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mercredi 20 octobre 2021

« Élie. Al-Kahira, 1914-1948 » par Bat Ye’or

Les éditions Les Provinciales viennent de publier « Élie. Al-Kahira, 1914-1948 » par Bat Ye’or. Le deuxième opus de la trilogie de l'essayiste brossant une fresque émouvante sur l'évolution des Juifs dans l'Egypte aux XIXe et XXe siècles, en l'occurrence lors de la recomposition du Proche-Orient après la Première Guerre mondiale (PGM). A la différence des Arméniens, Assyriens et Kurdes, seul le mouvement sioniste, soutenu activement par Elie Salem, obtient la réalisation de son vœu quasi-bimillénaire. Une "foyer national" refusé par des populations musulmanes ainsi que par des diplomaties européennes qui n'ont guère changé depuis. Celles-ci inspirent et façonnent un mouvement nationaliste arabo-musulman réunissant chrétiens, ayant sacrifié leur identité, et membres de l'oumma unis dans une haine antisémite. Le Liban illustre tragiquement cette alliance suicidaire pour les chrétiens d'Orient. Un livre qui éclaire les relations internationales et enjeux actuels.

« L’exil au Maghreb. La condition juive sous l’islam 1148-1912 » de Paul B. Fenton et David G. Littman

Enfin, est publié « Élie. Al-Kahira, 1914-1948 », deuxième roman de la trilogie de Bat Ye’or sur les Juifs d’Egypte dans la période cruciale qui couvre les XIXe et XXe siècles !

Il est centré sur la figure d’Elie Salem, petit-fils de Moïse Salem et de Victoria Lourtiel, fils benjamin de Behor Salem et d’Isabelle. Marié à Sarah, père d’Ibram, Elie est un sioniste ardent et douloureusement lucide.

Son activité de journaliste et ses voyages pour favoriser la renaissance d’un Etat Juif et l’amélioration de la condition juive l’isolent au sein de sa famille. Frivole, mélancolique, son épouse se sent négligée. Bourgeois aisé dévoué à sa communauté, proche du Pacha, Behor Salem perçoit les dangers que recèle l’espoir sioniste pour d’anciens raïas (dhimmis, en turc) dans un empire ottoman en crises. 

Dans les Balkans, les raïas libérés du joug ottoman avaient chassé ou contraint à l’exil des milliers de musulmans qui affluaient sur les rives orientales et méridionales de l’empire ottoman, en particulier en « Palestine  ». Dans le Caucase et en Mésopotamie, les aspirations autonomistes des raïas arméniens avaient été réprimées dans le sang. Sous la pression de puissances européennes, le sultan ottoman avait adopté des réformes viscéralement refusées par des foules musulmanes dont la colère, attisée par des imams ou oulémas, se traduisait en violences contre les raïas. En outre, des défaites militaires étaient perçues comme autant d’humiliations par la « Sublime Porte » visée par les diplomaties d’empires européens rivaux et qui a longtemps dominé en instrumentalisant à son profit les divisions entre raïas - "après samedi, dimanche" et inversement -, ou entre chrétiens.

Des stratégies diplomatiques vont continuer de se déployer durant et après la Première Guerre mondiale : la Russie impériale se voulait protectrice des raïas chrétiens, mais devenue bolchévique, elle les abandonne face à la violence de Jeunes Turcs. Contre la France laïque persécutant des congrégations religieuses, le Vatican s’appuie sur un lobby catholique irlandais pour freiner l’entrée en guerre des Etats-Unis et sur le IIe empire allemand. Français et Britanniques veulent contrecarrer les velléités russes orthodoxes au Proche-Orient richement doté en pétrole et éviter de heurter les susceptibilités des musulmans de leur immense empire. Pour des raisons théologiques ou politiques, tous refusent la renaissance d’un Etat Juif dans son berceau historique.

Sortis exsangues d’un conflit de quatre ans, les Alliés déçoivent cruellement les espoirs suscités auprès des raïas chrétiens qui ont combattu dans ses rangs. A l’issue du denier traité de paix, la recomposition du Proche-Orient et du Moyen-Orient s’effectue sans création d’Etats indépendants pour les Arméniens, les Assyriens, les Kurdes... Mais avec d'importants transferts de populations.

Vulnérables, des anciens raïas chrétiens, victimes de génocides durant ce conflit, perdent leur identité, leur histoire, en embrassant, en une étreinte suicidaire, une cause nationaliste arabo-musulmane, un leurre antisémite créé par des Européens cyniques.

