Citations

« Le goût de la vérité n’empêche pas la prise de parti. » (Albert Camus)
« La lucidité est la blessure la plus rapprochée du Soleil. » (René Char).
« Il faut commencer par le commencement, et le commencement de tout est le courage. » (Vladimir Jankélévitch)
« Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort. Il est de porter la plume dans la plaie. » (Albert Londres)
« Le plus difficile n'est pas de dire ce que l'on voit, mais d'accepter de voir ce que l'on voit. » (Charles Péguy)

mardi 25 août 2020

« Foxtrot » de Samuel Maoz


Arte diffusera le 27 août 2020 « Foxtrot », film partial, critique envers Tsahal, de Samuel Maoz. « Michael et Dafna, mariés depuis 30 ans, mènent une vie heureuse à Tel Aviv. Leur fils aîné Yonatan effectue son service militaire sur un poste frontière, en plein désert. Un matin, des soldats sonnent à la porte du foyer familial. Le choc de l’annonce va réveiller chez Michael une blessure profonde, enfouie depuis toujours. Le couple est bouleversé. Les masques tombent… Trois étapes de la vie d’une famille israélienne minée par le traumatisme de guerre ».


Né en 1962 à Tel Aviv, Samuel Maoz a reçu une caméra 8 mm et une bobine de pellicule pour sa bar-mitsva. Ce qui a suscité sa vocation. 

Il est diplômé de l’école Beit Tzvi de Ramat-Gan.


Il a réalisé des vidéos clips et des publicités, puis le documentaire Totale éclipse (2000).


Il a été distingué par la Mostra de Venise pour ses deux longs métrages : Lebanon a obtenu le Lion d'or en 2009, et Foxtrot le Lion d'argent – Grand Prix du Jury en 2017.

Partialité
« Michael et Dafna vivent à Tel-Aviv avec leur fille Alma, tandis que leur aîné Yonathan effectue son service militaire sur un poste-frontière, en plein désert ».

« Un matin, des soldats leur annoncent son décès, nouvelle qui réveille chez Michael d’anciennes blessures ».

« Retour en arrière sur la ligne de démarcation aux côtés de Yonathan et de ses camarades qui tuent le temps avec imagination, dans une atmosphère rêveuse, crépusculaire, n’excluant ni le danger ni la paranoïa ». 

Pourquoi "ligne de démarcation", une expression utilisée aussi par une journaliste d'I24News ? C'est une référence, à forte connotation historique, faisant penser à la Deuxième Guerre mondiale, quand le territoire français a été divisé en deux zones après la défaite militaire de la France et l'armistice entre la République française et l'Allemagne nazie (22 juin 1940). 

Ne s'agirait-il pas plutôt de la Ligne Verte ? Celle-ci est une ligne d'armistice de 1949 entre Israël, jeune Etat refondé, et quatre États voisins - Syrie, Liban, Transjordanie et Égypte - à la fin de la guerre israélo-arabe de 1948.


« Puis, Tel-Aviv à nouveau, où Michael et Dafna, dévastés, amorcent un douloureux dialogue. »

« Tragédie en trois actes, Foxtrot peint, à travers la mise en scène audacieuse d'un drame intime, un tableau de la société israélienne et de sa relation à la guerre ».

« Avec de fréquents allers-retours entre passé et présent, ce superbe triptyque, accusé à sa sortie par le ministère de la Culture israélien de donner une mauvaise image de l’armée, fait sentir le poids de cette dernière sur des parents qui vivent dans l’angoisse d’apprendre la mort de leurs enfants ».

« Dans Foxtrot, la façon autoritaire dont Tsahal règle les détails des funérailles, alliant la surprotection des familles au verrouillage de l’information, suffirait à expliquer la rage qui saisit Michael ».

« Mais le deuil annoncé résonne aussi avec sa culpabilité d’ancien soldat, et avec celle, écrasante, liée au souvenir de la Shoah, qui incite les descendants de déportés à minimiser leurs souffrances ».

