sont enlevées, comme un écho aux traversées rapides de ces contrées. Comment interpréter ce nouveau costume que Kokoschka endosse, peintre voyageur et paysager?
Dans un entretien avec le critique Andrew Forge en 1962, l’artiste lie clairement ce désir d’évasion au traumatisme de la traversée de la Première Guerre mondiale : « J’ai alors pensé : “Si j’arrive un jour à m’extraire de cette vie de rat, je peindrai des paysages.” Je n’ai presque rien vu du vaste monde, alors je veux aller partout où se trouvent les racines de ma culture, de ma civilisation, qui remonte aux Grecs et aux Romains: il faut que je voie tout cela. » Sa soif de découvertes s’accorde donc aussi à un désir de connaissance du monde, qui peut s’examiner à travers l’influence qu’a exercée sur lui l’Orbis Pictus, conçu par le pédagogue morave Jan Amos Komenský, dit Comenius. Dans ce manuel d’apprentissage paru en 1658, l’un des premiers du genre, à la fois abécédaire, imagier, livre de leçons de choses, l’image vient à propos illustrer le terme enseigné. Ouvrage fondateur, que Kokoschka reçoit en cadeau de son père pendant son enfance, l’Orbis Pictus entérine son rapport à la vision comme source première de compréhension. Bien au-delà d’une simple dimension contemplative ou d’un vecteur d’émotion, voir le monde et en rendre compte en peintre est précisément un acte de connaissance, conférant à l’artiste un rôle éminemment politique que Kokoschka n’aura de cesse de développer dans des périodes ultérieures. Hans Tietze (1880-1954) oriente dans ce sens son analyse des oeuvres de voyage du peintre. Historien de l’art autrichien, dont Kokoschka avait réalisé le portrait avec sa femme Erika en 1909, il produit plusieurs articles pour des revues françaises afin de présenter cet artiste jugé méconnu en France. Expliquant dans l’un d’eux que Kokoschka a « renié » son héritage autrichien pour se diriger vers un style allemand après 1918, il considère ses oeuvres de voyage postérieures à 1924 comme une nouvelle étape : « Une fois de plus il a élargi le cercle des choses qui l’intéressent; une fois de plus il a modifié son style. À l’heure présente, il tend à s’éloigner de ce qui est allemand vers l’européen en général. » « Ce qui fait l’importance de Kokoschka, c’est qu’il représente la tentative de ramener l’expressionnisme allemand sur un plan européen », confirme le critique d’art et biographe de Kokoschka Paul Westheim (1886-1963) en 1935, alors qu’il s’est réfugié à Paris pour fuir le nazisme. C’est également dans cette perspective européenne que l’historien de l’art Heinz Spielmann analysera ultérieurement ce corpus d’oeuvres de voyage, à partir des entretiens qu’il a eus avec l’artiste vers la fin de sa vie. Selon lui, Kokoschka souhaite ainsi représenter le continent d’avant la catastrophe de la guerre, et rendre visible l’existence d’une culture européenne en images.
À la recherche de nouveaux soutiens, vers Paris
Les relations de Kokoschka avec ses galeristes sont cependant essentielles pour comprendre le rythme auquel vont s’effectuer ces déplacements. Et ses visites régulières à Paris et à Londres confirment le désir du peintre de trouver des points d’appui internationaux. Son premier séjour à Paris, en 1924, doit se comprendre dans ce contexte. Il a lieu à la suite d’une exposition personnelle à la Neue Galerie, organisée par Otto Nirenstein-Kallir, la première depuis treize ans à Vienne. Celle-ci ferme cependant deux semaines après son ouverture le 13 octobre, en raison de la lacération d’une des toiles exposées, Spielende Kinder [Enfants jouant] , par un visiteur irrité. La violence de l’acte enjointKokoschka à répondre par une lettre ouverte qu’il fait paraître dans le Neues Wiener Journal le 26 octobre 1924 : « Cet acte est symptomatique de l’appétit de gloire stérile et gratuit commun à toute une société, alimenté par une presse hostile à la moindre créativité qui, en 1907, s’est mise à cracher son venin au sujet des mêmes tableaux, tandis que le public les salissait; qui m’a dénoncé quand je tentais malgré tout de remplir mon rôle de formateur auprès des enfants dans les écoles, des apprentis, des étudiants en art et des autorités. » Le 28 octobre, le critique Hermann Menkes informe dans le même journal qu’ « Oskar Kokoschka […] a renoncé de manière un peu brusque à Vienne et à son public dans une lettre publiée à la suite d’un incident regrettable». Kokoschka quitte donc Vienne pour Paris avec l’architecte Adolf Loos (1870 -1933) et le peintre Sebastian Isepp (1884-1954). Les différentes sources écrites – ses récits autobiographiques comme sa correspondance – témoignent d’une défiance de Kokoschka à l’égard de Paris, et de ce que cette ville représente pour les artistes. Il prend soin de se positionner en rupture. « Je n’allais pas au café du Dôme ni aux DeuxMagots.