Peut-être le roman est-il la forme narratrice la plus adéquate de faire comprendre l’Histoire, ses temps longs, ses complexités, ses tragédies, ses protagonistes et leurs motivations.

Privilège ou atout de la fiction, l’intrigue brodée sur une trame historique rigoureuse révèle la puissance de la conversion islamique de jeunes chrétiens kidnappés, la perte d’identité de leurs descendants une fois disparu l’empire ottoman – Kemal Pacha n’est plus ottoman, n’est ni turc ni arabe, mais un musulman égyptien dont la judéité par sa mère yéménite a été occultée -, la faiblesse de groupes humains ballotés par des politiques cyniques décidées sur d’autres continents, des héros – le remarquable ambassadeur des Etats-Unis à Constantinople, Henry Morgenthau, alerte son pays sur le génocide arménien -, les personnages haineux - le futur grand mufti de Jérusalem al-Husseini - et la force des Juifs dont le rêve s’avère le seul à se matérialiser. L’alliance maléfique entre musulmans et allemands se scelle dans le sang chrétien et celui juif des pogroms, dont le massacre à Hébron.

On achève la lecture de ce livre, les yeux embués de larmes. Et admirative du talent de femme de lettres d’une essayiste pionnière dans l’étude de thèmes historiques tabous : la dhimmitude, Eurabia, le califat...

Et le moindre des mérites de ce livre est de révéler au grand public l’ancienneté et la profondeur des affinités, antisémites, entre le deuxième empire allemand et l’empire ottoman, et plus généralement le monde islamique, de rappeler les génocides des chrétiens maronites au Liban, assyriens et arméniens durant le conflit mondial, l’inanité de la notion d’Etat-nation pour des musulmans structurés par des solidarités claniques au sein de l’oumma.

En lisant « Élie. Al-Kahira, 1914-1948 », on se sent immergé dans la marche du temps, de l'Histoire. Comme dans les dessins sur l'évolution humaine montrant l'homme se redresser progressivement pour marcher sur ses deux jambes, les deux premiers romans de Bat Ye’or dépeignent le passage de la dhimmitude, qui laisse ses limbes dans l'esprit de Behor, à l'émancipation d'Elie. 

En quelques générations, l'échelle humaine, spatio-temporelle s'avère différente : si le père de Moïse Salem parcourait, courbé pour éviter les coups de musulmans, les venelles obscures du quartier juif d'al-Kahira (Le Caire), la génération d'Elie se rend en Europe, se réunit dans des cafés pour deviser sur le sionisme et l'avenir des Juifs et envisage l'avenir en assumant sa défense en Eretz Israël (Terre d'Israël). Elie se confronte à un autre judaïsme – le judaïsme ashkénaze – ignorant ou incompréhensif de la réalité du dhimmi. Il a conscience de la transformation que représente la création d'un Etat juif pour lui et pour les siens.

Elie et son père Behor ont tous deux conscience de la précarité de la vie Juive sous joug ottoman, dans l'Egypte occupée par les Britanniques, ou dans la Palestine mandataire. Behor sait quel est le périmètre autorisé aux raïas, même dans une Egypte occupée par les Britanniques, et essaie de concilier sa judéité et sa vie sociale sans déplaire au Pacha d'Egypte. Quant à Elie, il a clairement perçu dans le sionisme la libération de la dhimmitude - il a vu des Juifs "palestiniens" pratiquer l'autodéfense dans des kibboutzim face aux agressions, souvent mortelles, de musulmans - et prévoit avec espoir le futur Etat Juif. 

On est affligé de constater que perdurent les mêmes stratégies criminelles au Proche-Orient. Jadis "perle du Moyen-Orient", le Liban en est une victime contemporaine qui, après avoir été forcé d'accepter d'accueillir des terroristes - OLP, Hezbollah soutenu par le régime iranien des mollahs, etc. -, survit péniblement dans un chaos politique, économique et social, et a perdu en Bachir Gemayel (1947-1982) un dirigeant chrétien lucide et courageux. "Leur destin dhimmi est le nôtre. C’est pourquoi Elie dit à Georges, son ami chrétien lucide sur le choix catastrophique de ses coreligionnaires embrassant l'arabisme islamique : « Ne suis-je pas toi ? », m'a expliqué Bat Ye'or.   

Des dirigeants israéliens se sont-ils débarrassés de la mentalité du dhimmi ?

Un glossaire clôt ce livre instructif, passionnant et émouvant.
Les citations proviennent du livre.

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