« Autant de niveaux de lecture que le cinéaste entremêle avec une élégante agilité et un sens ironique du détail, insinuant le burlesque au sein de la tragédie, l’onirisme d’une sensibilité adolescente au cœur de l’absurdité militaire ».

« En esthète, il enferme le père dans un appartement design et d’étouffant plans fixes, et offre au jeune fils un décor à la fois déglingué et fascinant, théâtre d'un singulier foxtrot en solitaire, ironique métaphore d'un État d'Israël dans l'impasse ». Le "foxtrot est une lettre de l’alphabet militaire, mais aussi – c’est le cinéaste qui le souligne – une danse qui ramène toujours les danseurs au point de départ". 

« La troisième partie, vue du point de vue de Dafna, la mère, fera basculer l'histoire dans une confrontation passionnée et intimiste à la Cassavetes ».

« Une splendide exploration du traumatisme de guerre, à la mise en scène virtuose. »

« Dans une mise en scène virtuose, cet éblouissant triptyque de Samuel Maoz ("Lebanon") marie le tragique, l’onirisme et l’ironie ».


"Après « Lebanon », le réalisateur israélien choisit d’explorer à nouveau le thème de la guerre dans son nouvel opus « Foxtrot ». Il avait 20 ans quand il a tué un homme pour la première fois. C’était en 1982, Samuel Maoz était tireur à bord d’un tank, lors de la première guerre menée par Israël au Liban contre les forces palestiniennes et l’armée syrienne. Cette offensive, prévue pour durer trois semaines, s’étala finalement sur près de trois mois. « Cette guerre, se souvient le cinéaste, était différente des autres conflits dans lesquels avait été impliqué Israël. En 1967 par exemple, vous aviez deux armées face à face, avec deux uniformes différents, et qui se battaient pour un enjeu territorial. Au moins, les choses étaient claires. Au Liban, en 1982, vous aviez dix ennemis différents, la plupart ne portaient pas d’uniformes mais des jeans. C’était le chaos », a confié le réalisateur au Monde.


« La première chose qui me venait à l’esprit en repensant à la guerre, se souvient le réalisateur, était l’odeur de la chair calcinée. D’un tank, vous sortez soit vivant, soit atomisé, sans qu’il reste quoi que ce soit de vous à enterrer. Il n’existe aucune autre alternative... Le point de départ de “Foxtrot” est lié à un événement personnel. Ma fille avait raté le bus, elle avait couru après, fait signe au chauffeur, en vain. Et puis le bus a sauté », a poursuivi Samuel Maoz.


« Foxtrot montre le traumatisme du soldat israélien qui a commis une erreur tragique, qu’il aurait préféré ne jamais commettre, tout en désignant le civil palestinien comme la véritable victime du drame qui se joue dans un check-point. Le film présente le prix élevé de l’occupation militaire israélienne payé de part et d’autre du conflit », expliquait Raya Morag, professeur d’études du cinéma à l’Université hébraïque de Jérusalem, dans un entretien au magazine Télérama (12 décembre 2017).


Miri Regev
Foxtrot a réalisé plus de cent mille entrées en Israël. Primé à la Mostra de Venise, Foxtrot a reçu les Ophirs du cinéma 2017 du meilleur film, du meilleur réalisateur (Samuel Maoz), du meilleur acteur (Lior Ashkenazi), de la meilleure musique (Amit Poznansky et Ophir Leibovitch), des meilleurs décors (Arad Sawat), du meilleur montage (Arik Lahav-Leibovich), de la meilleure photographie (Giora Bejach), et du meilleur son (Alex Claude). 

Foxtrot a aussi été sélectionné pour représenter Israël aux Oscars. en 2018. 


Ce qui a suscité l'ire de Miri Regev, ministre de la Culture (Likoud), affirmant « avoir honte » que "l’académie israélienne ait loué les mérites d’une œuvre qui « salit l’image de l’armée » de son pays. Miri Regev s’est tout particulièrement insurgée contre une scène du film montrant des soldats israéliens tuant accidentellement des civils innocents à un check-point, puis la dissimulation de cette bavure par un bulldozer. 