Il y avait là à cette époque, entourés d’un essaim d’admirateurs, Ilja Ehrenburg et Hemingway qui y écrivaient leurs romans. Je n’aimais pas ce marché du génie où les artistes à la mode attendent leurs clients américains. » Le récit de son séjour est ponctué d’anecdotes, réelles, exagérées ou inventées, qui semblent extraites d’un roman d’initiation: logeant dans l’appartement parisien délabré de Jan Śliwiński, ancien directeur de la bibliothèque impériale de Vienne, Kokoschka y côtoie des réfugiés politiques, des anarchistes, tombe malade pour cause de privations et de froid, est soigné par le docteur Louis-Ferdinand Céline, qui pour s’ amuser cache un squelette dans son lit… Il peint notamment en 1924 deux vues de l’Opéra Garnier selon un mode opératoire identique à celui expérimenté à l’Hôtel Danieli, à Venise, quelques mois auparavant: au dernier étage du Grand Hôtel, il a installé son atelier dans une chambre munie de plusieurs fenêtres, afin de multiplier les angles. L’une montre la place de l’Opéra dans son ensemble, la perspective et le fourmillement anonyme des rues, l’autre est peinte depuis la même position mais se concentre sur La Poésie, groupe sculpté par Charles-Alphonse Gumery à l’extrémité droite de la façade, au sommet de l’édifice.
Artiste prospère ou aventurier ?
La correspondance avec sa famille montre qu’il tente de mettre à profit son séjour à Paris pour programmer une exposition à la galerie Bernheim-Jeune – qui n’aura finalement pas lieu10 – et qu’il est rejoint par Jakob Goldschmidt, marchand associé à son galeriste berlinois Paul Cassirer (1871-1926), avec lequel il est en affaire depuis 1916.
Ce dernier lui propose en février 1925 un contrat remarquablement confortable pour l’époque: des voyages tous frais payés à travers l’Europe et un salaire annuel de 30000 Marks en échange des toiles produites au cours de cette expédition. Ce contrat est une chance à saisir pour l’artiste, qui se sent la responsabilité de subvenir aux besoins de sa famille de façon d’autant plus pressante depuis la mort de son père. Il stipule que Jakob Goldschmidt l’accompagnera au cours de ses voyages, pour s’occuper de la logistique et de l’acheminement des oeuvres. Leur première étape à la fin février 1925 est Monte-Carlo, suivie de Nice, Marseille, Avignon, Montpellier, Aigues-Mortes, Vernet-les-Bains, Bordeaux et Biarritz, avant de passer les frontières portugaise et espagnole pour des séjours à Lisbonne, Madrid, Tolède… Représentant souvent les monuments ou vues les plus remarquables de ces lieux, les oeuvres de Kokoschka se caractérisent, comme c’est le cas pour Marseille, port I, par l’expressivité des ciels et la ligne d’horizon légèrement bombée animant la perspective, qui ne manquent pas de rappeler le lyrisme des paysages allemands historiques, notamment ceux d’Albrecht Altdorfer que Kokoschka a beaucoup regardés. «Avec l’oeuvre d’Altdorfer, c’est un chapitre de l’Occident qui est sauvé : “eppur si muove”, la Terre tourne sur ce tableau qui fut peint avant que Galilée n’en ait décrit la course. D’emblée on perçoit le mouvement, le tournoiement du brasier solaire, espace en rotation gros11 de la Terre, mettant au monde la réalité12.» À son retour à Paris le 11 mai 1925, Kokoschka a produit dix-sept peintures, que Cassirer ne manque pas de présenter à Berlin, suscitant chez le peintre un sentiment de fierté mais aussi d’amertume devant ce succès d’estime autant que marchand.