Samuel Maoz, qui "a participé à la première guerre du Liban de 1982, a riposté en expliquant que cette scène « allégorique » était destinée à montrer comment la société israélienne préférait « enterrer la vérité dans la boue que nous avons créée au lieu de s’y confronter ».  "La réaction de la ministre confirme le message que je voulais transmettre, a poursuivi le réalisateur. Israël vit dans la répression et le déni. Il reste persuadé qu'on veut à tout prix l'anéantir. Cette menace permanente est un mythe, mais le contester se révèle être une menace en soi. L'armée, c'est celle du peuple : elle reflète la société. Je voulais que Foxtrot soit une allégorie". Quid  du programme nucléaire militaire iranien ?

Ancienne porte-parole de Tsahal, la ministre a déclaré : « C’est la preuve que l’Etat ne doit pas financer des films qui peuvent être utilisés comme des armes de propagande aux mains de nos ennemis ». 
"Il s'agit d'une terrible accusation de meurtre rituel " (un blood libel, Ndlr), s'est indignée la ministre dans une vidéo sur sa page Facebook. "En tant que ministre et mère d'enfants qui ont servi au sein de Tsahal (l'armée israélienne) j'ai honte qu'un tel film ait obtenu une récompense aussi prestigieuse." Selon elle, "Foxtrot" est "diffamatoire" et "mensonger" à l'égard de l'armée israélienne. "Le film qui a été primé ne représente que ceux qui l'ont choisi et non pas la société ou l'État d'Israël. Je ne peux que présenter mes excuses auprès des soldats israéliens et leurs familles. Ils ne méritaient pas cela", a ajouté la ministre. Elle a également prévenu que la politique de subventions publiques accordées aux films "allait changer", laissant ainsi entendre que les films jugés "anti-israéliens" ne recevraient plus d'aide.


Elle s'est aussi « réjouie que Foxtrot ne soit pas finalement nommé à l’Oscar du film en langue étrangère » : « Cette décision a épargné une déception amère et une représentation mensongère dans le monde de l'armée israélienne ».


Miri Regev a demandé à l’ambassade d’Israël à Paris de retirer son soutien au Festival du cinéma israélien (13-20 mars) qui a programmé Foxtrot pour sa séance d'ouverture"Ce sont ces films qui permettent au BDS (Boycott Désinvestissement Sanctions, Ndlr) d'avoir le vent en poupe", a-t-elle déclaré. Mme Regev, qui a admis n’avoir pas vu « Foxtrot », a expliqué que sa colère n’était pas liée à des questions artistiques mais à l’image d’Israël qu’il projette à l’étranger. « Un film qui présente des soldats israéliens de manière trompeuse comme des assassins et porte atteinte à la renommée des Forces de défense israéliennes ne peut pas représenter Israël », a-t-elle dit. L'ambassadrice d'Israël en France « a suggéré à la direction du festival de choisir un film qui ne suscite pas la controverse pour sa soirée d'ouverture mais à la suite de son refus [...], le ministère a décidé que l'ambassadrice ne sera pas présente à cette soirée. L'ambassade d'Israël en France est fière de soutenir le festival du cinéma israélien à Paris depuis sa création il y a 18 ans et n'a pas l'habitude de se mêler du choix des films diffusés durant le festival », a-t-il affirmé dans un communiqué. Israël ne devrait pas "soutenir un festival qui présente des films qui nous calomnient dans le monde et contiennent de faux contenus sur les soldats de Tsahal et ses citoyens", a déclaré Regev au quotidien israélien Haaretz. L'ambassadrice était absente, mais représentée, lors de la soirée d'ouverture du festival. 


"Pas besoin de BDS.. Miri Regev la ministre israélienne de la culture pas mauvaise dans le boycott.. Elle exige de l'ambassade d'Israël à Paris qu'elle donne pas de budget au festival du film israélien. Motif: Regev déteste le film Foxtrot qui doit ouvrir le festival", a twitté le 11 février 2018 Charles Enderlin.

Le président Reuven Rivlin s’est dit impatient de découvrir le film. « Je suis un grand fan du cinéma israélien qui est un symbole de liberté d’expression et de la force de la démocratie israélienne. Le cinéma israélien est l’un des ambassadeurs les plus importants d’Israël. »



Lors du Festival de Cannes 2017, Miri Regev a monté les marches recouvertes du tapis rouge en arborant "une robe longue ivoire représentant un vaste panorama de Jérusalem. Une manière de fêter le cinquantenaire de la libération et de la réunification de la capitale éternelle, unie et indivisible d'Israël.



Extraits d'une interview de Samuel Maoz à Sofilm.fr
(25 avril 2018)

"Ce qui a détruit la gauche israélienne, c’est Yasser Arafat en 2000, lorsqu’il a fait échouer les négociations de Camp David. (Ehud) Barak voulait tout lui donner, y compris une souveraineté sur Jérusalem-Est, mais il n’a pas eu le courage d’accepter et il a donné raison à la droite israélienne : « Regardez, vous lui donnez tout et il n’accepte pas, donc il n’y a personne avec qui faire la paix ! » Si ça avait été Abbas, il aurait accepté, c’est sûr ! Si Israël était capable de faire le même genre d’offre à nouveau, la pression internationale sur les leaders palestiniens serait si forte qu’ils seraient obligés d’accepter".

"On a besoin de leaders courageux comme Yitzhak Rabin. Avant qu'il soit assassiné, je me souviens d'une émission de télé où il présentait son plan de paix. Le journaliste lui dit : « Mais vous savez qu'une majorité de la population désapprouve ce plan ? » Et il a répondu : « On sait que la majorité a parfois tort. » Netanyahu, lui, n'a qu'une carte à jouer : je suis le garant de votre sécurité, je vous défends, je vous dis depuis le jardin d'enfants que tout le monde veut nous exterminer et que c'est pour ça qu'on est en guerre… Cette mémoire partagée est plus forte que la réalité en Israël, plus forte que la logique. Netanyahu est un magicien, parce que c’est comme ça qu'il garde sa place ! Tous les jours il y a de nouvelles affaires de corruption, de nouveaux témoins mais ce n'est pas ça l'info. Plus ces accusions gonflent, plus il est populaire ! C'est effrayant".

La décision du Président Donald Trump de transférer le siège de l'ambassade des Etats-Unis à Jérusalem, capitale de l'Etat d'Israël ? "C’était une décision horrible, vraiment horrible, sans aucune réflexion profonde : il a juste voulu faire un cadeau à son copain Netanyahu, c’est complètement irresponsable. Netanyahu a immédiatement pu présenter ça comme une victoire, alors qu’il était vraiment dans la merde. Trump lui a jeté ça pour l’aider à se relever, c’est tout : je ne crois pas que Trump aille très loin dans la réflexion, il est un peu puéril, non ?"


ENTRETIEN AVEC SAMUEL MAOZ
« Entretien réalisé par Ariel Schweitzer, le 15 janvier 2018, à Tel Aviv
Traduit de l’hébreu par Ariel Schweitzer »


« Comment l’idée du film vous est-elle venue ?
C’est une histoire vraie et personnelle, survenue en 1994, qui est à l’origine du film. Ma fille avait l’habitude de traîner au lit le matin et d’arriver à l’école systématiquement en retard. Au départ, j’avais décidé de lui payer le taxi pour lui éviter des problèmes à l’école, mais après m’être rendu compte que ce luxe devenait trop cher pour nous, je lui ai dit : « plus de taxis ! à partir de demain, tu prends le bus n° 5 qui s’arrête près de l’école ». Ma fille a un peu protesté, mais elle a été contrainte d’accepter. Le lendemain matin, elle est partie prendre le bus n° 5, et une heure plus tard, on a annoncé à la radio un attentant-suicide sur la même ligne (un attentat terrible qui a fait 22 morts et plus de 100 blessés). Vous imaginez mon état de panique, d’autant qu’il m’a été impossible de joindre ma fille pendant plus d’une heure, parce que toutes les lignes téléphoniques étaient saturées. Je peux vous dire que ce fut la pire heure de ma vie. J’ai souffert comme je n’ai jamais souffert, c’était bien pire que toutes les épreuves de la guerre du Liban. Ma fille a finalement réussi à me joindre pour m’annoncer qu’elle avait raté de justesse le bus en question et qu’elle était en fait montée dans le suivant. C’est cette histoire terrible, où hasard et destin se sont mêlés, qui m’a inspiré le scénario de Foxtrot.