«On m’écrit de Berlin que Leurs Éminences MM. Bode et Friedländer se laissent attendrir et regardent quotidiennement mes nouveaux paysages. Peut-être cela tournera-t-il à mon avantage si d’autres personnes – et des individus de plus en plus posés et flegmatiques – s’intéressent à ces voyages extrêmement éprouvants pour moi, que j’ai entrepris initialement pour endormir ma propre douleur. J’ai gagné une misère, tandis que, dès le lendemain, l’intermédiaire s’offrait une automobile grâce à la part qu’il avait touchée pour rester au chaud en Allemagne. »
Le suicide de Cassirer en pleine procédure de divorce le 6 janvier 1926 l’ébranle cependant personnellement. Grete Ring et Walter Feilchenfeldt, les collaborateurs de Cassirer qui reprennent la galerie, choisissent de maintenir leur soutien à l’artiste De fait, le rythme des voyages de Kokoschka ralentit à peine au cours des mois et années suivants. « On me donnait à cette époque le surnom péjoratif de “peintre de wagons-lits”, une étiquette qui me resta longtemps.» Il visite les Pays-Bas, la Suisse, l’Italie, Londres, où il passe six mois en 1926, produisant de nombreuses vues de la Tamise et de remarquables portraits d’animaux. Alors qu’il expérimente lui même une intensité de circulation inédite, il se confronte à ces animaux exotiques enfermés dans le Jardin zoologique de Regent’s Park, un mandrill et un tigron (croisement entre un tigre et une lionne) qui manifestent à l’égard des hommes une hostilité évidente, mais auxquels le peintre s’identifie. Il les peint néanmoins dans un décor naturel, comme si la toile pouvait être une échappatoire à leur condition captive – un parallèle assez limpide avec l’impulsion première qui l’amène à réaliser des paysages.
Kokoschka raconte positionner son chevalet entre la cage du tigron et la barrière de protection pour le public, à portée de griffe du fauve.
Sa quête des points de vue les plus adéquats et spectaculaires pour créer ses oeuvres l’entraîne toujours dans des aventures périlleuses, escaladant les Alpes avec son matériel pour peindre le glacier du Mont-Blanc en octobre 1927 puis, quelques mois plus tard, dans les pâturages de l’Atlas, rejoignant tous les jours à cheval la tribu berbère dont il souhaite représenter certains membres. Le côté épique prend un tour particulier lors de ce séjour en Afrique du Nord au début de l’année 1928, où il traverse la Tunisie et l’Algérie en logeant dans la chaîne d’hôtels de luxe coloniaux Transatlantique, et livre des descriptions orientalistes qui l’inscrivent davantage dans la lignée d’artistes du xixe siècle comme Edgar Degas. Pour autant, comme le souligne Rüdiger Görner dans sa récente biographie, Kokoschka s’intéressera plus tard aux crimes de guerre coloniaux, ce dont témoigne sa bibliothèque qui comprend des écrits du panafricaniste George Padmore ou les mémoires d’Abd el-Krim sur la guerre du Rif.
Ébranlé par la crise
Après d’autres voyages en Palestine avec son ami le poète Albert Ehrenstein, ou en Irlande avec son galeriste Walter Feilchenfeldt, les déplacements de Kokoschka deviennent moins systématiquement productifs qu’auparavant, ce qui l’inquiète dans sa relation avec ses galeristes. « Je serai demain soir chez moi, où m’attendent une procédure fiscale et la plainte déposée par un financier au sujet de certains tableaux. Feilchenfeldt et Ringelnatter ne tarderont pas à apprendre que je rentre sans nouvelles toiles et me tordront le cou16. » La crise boursière d’octobre 1929 s’étend rapidement au marché de l’art, faisant progressivement vaciller sa stabilité financière. Durant l’hiver 1929, Kokoschka est à Paris et, s’il ne semble pas produire d’oeuvres, il fraie avec certaines personnalités du milieu artistique : le peintre Jules Pascin et le photographe Brassaï, qu’il avait rencontré à Berlin dix ans auparavant et qui réalise une série de portraits de lui (cat. 00). «Contre toute attente, Kokoschka se souvenait de moi et me reçut à bras ouverts. Quelle séduisante personnalité ! Débordant de vitalité, d’une insatiable joie de vivre, toujours prêt à aimer, s’amuser, boire, faire la noce. […] J’étais subjugué par l’homme, une force de la nature, au demeurant d’un commerce fort agréable17.» Malgré sa présence répétée à Paris à la fin des années 1920, aucune oeuvre de Kokoschka n’y est exposée avant 1931 : du 17 janvier au 10 février, la galerie Jacques Bonjean18 organise sous l’égide de l’artiste Paul Strecker une exposition d’art allemand comprenant six de ses oeuvres et, le 18 mars, une exposition personnelle ouvre à la galerie Georges Petit. Cet événement, qui connaît un retentissement critique important, est en réalité le fruit d’une collaboration entre les galeries Cassirer et Bernheim-Jeune, laquelle a racheté en 1920 la galerie Georges Petit et en a confié la gestion à Étienne Bignou19.