Lebanon (2012), votre premier long métrage, qui se déroule au moment de la première guerre du Liban, était clairement autobiographique. Dans quelle mesure Foxtrot est-il inspiré d’une expérience réelle ?
Si le film n’est pas directement autobiographique comme l’était Lebanon, il l’est tout de même, à sa manière.
La question du traumatisme de la Shoah et la manière dont cette expérience s’est enracinée dans la société israélienne, reflètent ma propre vie. Ma mère est une rescapée de la Shoah, et durant mon enfance et mon adolescence, je n’ai jamais eu le droit de me plaindre, parce que les pires choses qui auraient pu m’arriver n’étaient rien à côté de ce qui était arrivé aux victimes de la Shoah. L’obligation de refouler une souffrance est terrible pour un enfant et il développe nécessairement des séquelles liées à ce refoulement.
De plus, on a exigé de nous de réparer le traumatisme de la génération des survivants : nous avions le devoir d’être forts et virils. Le rêve de chaque enfant de ma génération était de devenir un jour un soldat courageux de l’armée israélienne, pour que ce qui était arrivé aux victimes de la Shoah ne se reproduise plus jamais. Mais tous les enfants n’étaient pas faits pour coller à ce modèle, et ce processus de formation idéologique a laissé de profondes cicatrices chez beaucoup d’entre nous…
Chez moi, entre autres, et chez le personnage de Michael dans le film, dont la réussite professionnelle et ce magnifique appartement dans lequel habite sa famille est une sorte de cage dorée qui cache une souffrance et une grande fragilité.

Le film est divisé en trois parties distinctes. Pourquoi avoir choisi la structure d’un triptyque ?
Pour trois raisons.
D’abord, je voulais me rapprocher de la structure d’une tragédie grecque classique, en trois actes, car mon film est une tragédie contemporaine qui a une résonance avec des éléments mythiques comme le destin et le hasard.
Ensuite, je voulais que chaque partie place en son centre un personnage en reflétant stylistiquement sa structure émotionnelle et sa psychologie : la première partie se focalise sur Michael, la deuxième sur son fils Jonathan et la troisième sur sa femme Dafna.
La troisième raison c’est que, déjà au stade de l’écriture, je voulais que le spectateur fasse l’expérience d’une transformation émotionnelle au cours du film. Pour le dire brièvement, je voulais que la première partie le déstabilise, que la seconde l’hypnotise et que la troisième l’émeuve.
Cette division en trois parties m’a donc permis de mieux maîtriser mon sujet : à la fois sur le plan du contenu mais aussi sur le plan de la forme.

La première et la troisième partie se déroulent presque entièrement dans l’appartement de la famille Feldman. Quels sont les choix esthétiques qui vous ont guidé dans la mise en scène de ce huis clos ?
Dans la première partie, l’aspect un peu froid et symétrique de l’appartement reflète en quelque sorte la personnalité du père, Michael. Il reflète son désir de domination sur le monde. 
Ce vaste appartement d’architecte témoigne aussi de sa réussite professionnelle, mais l’on ressent depuis le début que cette apparente réussite cache une blessure profonde. Plus Michael s’efforce de faire bonne figure, plus ses faiblesses deviennent visibles.
Dans la troisième partie, où l’on suit la mère, Dafna, les masques sont déjà tombés. Il ne sert plus à rien d’étaler sa réussite et sa richesse : pour la première fois, le prestige apparent cède la place à une simplicité, à une vraie intimité entre Michael et Dafna. C’est la raison pour laquelle cette partie se déroule principalement dans la cuisine, lieu moins « formel », plus simple, plus intime, et qu’elle est marquée par une tonalité disons plus tendre et chaleureuse.

Alors que la première et la troisième partie sont caractérisées par un style réaliste, la seconde se distingue par une esthétique onirique, proche du surréalisme. Pourquoi ce changement de style et de ton ?
Parce que je voulais souligner par ce style la dimension allégorique du film. Cette touche surréaliste – le checkpoint perdu en plein désert, le dromadaire qui traverse à plusieurs reprises la barrière – qui obéit à une logique de rêve ou d’une hallucination, renforce la perception des personnages et du récit comme reflétant une réalité plus vaste : celle de la société israélienne. Par ailleurs, cette partie où il ne se passe pas grand-chose sur le plan narratif et où l’attente constitue l’élément principal, je voulais qu’elle soit riche visuellement pour que les idées et les émotions surgissent de la forme même du film.

La question esthétique est inscrite au cœur du film par le métier du père – un architecte – et par la passion du fils pour le dessin. Pourquoi ?
Je pense que l’un des problèmes « historiques » du cinéma israélien est de négliger l’aspect esthétique des films, comme si le drame politique et humain qui caractérise cette région constituait une matière suffisante pour captiver le spectateur. Pour moi, le cinéma s’exprime d’abord par son langage, et j’ai toujours essayé de transmettre mes idées par des moyens visuels (ce qui m’a d’ailleurs été reproché plusieurs fois par des critiques qui ont jugé mes films « trop esthétiques »).

Des nombreuses scènes sont tournées en plongée, depuis le plafond de l’appartement, par exemple. Que représente ce point de vue ?
Il aurait été facile de dire que c’est le point de vue de Dieu ou du destin ! Mais disons qu’avec ces vues plongeantes, j’ai essayé de décrire mes personnages comme des pantins, ou des pions sur un échiquier, fonctionnant parfois comme des automates et conditionnés par des forces – psychologiques, sociales, politiques – plus fortes qu’eux, qui les hantent tout au long du film et auxquelles ils sont totalement soumis. Michael semble en apparence dominer son espace, ce vaste appartement qu’il possède, mais au fur et à mesure que le film avance, on comprend qu’il ne domine rien et qu’il est complètement conditionné par un traumatisme qui détermine toute son existence et qu’il finit même par transmettre à son fils.

Les acteurs qui incarnent le couple, Lior Ashkenazi et Sarah Adler, sont remarquables… Comment les avez-vous choisis ? Comment avez-vous travaillé avec eux ?
Il faut dire que ces grands acteurs ont des qualités qui servent parfaitement les contours de leurs personnages.
Lior Ashkenazi est très technique, très méthodique. Sur ce plan, c’est un acteur très classique. Le jeu de Sarah Adler relève plus d’un style jazzy : il est davantage porté sur l’improvisation, il est plus intuitif, plus inattendu, plus émotionnel aussi... Par ailleurs, comme la clé du personnage de Michael est cette ambivalence entre une apparente réussite et une grande blessure, le travail avec lui consistait souvent à l’épuiser jusqu’à ce que la technique et la maîtrise cèdent la place à une fragilité, à une émotion non contrôlée. J’ai tourné ainsi sans couper, laissant la caméra filmer en continuité des scènes très longues, jusqu’à ce qu’il ait fini par oublier la présence de l’appareil.
Je n’ai pas inventé cette méthode, mais je dois dire que cette fois, elle m’a été particulièrement utile.

Le thème du deuil est un thème fréquemment abordé dans la culture israélienne, comme on l’a vu récemment dans le roman de David Grossman, Une femme fuyant l’annonce. Or, vous avez choisi un angle inattendu pour vous attaquer au sujet, celui du hasard qui prédomine notre vie… Quel est pour vous le sens de cette articulation ?
Le deuil est en quelque sorte une fausse piste dans le film. On croit au début qu’il s’agit de cela, mais très rapidement on repart sur des enjeux bien différents. Je voulais en fait placer le spectateur face à une scène mythique, presque banale, de l’existence israélienne (l’annonce de la perte d’un soldat), puis le déstabiliser au moyen de l’erreur et du hasard, pour repartir ensuite vers d’autres directions, disons plus politiques. Le début du film est donc censé créer chez le spectateur une tension émotionnelle pour qu’il réagisse au questionnement politique du film d’une manière qui ne soit pas seulement intellectuelle, mais aussi émotionnelle et quasi physique.