Réunissant quarante-quatre peintures, l’exposition revêt un caractère rétrospectif puisque les oeuvres s’échelonnent du Paysage hongrois de 1908 à Die Schwedin [La Suédoise] de 1930.
Pourtant, l’accent est mis sur les oeuvres issues des voyages les plus récents, non seulement par leur nombre mais aussi par la réception dont elles bénéficient dans les recensions de l’exposition.
Cette dernière période semble avoir été privilégiée pour répondre aux attentes du public français. «Kokoschka a sensualisé l’expressionnisme. Il n’est pour s’en rendre compte qu’à considérer son amour des couleurs. […] Un seul nom peut être prononcé à ce propos, c’est celui de Van Gogh, dont l’hallucinante magie picturale ne fut pas sans influencer Kokoschka20 », déclare Robert Valançay dans sa chronique pour la Revue d’Allemagne en 1931. Dans sa thèse dédiée à la réception de l’art allemand en France dans l’entredeux-guerres, Marie Gispert souligne que l’année 1931 « marque le sommet, au moins quantitatif, de la représentation artistique allemande en France21 ». Outre Kokoschka – autrichien mais considéré comme un représentant de la culture germanique22 – deux autres artistes allemands de premier plan montrent leur production à Paris: du 13 février au 10 mars, George Grosz expose ses œuvres à la galerie de la N.R.F., suivi du 15 mars au 25 avril par Max Beckmann à la galerie de la Renaissance. Les analyses comparées des critiques révèlent des lignes de fracture à la fois esthétiques et politiques qui s’affrontent sur fond de tensions nationalistes.
Waldemar-George, qui a alors déjà manifesté son admiration pour le fascisme de Benito Mussolini, distingue l’« Allemagne européenne » incarnée par Beckmann et l’«Allemagne malade» représentée par Kokoschka, « repliée sur elle-même, ravagée par le doute, vouée au pessimisme ad vitam æternam. […] Kokoschka, c’est le “péril allemand”, le danger que forme aussi bien pour elle-même que pour le reste du monde une nation incapable d’atteindre à l’harmonie […]23. » Pierre Berthelot conclut quant à lui ses critiques croisées des expositions Grosz et Kokoschka de façon tout à fait opposée : «Si l’on veut mieux encore caractériser les transformations de ces deux artistes germaniques, il convient de préciser que Grosz, avec tout son talent, reste un artiste local, spécifiquement allemand, cependant que Kokoschka, s’arrachant aux écoles et viennoise et berlinoise, est entré dans le grand art qui, lui, n’a pas de patrie24.» Si l’exposition à la galerie Georges Petit est un succès critique, elle n’est suivie d’aucune acquisition par les institutions. Plusieurs recensions évoquent un tableau de Kokoschka accroché au musée du Jeu de Paume en 193325, mais il n’apparaît dans aucun inventaire. Les archives de l’Association des artistes vivants font état de discussions autour de projets d’achats d’oeuvres de Kokoschka en mai et juin 1931, qui sont abandonnés en raison de prix jugés trop élevés26. Ce succès en demiteinte prend un tour plus dramatique avec la rupture entre Kokoschka et la galerie Cassirer en avril 1931, pendant l’exposition de la galerie Georges Petit, consécutive à la volonté de Feilchenfeldt de renégocier son contrat en réduisant significativement son salaire. L’artiste se retrouve brusquement ruiné et dans la nécessité de repenser son existence. Il loue l’atelier de son ami Pascin, qui s’est suicidé peu auparavant, et envisage de rester en France. «Ainsi va la vie : me voici de nouveau exilé, tout seul et sans amis. C’est mon troisième exil depuis que j’ai quitté l’Autriche et maintenant l’Allemagne28.» Il choisit finalement de retourner à Vienne en septembre 1931 pour répondre à une commande publique lancée par la municipalité socialiste afin de décorer la salle de réception de la ville. Il représente le Schloss Wilhelminenberg, un palais habsbourgeois situé près de la maison de ses parents, transformé par les autorités municipales en lieu d’accueil pour enfants. 
Si le caractère grandiose du paysage s’inscrit dans la lignée de ses oeuvres de voyage, la célébration de la liberté qui émane des jeux des enfants signale son évolution vers une peinture plus ouvertement politique, en écho aux bouleversements qui traversent l’Europe et qui conduisent Kokoschka à une nouvelle forme d’engagement. »


OSKAR KOKOSCHKA SOUS LE SIGNE DE LA GUERRE
Anna Karina Hofbauer, commissaire de l'exposition

« Dans L’Église de Selo, pendant les bombardements, de 1916, une clôture en bois entièrement détruite, destinée autrefois à empêcher les intrus d’atteindre le parvis de l’église, barre le premier plan. Cependant, une observation plus attentive de l’obstacle suscite un effet de tridimensionnalité, donnant l’impression que les planches en bois désignent et pénètrent l’espace du regardeur. De part et d’autre de la scène – une vue instantanée d’un village –, deux arbres délimitent le champ de l’image. Dominée par des tonalités sombres de brun et de noir, la palette contribue à définir l’espace et à guider le regard en direction de l’église. En faisant de la clôture un écran, Kokoschka tente peut-être, du moins symboliquement, de nous épargner la vision des atrocités liées à la guerre. Le dessin ne présente pas le conflit sous un jour positif, pas plus qu’il ne constitue un reportage de guerre à proprement parler. La mise en scène transmet plutôt un message indirect : regardez, mais ne regardez pas ce que la guerre fait à chacun d’entre nous. Le seul chemin libre pour le regard mène à l’église, qui peut être ainsi considérée comme un signe de rédemption, comme l’ultime issue. Loin d’immortaliser des victoires glorieuses, les oeuvres que l’artiste réalise en tant que peintre de guerre traduisent plutôt la solitude et la destruction, précisément ce que la guerre entraîne. Si par nécessité et crainte d’être à nouveau mobilisé, Kokoschka accepte ce poste prisé car moins exposé aux dangers1, il ne cherche aucunement à montrer la brutalité du conflit. Au contraire, les quelque trente dessins qu’il exécute de mi-juillet à fin août 1916 offrent une représentation très atténuée des horreurs de la Première Guerre mondiale.
Le dessin L’Église de Selo est immédiatement postérieur à la sixième bataille de l’Isonzo, qui se déroule du 6 au 16 août 1916 dans les environs de Gorizia, au bord du fleuve Isonzo. Au moment de cet affrontement entre les forces austro-hongroises et italiennes, qui se solde par un bilan terrible (40 000 morts), Kokoschka travaille comme peintre pour le département de la presse de guerre (Kriegspressequartier ou KPQ) du Centre de propagande militaire de l’Autriche-Hongrie. Il a obtenu ce poste le 29 mars 1916, à l’issue de sa convalescence à l’hôpital Pálffy, où il a été soigné d’une grave blessure à la tête et aux poumons survenue le 29 août 1915 près de Wladimir-Wolynski (aujourd’hui Wolodymyr-Wolynskyi), dans le nord-ouest de l’Ukraine actuelle.
Kokoschka reviendra de la guerre non seulement blessé physiquement, mais aussi très affecté psychologiquement comme de nombreux soldats et d’autres participants au conflit. 
Kokoschka s’est engagé dans la Première Guerre mondiale dès le 3 janvier 1915, lorsqu’il a été appelé à Wiener Neustadt et incorporé, par l’intermédiaire d’Adolf Loos, dans le 15e régiment de dragons, régiment de cavalerie le plus prestigieux de la monarchie. Dans son auto- biographie Mein Leben [Ma vie], parue en 1971, l’artiste écrit à ce propos : « Comme j’étais apte au service militaire, il m’était indiqué de me présenter comme volontaire, avant que je ne sois contraint de participer. Ni femme ni enfants n’attendraient que je revienne sain et sauf de la guerre. Je n’avais assurément rien à perdre et rien à défendre. »
N’exprimant ici ni enthousiasme, ni réaction positive quant à sa participation aux combats, il racontera également plusieurs décennies plus tard, dans Ma vie, les horreurs vécues pendant sa brève présence sur le front.
Pour les peintres, donner une vision critique du conflit n’était pas toléré, comme l’atteste le dessin Le Baka dans les tranchées (Soldats hongrois dans les tranchées). Les autorités, dont la censure était implacable, avaient en mains un atout de poids : elles pouvaient envoyer au front tout artiste dont les oeuvres ne satisfaisaient pas les intentions de la machinerie de guerre.
Souvent qualifiés de « dégonflés » (Drückeberger) ou de « lâches » (Feiglinge) par les troupes combattantes, les artistes n’avaient d’autre choix que de réaliser des dessins, gravures, sculptures ou tableaux servant les idées propagandistes de l’armée impériale et royale.Il en va ainsi de cette oeuvre, qui semble être à première vue une image « romantisée » de l’Antiquité. Au centre se dresse une ruine avec un trou béant à travers lequel se devine le bleu du ciel ou d’un arrière-plan vallonné. De part et d’autre de la maison se profilent d’autres constructions et des arbres. Sans la présence des cinq silhouettes de soldats au premier plan, le dessin évoquerait une scène romantique du début du XIXe siècle. 
La composition présente des similitudes avec Ruine Eldena, peint par Caspar David Friedrich en 1825. Dans les deux oeuvres, l’agencement des éléments architecturaux et végétaux offre un paysage d’une beauté presque idéale, auquel les personnages sont subordonnés. Les arbres de Soldats hongrois dans les tranchées paraissent même s’apparenter à des palmiers, tandis que les fleurs aux tonalités bleutées, sur la droite, confèrent au dessin une note méditerranéenne, allusion au lieu – Tolmin, en Slovénie – où réside alors Kokoschka. Parvenant à faire entrer l’observateur dans un monde antique disparu depuis longtemps, celui-ci s’empare, probable- ment sans le vouloir, de trois thèmes fondamentaux du romantisme: la nostalgie, le mystère et l’intime.
La nature joue également un rôle essentiel dans le dessin Front de l’Isonzo. Tolmin, de juillet 1916. D’un vert éclatant avec, dans le fond, un ciel d’un bleu limpide, elle enveloppe l’abri provisoire de cinq soldats, au centre, apparemment saisis au moment d’une pause ou en pleine discussion. Les collines et montagnes légendées par Kokoschka, sur la droite, permettent d’identifier un lieu déterminé. En effet, sur chacun de ses dessins de guerre sont inscrits un titre, une date et des indications géographiques.
Si l’artiste se montre aussi précis, c’est pour répondre aux directives du haut commandement de l’armée impériale et royale : « Les paysagistes, par exemple, doivent être encouragés à réaliser des dessins de positions et de champs de bataille, en veillant scrupuleusement à noter date, localisation et explications afférentes. » On cherche en vain dans ce dessin une trace des atrocités de la Première Guerre mondiale et des conditions épouvantables qu’elle a généré. Si l’on songe que Kokoschka a lui-même été parmi les combattants et qu’il a ainsi assisté à un certain nombre d’horreurs – qui n’ont bien entendu pas cessé alors qu’il exerçait comme peintre de guerre –, ses dessins contredisent clairement la réalité. L’artiste témoignera ultérieurement de la sauvagerie du conflit, évoquant notamment un camarade « pendu nu, la tête en bas, à un troisième arbre », et décrira d’autres expériences terribles subies hors des champs de bataille: « Ceux de nos hommes atteints du choléra furent transportés dans l’un de ces villages de forêts, des maisons de bois, couvertes de paille, abandonnées ; la plupart y moururent. »
Ses dessins, pourtant réalisés sur place, sur le théâtre des combats, ne reflètent donc aucunement ce qu’il a vu et vécu dans sa chair en tant que soldat, ni ce qu’il a très certainement vécu en qualité de peintre de guerre.
La production des artistes devait respecter les « instructions relatives aux images de guerre », servir une « propagande efficace en Allemagne et à l’étranger […] afin d’apporter un juste éclairage sur les succès de nos forces armées ».
Selon toute vraisemblance, les dessins de Kokoschka ne furent à l’époque pas exposés. Dans son autobiographie, il donnera de cette période de sa vie un récit qui s’écarte de la réalité. Ainsi, il prétend avoir conduit à Laibach (Ljubljana), « comme officier de liaison », « un groupe de journalistes, de peintres, de dessinateurs » pour les « remettre au commandement militaire » local, sans toutefois préciser qu’il était lui-même peintre de guerre. Régine Bonnefoit et Gertrud Held observent que les oeuvres achevées de Kokoschka sont celles qu’il avait réalisées sur le front au pastel, à l’aquarelle et à la gouache. Il semble néanmoins douteux que l’artiste ait jamais remis ces dessins aux autorités. En revanche, les dessins de l’année 1917 apparaissent comme une sorte de relecture des événements. Ces feuilles, généralement de petit format, ont en commun leur monochromie. Représentations simplifiées, elles montrent un instantané, tels ces Soldats se livrant au pillage brossés au crayon rouge. Le choix de travailler avec une couleur unique indique peut-être que Kokoschka les considérait comme des croquis de souvenir. Un personnage est allongé dans la diagonale du dessin, mais il est difficile de dire s’il est couché sur le dos ou sur le ventre. Ses bras sont écartés et un voile couvre son visage – ou sa tête. Il est probablement mort, et sa posture rend inévitable un rapprochement avec l’image du Christ.
Dans la partie supérieure du dessin, un chien suit deux hommes portant une croix. Dans le registre inférieur, deux pilleurs sont en train de rassembler leur butin dans un sac. Cette scène de guerre, saisie comme d’autres d’un trait rapide, traduit le désespoir, l’affliction et la cruauté. Des sentiments – masqués par la nature et le romantisme dans ses dessins à la gouache – que Kokoschka ne révélera qu’une fois terminée sa mission de peintre de guerre.
L’artiste séjourne alors brièvement à Berlin, puis rejoint Dresde en décembre 1916 ; il y obtient en 1919 un poste de professeur à l’Académie des beaux-arts. Après sept ans d’enseignement, qui ont une importance majeure pour son évolution personnelle et artistique, Kokoschka se sent entravé par la vie ordonnée de l’Académie et prend un congé de deux ans. Il voyage à travers toute l’Europe, en Afrique du Nord, mais aussi au Proche-Orient, puis décide, le 25 septembre 1934, de s’établir à Prague. Le 17 octobre 1938, avec sa compagne Olda Palkovská, il parvient à fuir le nazisme en prenant le dernier vol possible pour l’Angleterre. Ils atterrissent à l’aéroport de Croydon, près de Londres.
C’est donc depuis son exil anglais que Kokoschka appréhende la Seconde Guerre mondiale. Il peint Anschluss – Alice au pays des merveilles en 1942 à Londres : « C’est à cette époque que j’ai fait toute une série de tableaux “politiques”, non que j’eusse été politiquement engagé, mais je voulais ouvrir les yeux des autres hommes sur la manière dont je voyais la guerre. » Alice, le nu féminin à droite de la composition, est entourée de fils de fer barbelés. Elle pointe son index droit vers le regardeur du tableau, qu’elle fixe d’un regard accusateur: pourquoi avez-vous permis l’annexion (Anschluss) de l’Autriche ? Cette incarnation de l’Autriche, qui porte un brassard de la Croix-Rouge au bras droit, personnifie littéralement l’innocence, accentuée par la feuille de figuier dissimulant son sexe. L’innocence qui voudrait être sauvée. La scène se déroule manifestement à Vienne, comme en témoigne, à l’arrière-plan, un bâtiment en flammes portant l’inscription « Wien ». À droite derrière Alice, sur un autel baroque, se trouvent une Vierge et l’Enfant, décapités. Une manière pour Kokoschka de les priver de leur identité, tout en évoquant la perte de pouvoir et d’autorité de l’Église.
De toute façon, dans ces conditions, la sainte Mère de Dieu ne peut plus sauver l’Autriche. À côté d’Alice se tiennent trois hommes coiffés de casques en acier, dont la forme trahit leur nationalité : un Français en habit sacerdotal, un soldat de la Wehrmacht armé d’une grenade et un Anglais en costumecravate avec un parapluie. Ils imitent la gestuelle des trois singes symboles orientaux de la sagesse, qui se couvrent respectivement les oreilles, la bouche et les yeux avec leurs mains. À eux aussi, l’artiste demande des comptes : pourquoi n’avez-vous rien fait contre Adolf Hitler ? Dans l’angle gauche du tableau, une femme regarde Alice ; l’enfant sur ses genoux porte un masque à gaz. Ils ont perdu tout espoir et toute foi, comme l’illustre la Bible tombant à terre. Cette oeuvre est donc une critique acerbe émise par Kokoschka à l’encontre de l’Autriche et de sa gestion de l’Anschluss, mais dénonce aussi les meurtres perpétrés par le nazisme. Simultanément, le peintre ne décharge pas les Alliés de leur responsabilité, tandis qu’il voit son pays sombrer, sans espoir ni salut.
Anschluss – Alice au pays des merveilles fait partie d’une série de tableaux peints à Londres par Kokoschka, dans le but d’exposer au monde sa réaction face à la Seconde Guerre mondiale. Il est intéressant de constater que le rôle de l’Union soviétique dans le conflit n’est nullement mis en cause dans cette peinture, ainsi que le remarque également Régine Bonnefoit : « Pendant son exil londonien, les manifestations de sympathie de Kokoschka envers l’Union soviétique s’exaltent en une apologie dépourvue de tout sens critique […]. »
En revanche, son réquisitoire contre son pays d’accueil, l’Angleterre, est dur, comme en témoigne le tableau Loreley, de 1941- 1942. Traités à coups de pinceau énergiques et expressifs, une mer démontée et un ciel zébré d’éclairs servent de décor aux protagonistes du premier plan. Bien mise en valeur à gauche, est figurée la reine Victoria, qui a élevé la Grande-Bretagne au rang de première puissance maritime du monde. Sa silhouette est définie par une touche large et d’épaisses couches de couleur qui contrastent avec la manière dont sont peints la mer et le ciel. Au cœur de cet enfer, il semble que seules la reine et la grenouille verte censée représenter l’Irlande survivront à l’apocalypse. À l’arrière-plan, un navire lutte contre l’assaut des vagues, tandis qu’une pieuvre brandit le trident très vraisemblablement arraché à la reine Victoria, tel un symbole de la suprématie maritime de l’Angleterre dans cette allégorie politique. Malgré cela, la reine donne des marins en pâture au requin sanguinaire représenté à côté d’elle, affirmant ainsi son pouvoir resté visiblement intact. Un cadavre flotte à droite de la composition et, derrière lui, au milieu des flots, se dessine un autre noyé, suggéré par des traînées de peinture blanche. Dans l’esprit de Kokoschka, la reine et la Grande-Bretagne auraient ainsi à leur actif beaucoup de souffrance et de nombreux morts. Cependant, Gloria Sultano et Patrick Werkner estiment que ce tableau pourrait aussi être une allusion au paquebot britannique SS Arandora Star torpillé par les nazis en juillet 1940. Dans Marianne – Maquis – Le deuxième front, de 1942, transparaît une autre critique à l’encontre des Alliés. Marianne, personnification de la République française, est assise au centre de la scène, flanquée du Premier ministre anglais Winston Churchill et du général américain Montgomery en train de boire un thé au Café de Paris, dans le quartier londonien de Soho. Pendant que les troupes soviétiques combattent les nazis sur le front de l’Est, les puissances occidentales, confortablement installées, prennent leur temps.
Telle est précisément l’accusation de Kokoschka : que les Alliés n’aient pas constitué un second front contre les forces de l’Axe.
Marianne exprime sa sympathie pour l’Union soviétique abandonnée à travers deux symboles communistes : l’étoile rouge fixée en haut de son chemisier jaune et l’écharpe au motif bleu et rouge de la faucille et du marteau qui ondoie derrière elle. De plus, Marianne est associée au « maquis », c’est-à-dire à la Résistance française – un autre signe de la critique de Kokoschka.
Au rang des œuvres réalisées en Angleterre, en particulier pendant la Seconde Guerre mondiale, les tableaux Loreley, Anschluss – Alice au pays des merveilles, Marianne – Maquis – Le deuxième front, mais aussi L’Œuf rouge de 1940-1941 montrent un Kokoschka à même de présenter sans limites ni censure sa vision du conflit.
Cependant, l’artiste affirme qu’aucune conviction politique n’est à l’origine de ces toiles, qui ont simplement pour but de faire « voir la guerre de l’autre côté de la barricade », depuis l’autre rive de la Manche, en évitant la censure dont il aurait été victime en tant qu’artiste jugé « dégénéré » par le régime nazi.
Kokoschka appréciait la liberté qu’il avait en Angleterre de pouvoir traduire sans entraves ses réflexions en peinture.
Parvenant à livrer au monde, depuis le lieu de son exil, son point de vue sur la guerre, l’artiste se considérait lui-même comme « une sorte de One man underground movement »


Du 17 mars au 3 septembre 2023
Salles : 205, 206, 207 et 209
Avenida Abandoibarra, 2 - 48009 Bilbao. Espagne
Tel. :+34 944 35 90 00
Du mardi au dimanche de 10h00 à 19h00

Du 23 septembre 2022 au 12 février 2023 
11, Avenue du Président Wilson, 75116 Paris
Tél. 01 53 67 40 00
Du mardi au dimanche de 10 h à 18 h
Nocturne le jeudi jusqu'à 21 h 30
France, 2022, 53 min
Production : ARTE France, Eclectic
Disponible du 09/10/2022 au 12/02/2023
Visuels :
© Gemini Film & Library GmbH
© Oskar Kokoschka Zentrum, Universität für angewandte Kunst Wien

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