Le souvenir de la Shoah plane tout au long du film : la mère de Michael est une rescapée des camps qui, par ailleurs, est en train de perdre la mémoire. Michael, son fils, porte en lui une culpabilité : adolescent, il a échangé une Torah héritée de son grand-père, mort à Auschwitz, contre un magazine Playboy. Dans quelle mesure pensez-vous que la réalité israélienne est encore déterminée par ce traumatisme collectif ?
Israël est marqué à jamais par la Shoah, la plus grande tragédie que l’humanité ait connue au siècle passé. À plusieurs égards, Israël doit aussi son existence à la Shoah, car c’était un devoir pour les nations d’accorder un foyer à ce peuple massacré. Mais aujourd’hui, il faut le reconnaître, la Shoah est instrumentalisée en Israël à des fins idéologiques et politiques, parfois d’une manière très cynique. Elle permet d’enfermer Israël dans le statut d’éternelle victime. Ainsi, en enracinant l’idée, fausse à mes yeux, que le pays est toujours menacé par un nouveau génocide (la menace iranienne, par exemple), le gouvernement actuel justifie sa politique nationaliste, sécuritaire, répressive, au mépris de toute solution de compromis avec les Palestiniens et avec les pays arabes. Israël est donc intimement lié à son passé, à la mémoire de la Shoah, mais en en faisant un instrument idéologique, le pays devient aussi esclave de cette mémoire.

Foxtrot est aussi un film politique qui parle de la réalité de l’occupation. Mais là encore, vous affrontez ce thème à partir d’un angle nouveau, celui du destin et de l’erreur fatale (ces sont des erreurs de jugement qui provoquent la mort des Palestiniens dans le check point). Pourquoi avoir choisi cet angle ?
Comme je l’ai dit plus haut, le film est une tragédie inspirée des tragédies grecques : des personnages qui creusent leur propre tombe, qui marchent vers une mort annoncée, piégés par leur propre aveuglement. C’est aussi celle de la société israélienne tout entière, incapable de se débarrasser du poids du passé qui contamine plus que jamais son présent. Ce que j’essaie de montrer dans Foxtrot, c’est que le destin lui-même est déterminé par le conditionnement de chaque citoyen par la société. Certes, la mort des Palestiniens dans le film est le résultat d’une erreur, mais cette erreur n’aurait jamais eu les mêmes conséquences si les soldats n’avaient pas été entraînés, instrumentalisés, pour fonctionner et réagir d’une manière mécanique, technique.
Pire encore, ces soldats sont des gamins de 18-20 ans qui doivent décider en un instant de la vie ou de la mort de gens. Ils n’ont ni l’expérience, ni la maturité pour prendre de telles décisions. Bien sûr qu’ils sont responsables de leurs actes, mais ils sont aussi victimes d’un gouvernement qui a créé cette situation impossible de l’occupation et qui a transformé l’armée israélienne en un moyen de répression contre une population civile.
Certes, on ne peut pas changer le destin, mais on peut changer la structure politique et le conditionnement collectif de la société qui sont à l’origine de ce destin, de cette erreur et de cette tragédie.

Le thème de la culpabilité résonne dans le film avec le mythe israélien (et biblique) du sacrifice : la culpabilité de la génération des fondateurs de l’État qui n’a rien d’autre à offrir à leurs descendants que le sacrifice permanent ; la tragédie d’une nation où les enfants ne cessent de payer pour les péchés et les erreurs de leurs aînés. Vous reconnaissez-vous dans cette lecture ?
Oui, absolument. Je me souviens que déjà à l’adolescence, j’étais frappé par le culte de la mort en Israël, notamment celui autour des soldats tombés sur le champ de bataille. Par exemple, chaque lycée était fier d’afficher sur des plaques commémoratives le nombre d’anciens élèves tombés au combat, et les parents choisissaient parfois pour leurs enfants l’établissement affichant le plus grand nombre de soldats tombés... Quand un parent, qui a poussé son fils à devenir combattant, doit affronter la perte de son enfant, la culpabilité n’est qu’une première étape sur le long chemin de sa prise de conscience et de sa remise en question. Ce processus se manifeste aussi sur le plan collectif, car la société israélienne tout entière est fondée sur l’idée de la nécessité du sacrifice, un mythe encore tenace à notre époque, alors qu’Israël est plus que jamais sûr de son existence et possède l’une des armées les plus fortes du monde... Dans le film, Michael essaie de briser cette chaîne liée au traumatisme collectif en choisissant un chemin de vie « normal », car chaque adolescent à un désir de vie dont la première manifestation est la sexualité. 
Son choix d’échanger un objet hérité de la Shoah contre un magazine érotique me semble être l’acte le plus sain qu’un adolescent puisse faire pour se débarrasser du poids du passé et choisir de célébrer la vie plutôt que la mort. Or en Israël, un choix pareil est perçu comme la pire des trahisons, et dans ce cercle infini de sacrifices, son fils doit en payer le prix.

Le film a soulevé une énorme polémique en Israël à cause de la critique de la ministre de la Culture, Miri Regev, qui a proclamé qu’il donnait une mauvaise image de l’armée israélienne. Que pensez-vous de cette critique ?
Miri Regev n’a jamais vu le film, ce qui ne l’a pas empêché de l’attaquer avec des arguments absurdes en falsifiant complètement son contenu dont elle se moque complètement : la seule chose qui l’intéresse c’est de flatter son électorat de droite, quitte à véhiculer des fake news... Paradoxalement, elle a beaucoup aidé Foxtrot en assurant sa promotion dans les médias, et le film est devenu un succès commercial en Israël. Mais sur le fond, bien que le film soit une fiction, je peux évoquer des cas dont j’étais témoin durant mon service militaire où les autorités de l’armée ont couvert des dérives, parfois des crimes, commis par des soldats. La réaction de Miri Regev ne fait que confirmer le propos du film, à savoir que chaque oeuvre qui remet en question ce mythe de la menace permanente qui pèse sur Israël, est immédiatement perçue elle-même comme une menace qu’il faut absolument écarter…

Pourquoi le titre Foxtrot ?
On peut le voir comme une métaphore du film. C’est la seule danse que je connais où les danseurs reviennent toujours à leur point de départ, en tournant en quelque sorte en ronde, comme dans un cercle fermé (et vicieux) qui se répète à l’infini… C’est la situation de mes personnages, et peut-être aussi de la société israélienne dans son ensemble. C’est le mouvement obsessionnel qu’Israël ne cesse de répéter depuis sa création, génération après génération… »


« Foxtrot » de Samuel Maoz
Israël, France, Arte France Cinéma , Allemagne, A.S.A.P. Films / Pola Pandora Filmproduktion / Spiro Films Ltd, 2017
Scénario : Samuel Maoz
Production : Spiro Films, Pola Pandora, A.S.A.P. Films, KNM, ZDF, ARTE
Producteurs : Michael Weber, Viola Fügen, Eitan Mansuri, Cedomir Kolar, Marc Baschet, Michel Merkt
Image : Giora Bejach
Décors de film : Arad Sawat
Montage : Guy Nemesh, Arik Lahav Leibovich
Musique : Amit Poznansky, Ophir Leibovitch
Avec Lior Ashkenazi (Michael Feldmann), Sarah Adler (Dafna), Yonatan Shiray (Jonathan), Karin Ugowski (la mère de Michael), Shira Haas (Alma), Yehuda Almagor (Avigdor), Arie Tcherner (officier)
Sur Arte le  27 août 2020 à 00 h 25
Disponible du 26/08/2020 au 01/09/2020
Visuels :
Extrait du film de Samuel Maoz " Foxtrot"
© Pola-Pandora-Spiro-Films-2017

Les citations sur le film proviennent d'Arte et du dossier de presse.

1 commentaire: