Citations

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« La lucidité est la blessure la plus rapprochée du Soleil. » (René Char).
« Il faut commencer par le commencement, et le commencement de tout est le courage. » (Vladimir Jankélévitch)
« Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort. Il est de porter la plume dans la plaie. » (Albert Londres)
« Le plus difficile n'est pas de dire ce que l'on voit, mais d'accepter de voir ce que l'on voit. » (Charles Péguy)

lundi 24 novembre 2025

Claude Lanzmann (1925-2018)

Journaliste et réalisateur né dans une famille juive ashkénaze, Claude Lanzmann (1925-2018) a campé une figure de l’intellectuel engagé à gauche et distingué par de nombreux Prix. Cet auteur sioniste est membre du comité de rédaction de la revue Les Temps modernes qui a publié en 1967 un numéro sur "le conflit israélo-arabe" avec l'article de Maxime Rodinson intitulé « Israël, fait colonial ? » Claude Lanzmann a produit une œuvre littéraire et cinématographique d’où émerge le documentaire Shoah (1985). Arte diffusera le 26 novembre 2025 à 22 h 35 « Je n'avais que le néant : "Shoah" par Lanzmann », documentaire de Guillaume Ribot
En salles à partir du 26 novembre 2026, Je n'avais que le néant est aussi disponible en vidéo chez Carlotta Films.

« Mon film Shoah n’est pas un film de souvenirs (les souvenirs sont choses du passé) mais par excellence un film de la mémoire au présent. Grâce à Shoah, le savoir historique change de nature, on assiste, pendant neuf heures trente, à une incarnation de la vérité, le contraire de la faculté d’aseptisation de la science, même de la science historique. Rachel Ertel, auteur de l’entrée «Shoah» dans l’Encyclopædia universalis, parle des protagonistes juifs du film, « qui se brisent submergés par la lame de fond d’une mémoire littéralement physique ». A la sortie de Shoah, un nombre non négligeable d’historiens professionnels se sentit menacés par cette lame de fond, qui questionnait leur science même. Ainsi Lucette Valensi écrit-elle, à propos d’un colloque tenu à la Sorbonne en 1992, que, face à « la force des témoins, la vérité et l’autorité de leur témoignage », la « disqualification de l’historien de métier » constitua une menace qu’elle et ses collègues furent « très près d’éprouver ». Elle ajoutait en note : « non seulement [les témoins] vivent et disent leur expérience, mais ils en fournissent des analyses, dont rien n’autorise à dire qu’elles sont inférieures à celles de l’historien. Je voudrais souligner ici non seulement la véracité des témoignages, mais leur valeur heuristique», a écrit Claude Lanzmann dans Libération (5 avril 2011)

Génocide juif/Shoah 
Né en 1925 à Bois-Colombes dans une famille juive aux grands-parents ayant immigré de Biélorussie et Lettonie en France à la fin du XIXe siècle et aux parents antiquaires commerçant avec les studios cinématographiques américains – son père est engagé volontaire lors de la Première Guerre mondiale  -, Claude Lanzmann découvre l’antisémitisme au lycée Condorcet.

A l’initiative de son père pressentant des années de persécution, il développe sa méfiance et entre dans la résistance communiste dès 1943 à Clermont-Ferrand puis dans les maquis d’Auvergne.

A la Libération, cet élève brillant reprend ses études en hypokhâgne et khâgne. Après son échec au concours de l’Ecole Normale supérieure (ENS), il étudie la philosophie à la Sorbonne et noue une solide amitié avec Jean Cau et Michel Tournier. Enseignant à la Freie Universität Berlin en secteur américain, il analyse l’antisémitisme devant ses étudiants et dénonce dans deux articles publiés en 1949 par le Berliner Zeitung l’insuffisante dénazification parmi cette université allemande.

De retour en France, il gagne sa vie comme pigiste dans la presse française alors florissante : France-Dimanche et France Soir, journaux du groupe dirigé par Pierre Lazareff, Elle, Le Monde.

Israël
Marqué par les Réflexions sur la question juive de Sartre (1947), il se rend en Israël en 1952. Année où il entre au comité de rédaction de la célèbre revue politique et culturelle publiée par les éditions Gallimard, Les Temps modernes. Il noue une histoire d’amour avec Simone de Beauvoir qui avait fondé en 1945 avec Jean-Paul Sartre cette revue de gauche.

Ce journaliste parcourt le monde, milite contre le colonialisme, la répression en Algérie – signataire du Manifeste des 121 en 1960 – et participe au numéro des Temps modernes intitulé Le conflit israélo-arabe (1967). Ce numéro marque un tournant dans la vision et l'analyse du conflit. Un pavé de 992 pages publié en mai 1967, avant la guerre des Six-jours, donc avant la conquête/libération de la Judée et de la Samarie et la réunification de Jérusalem, et composé de deux parties : l'une sur "les points de vues arabes", l'autre sur les "points de vue israéliens".

Long de 80 pages, l'article de Maxime Rodinson intitulé « Israël, fait colonial ? », précède la partie "Points de vues arabes" et se conclut ainsi : « Je crois avoir démontré dans les lignes qui précèdent que la formation de l’Etat d’Israël sur la terre palestinienne est l’aboutissement d’un processus qui s’insère parfaitement dans le grand mouvement d’expansion européo-américain des XIXe et XXe siècles pour peupler ou dominer économiquement et politiquement les autres terres. Il s’agit d’ailleurs d’un diagnostic évident et je n’ai employé tant de mots pour l’énoncer que par la faute des efforts désespérés qu’on a multipliés pour le dissimuler. Il s’agit là de faits. Pour ce qui est des termes, il me semble que celui de processus colonial convient fort bien, étant donné le parallélisme évident avec les phénomènes qu’on s’accorde à nommer ainsi ».

Traduit rapidement en arabe et en anglais, cet article diffame l'Etat Juif en le présentant à tort comme un phénomène colonial, et non dans le sillage du mouvement des nationalités du XIXe siècle comme le mouvement d'émancipation nationale visant la refondation de l'Etat Juif sur sa terre, en Eretz Israël. Rapidement traduit en arabe et en anglais, cet article influera sur des générations, à droite et à gauche, et sera inhérente au "politiquement correct". C'est Maxime Rodinson que la célèbre et réputée Encyclopaedia Universalis choisit pour écrire l’article consacré au sionisme. Il convient de souligner le succès de ce parallèle entre l'Etat Juif et le phénomène de la colonisation. Un parallèle qui délégitime la présence juive dans son berceau historique, biblique, spirituel, et nie le lien entre le peuple juif et Eretz Israël (Terre d'Israël), et notamment Jérusalem, la cité du roi David.

Claude Lanzmann dirige cette revue depuis 1986.

Dans des conditions difficiles, il réalise Pourquoi Israël (1973) et songe à un film sur le génocide Juif pendant la Deuxième Guerre mondiale. Dans le cadre d'un Cycle cinématographique intitulé "Israël, vues d’ailleurs | Paris", le Mémorial de la Shoah proposa le 19 septembre 2019, à 18 h 45, à son Auditorium Edmond J. Safra "Pourquoi Israël" documentaire réalisé par Claude Lanzmann (1973). « Par le style décapant des interviews, par le talent et la sensibilité d’un montage constamment syncopé, par la richesse des significations humaines qui rejoignent une vérité historique profonde, par le mélange enfin d’humour, de cruauté et de tendresse avec laquelle l’enquêteur promène sa caméra : ni reportage, ni film historique, tel est “Pourquoi Israël”… ». (François Furet, Le Nouvel Observateur, 1973.) Présenté par Serge Toubiana, président d’UniFrance.

En 1994, Claude Lanzmann réalise Tsahal, documentaire de cinq heures sur l’armée israélienne, ses soldats, ses armements, son éthique.

En 2008, pour le soixantième anniversaire de la refondation de l’Etat d’Israël, sort Lights and Shadows de Claude Lanzmann. Une interview d’Ehud Barak, ancien Premier ministre israélien.

"Shoah"
Frère du romancier et parolier Jacques Lanzmann, le cinéaste Claude Lanzmann raconte la genèse de « Shoah », « œuvre monumentale sur l’extermination des Juifs d’Europe » dans les camps nazis, film de neuf heures et demie diffusé pour la première fois en 1985. Claude Lanzmann impose ainsi le vocable "Shoah" pour désigner le projet génocidaire nazi ayant tué six millions de juifs. Les anglo-saxons privilégient le terme "Holocaust" signifiant un sacrifice religieux. 

« Œuvre de commande, à l’origine, du ministère des Affaires étrangères israélien, Shoah a happé douze ans de la vie de son auteur » : recherche documentaire, des survivants et des bourreaux ainsi que des témoins. A partir de 350 heures de prises de vues réalisées entre 1974 et 1981, le seul montage requiert quatre ans de travail. 

Grâce à ce matériau unique, Claude Lanzmann brosse les portraits de Maurice Rossel (Un vivant qui passe en 1997), de Yehuda Lerner (Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures en 2001), de Jan Karski (Le Rapport Karski en 2010) – Claude Lanzmann s’indigne du livre Jan Karski de Yannick Haenel (2010) -, de Benjamin Murmelstein (Le Dernier des injustes en 2013) et « Les quatre sœurs ».

Claude Lanzmann expliquait ainsi sa motivation à réaliser "Sobibor" : Il faut faire justice d'une double légende, celle qui veut que les Juifs se soient laissés conduire au gaz sans pressentiment ni soupçon, que leur mort ait été "douce", et cette autre selon laquelle ils n'opposèrent à leurs bourreaux aucune résistance. Sans rien dire ici des grandes révoltes, comme celle du ghetto de Varsovie, les actes de bravoures et de liberté, individuels ou collectifs, furent très nombreux dans les camps et les ghettos : insultes, malédictions, suicides, assauts désespérés. Il est vrai pourtant qu'une tradition millénaire d'exil et de persécution n'avait pas préparé les Juifs, dans leur grande masse, à l'exercice effectif de la violence, qui requiert deux préconditions indissociables : une disposition psychologique et un savoir technique, une familiarité avec les armes. C'est un officier Juif Soviétique, Alexander Petchersky, soldat de métier, à qui donc l'usage des armes n'était pas étranger, qui décida, planifia et organisa l'insurrection en à peine six semaines."

Adolescent juif déporté à Sobibor, Yehuda Lerner se procure dans l'atelier de menuiserie une hache et l'aiguise. Il "attend dans l'atelier de confection un officier allemand venu essayer une pelisse". "Ca a duré un millième de seconde. Je lui ai coupé le crâne en deux (...) J'étais un gosse, mais je considérais comme un honneur de tuer un Allemand. Avant, je n'aurais pas tué une mouche", a confié Yehuda Lerner à Claude Lanzmann, en 1979, à Jérusalem, pendant le tournage de "Shoah". 

Dans « un entretien au long cours » accordé à Adam Benzine, Claude Lanzmann « retrace les jalons de cette entreprise éreintante et essentielle, menée dans une alliance « d’urgence totale et d’extrême patience ». Une œuvre sans archive qui impose le terme hébreu « Shoah » pour désigner le génocide juif.

« Pour révéler l’ampleur et les rouages du « crime parfait » commis par les nazis, le cinéaste a arpenté quatorze pays, pistant les témoins à même de raconter la mort dans les chambres à gaz : rescapés des sonderkommandos, habitants des villages limitrophes des camps d’extermination et bourreaux ». 

Claude Lanzmann « explique ainsi comment il a remué ciel et terre pour retrouver, dans un salon de coiffure du Bronx, Abraham Bomba, qui coupait les cheveux des femmes à Treblinka, et comment, en filmant la course de ses ciseaux et en réclamant toujours plus de détails, il a réveillé la mémoire de ce témoin exceptionnel ». Une scène détournée par un réalisateur israélien dans un film diffamant l’Etat d’Israël.

Claude Lanzmann « évoque par ailleurs – non sans résistance – la dangereuse traque des criminels nazis, qu’il a fallu payer, berner et flatter pour qu’ils parlent, filmés à leur insu à l’aide d’une paluche. Mais aussi le casse-tête du montage, cinq années traversées de découragements, et la fierté sans joie ressentie au terme de cette aventure radicale. »

Il s’indigne des propos de Raymond Barre sur France Culture le 6 mars 2007.

En 2011, Claude Lanzmann consacre un numéro des Temps modernes aux Harkis et intitulé « 1962-2012, les mythes et les faits ». L’occasion de se pencher sur ceux qu’il avait dénommés à tort « les chiens de l’humaniste Papon ». Une "repentance".

Montrant des rushs inédits de Shoah, « Claude Lanzmann. Porte-parole de la Shoah », documentaire émouvant d’Adam Benzine « éclaire la création de ce chef-d’œuvre et son influence à la fois historique et cinématographique, saluée notamment par Marcel Ophüls », réalisateur en particulier du Chagrin et la pitié. 

« L’occasion également d’effleurer certains aspects de la vie de son auteur : sa jeunesse résistante, son histoire d’amour avec Simone de Beauvoir de 1952 à 1959, son affection pour Sartre, son rapport à la mort et sa vision de l’avenir ».

A l’occasion de la parution de l’ouvrage d’Éric Marty Sur Shoah de Claude Lanzmann (éd. Manucius, 2016), et de la projection du documentaire d’Adam Benzine Claude Lanzmann : Spectres of the Shoah (58 mn, ZDF/ARTE, 2016), le Mémorial de la Shoah proposa le 20 novembre 2016 à 14 h 30, Shoah 1985 : l’oeuvre de Claude Lanzmann". "Plus de 30 ans après, Shoah reste une « immense leçon de cinéma, qui est aussi une leçon politique, esthétique, philosophique, et peut-être poétique », selon les mots d’Éric Marty. Dans un documentaire nommé aux oscars, Adam Benzine propose un portrait intime de Claude Lanzmann, qui revient sur la genèse de son film. Alliant une interview du réalisateur et des images inédites du montage, il éclaire la création de ce chef d’oeuvre et son influence. Une conférence en présence de Claude Lanzmann, écrivain et réalisateur, et Éric Marty, membre de l’Institut universitaire de France (IUF), écrivain, essayiste, université Paris 7 et animée par Samuel Blumenfeld, journaliste au Monde".

Pour rendre hommage à Claude Lanzmann décédé le 5 juillet 2018, Arte diffusa le 7 juillet 2018 à 20 h 50 "Shoah" et sur son site Internet la "tétralogie bouleversante intitulée « Les quatre sœurs », [dans laquelle] Claude Lanzmann dévoile les récits de survie de quatre femmes réchappées de la destruction nazie, qu’il avait longuement interviewées pour la préparation de son film "Shoah"."

Le 12 mars 2019 à 20 h 30, le Centre Medem - Arbeter Ring rendit hommage à Claude Lanzmann, avec Jean-Jacques Moscovitz, psychanalyste. "Décédé il y a moins d’un an, Claude Lanzmann laisse derrière lui beaucoup d’images, de textes, des livres, et le monumental Shoah qui fut une étape majeure, peut-être la plus grande, dans l’expression de la destruction des juifs d’Europe."

« Je n'avais que le néant : "Shoah" par Lanzmann »
Arte diffusera le 26 novembre 2025 à 22 h 35 « Je n'avais que le néant : "Shoah" par Lanzmann », documentaire de Guillaume Ribot.

« À partir des rushes de "Shoah" non retenus au montage, Guillaume Ribot signe un documentaire aussi émouvant que rigoureux en forme de road-movie, à la hauteur de cette oeuvre monumentale qui demanda à Claude Lanzmann douze années de travail acharné. »

« Treblinka, 1978. Une main tourne l’interrupteur d’un autoradio sans âge, et la Symphonie n°7 de Beethoven monte dans l’habitacle d’une vieille voiture, tandis que la caméra se redresse vers le profil de Claude Lanzmann. »

« Une voix off accompagne ce plan-séquence introductif : "La réalisation de Shoah a été une longue et difficile bataille. Je voulais filmer mais je n’avais que le néant. Le sujet de Shoah, c’est la mort même, la radicalité de la mort […] Mais j’ai toujours tenté, pendant ces douze années de travail, de regarder sans échappatoire le noir soleil de la Shoah." 

« À partir du livre Le Lièvre de Patagonie (éd. Gallimard), mémoires du cinéaste, dont on commémore le 27 novembre 2025 le centenaire de la naissance, et de deux cent vingt heures de rushes non utilisés au montage, Guillaume Ribot éclaire le chemin qui a mené à cette œuvre-monument sur l’extermination des juifs d’Europe. »

« À partir des bobines accumulées par Claude Lanzmann – dont 180 sont des interviews de témoins, et quarante, des travellings ou des plans fixes sur les lieux et les ambiances traversés dans différents pays –, ce road-movie documentaire réalisé à quarante ans de distance dévoile les coulisses passionnantes d'une aventure de tous les instants. »

« La fragilité même du matériau, constitué en partie de ce que l’on rejette d'ordinaire au montage (mises en place technique, répétition des prises, cadres tremblants, claps, amorces de bobine, regards caméra...), met en lumière l'immense difficulté de la tâche que s’est fixée le journaliste devenu cinéaste. »

« Pionnier solitaire soutenu par sa petite équipe, il lutte pied à pied pour arracher au réel une vérité qui jusque-là s’est dérobée : celle que les anciens nazis ont appris depuis trente ans à dissimuler, et que leurs victimes ont dû enfouir au plus profond d’eux-mêmes pour pouvoir reprendre pied dans l’existence. »

« Guillaume Ribot révèle aussi et surtout un processus de création, entre convictions, intuitions et tâtonnements. Son film, à la hauteur de son intimidant sujet, permet de comprendre pourquoi il y a un "avant" et un "après" Shoah. Un film saisissant qui dévoile les coulisses de la création du film monument de Claude Lanzmann "Shoah".

« Les images utilisées dans Je n’avais que le néant – Shoah par Lanzmann sont des extraits des rushes originaux de Shoah, tournés par Claude Lanzmann et conservés par le United States Holocaust Memorial Museum (USHMM). Les séquences sélectionnées ont été numérisées en 4K à partir des interpositifs 16 mm originaux par le laboratoire Colorlab à Washington, D.C. Elles ont ensuite été restaurées et étalonnées au studio Traffic à Paris par David Haddad, sous la supervision de Guillaume Ribot. »

En salles à partir du 26 novembre, Je n'avais que le néant est aussi disponible en vidéo chez Carlotta Films.

Plusieurs fois diffusés par ARTE, le film Shoah, sorti il y a 40 ans en 1985, est disponible sur arte.tv à partir du 19 novembre 2025, à l'occasion du centenaire du cinéaste, né le 27 novembre 1925 et disparu à l'été 2018. 

Par Anouk Besnier

« À travers plus de deux cents heures de rushes inutilisés par Claude Lanzmann lors du montage de Shoah, Guillaume Ribot révèle un créateur au travail, entre convictions, intuitions et tâtonnements. Son documentaire, Je n'avais que le néant, est diffusé à l'occasion du 100e anniversaire de la naissance du cinéaste (1925-2018). Par Anouk Besnier. »

« Extorquer les confessions des tueurs 
“Il fallait apprendre à tromper les trompeurs”, estimait Claude Lanzmann. Dès le début du tournage de Shoah, qui s’étalera de 1976 à 1981, le réalisateur n’imagine pas son œuvre sans y faire entendre la parole des nazis. Il recourt ainsi à divers stratagèmes – dont la falsification de son identité – afin d’approcher l’ancien SS Franz Suchomel. Au cours d’un échange tendu et surréaliste, Claude Lanzmann, alias Claude-Marie Sorel, docteur en histoire contemporaine, affronte ce qu’il reste du monstre vieillissant du camp d’extermination de Treblinka, équipé d’un micro sous sa chemise et d’une caméra cachée : la paluche. L’appareil miniature renvoie directement l’image vers l’antenne du minibus de l’équipe de tournage, garé à proximité. Droit sur sa chaise, d’un ton assuré, Lanzmann réussit à obtenir les confessions en noir et blanc d’une des figures du nazisme, qu’il “tue par la caméra”. 

Libérer la parole par le geste 
Durant la réalisation de Shoah, Claude Lanzmann sillonne New York à la recherche d’Abraham Bomba, un ancien coiffeur déporté à Treblinka. Après plusieurs rencontres avortées, les deux hommes se retrouvent dans un salon de coiffure à Tel-Aviv, en Israël. Bien qu’il n’exerce plus, Abraham Bomba accepte de reprendre les ciseaux à la demande du cinéaste, qui est habité par une intuition : “Faire les mêmes gestes lui faciliterait le travail de parole.” Durant vingt minutes, au rythme des lames qui cliquettent, resurgit alors le souvenir traumatique de toutes les femmes à qui l'ancien déporté a dû couper les cheveux avant qu’elles n’entrent dans les chambres à gaz. 
À travers les rushes non utilisés, le réalisateur Guillaume Ribot rend aussi visibles les hésitations et les pauses derrière les témoignages. Son documentaire dévoile les claps, la répétition des prises, les indications techniques et les silences qui peuplent les récits des interlocuteurs de Claude Lanzmann. À cela s’ajoutent les plans fixes et muets où “des yeux qui ont vu” transpercent l’écran, et le spectateur avec. Impossible, par exemple, de détourner le regard d’Antek – de son vrai nom Yitzhak Zuckerman –, qui fut le commandant en second de l’insurrection du ghetto de Varsovie. Face caméra, celui qui fut érigé en symbole regrette que des centaines d’autres soient tombés dans l’oubli, et souffle sa douleur à celui qui l’écoute : “Claude, si vous pouviez lécher mon cœur, vous seriez empoisonné.” Se croyant probablement hors champ, le cinéaste, profondément affecté, pose sa tête sur la poitrine d’Antek. Dans les bras qui l’accueillent, le réalisateur aguerri apparaît alors dans toute sa vulnérabilité d’être humain. »

Entretien avec le réalisateur Guillaume Ribot
Entretien par Léa André-Sarreau, TROISCOULEURS

« Le désir de faire ce film est né de la lecture du Lièvre de Patagonie, mémoires de Claude Lanzmann publiées en 2009 chez Gallimard. Qu’y avez-vous découvert ?
Dans cet ouvrage, quatre chapitres détaillent, de l’intérieur, la réalisation de Shoah. Quand je lis ces pages, c’est une révélation.
Je comprends certains gestes de mise en scène de Claude Lanzmann. Par exemple, j’apprends que la séquence avec Abraham Bomba [ce coiffeur de profession, déporté au centre de mise à mort de Treblinka en Pologne occupée, a été contraint par les SS de couper les cheveux des femmes avant qu’elles ne soient envoyées dans les chambres à gaz] où on le voit couper des cheveux dans un salon de coiffure, a été provoquée par Lanzmann.
Le spectateur qui voit Shoah pense que tout cela est spontané [en réalité, Lanzmann a demandé à Abraham Bomba, alors retraité et installé en Israël, de reproduire les gestes de coiffage dans un salon]. Lanzmann fait surgir la parole par la reproduction du geste et advenir la vérité par la mise en scène. Sans ce geste du ciseau, Bomba ne reviendrait pas à l’essence de ce qu’il a vécu. J’ai tout de suite senti une trame narrative dans ce texte, qui dévoilait aussi l’intimité d’un cinéaste lancé à corps perdu dans une quête longue et difficile, un cinéaste pétri de doutes et de questionnements face à une tâche monumentale. À cette époque, je ne savais pas qu’il existait sur le site de l’United States Holocaust Museum l’ensemble des rushes non exploités de Shoah.

Comment avez-vous procédé pour trier et sélectionner ces 220 heures de rushes non retenus par Lanzmann dans son montage final de Shoah, qui dure près de dix heures ?
Lorsque j’ai découvert ces rushes, j’ai eu la sensation d’être face à un matériau incroyable, d’avoir un accès unique à la fabrication d’un film majeur, d’assister à ce qu’on ne voit jamais – les accidents, les à-côtés. Et puis de découvrir des séquences bouleversantes, qui ne sont pas dans Shoah, comme ce moment où Claude Lanzmann interviewe deux survivants de l’insurrection du ghetto de Varsovie et l’un d’eux, Yitzhak Zuckerman, aussi appelé Antek, lui dit : « Claude, si vous pouviez lécher mon cœur, vous seriez empoisonné ».
Lanzmann, profondément affecté, pose sa tête sur la poitrine solide d’Antek qui accueille et apaise avec bienveillance le trouble du cinéaste au cours d’un très long plan séquence. C’est cette séquence en particulier qui m’a donné l’envie de réaliser ce film.
Quelques années plus tard, pendant l’écriture du scénario, j’ai regardé l’intégralité des 220 heures chez moi, seul, selon un protocole de dérushage. Sur la timeline de mon logiciel de montage, je posais des marqueurs, des codes couleur, des notes, je retenais des plans d’amorce, des bouts d’interviews, en éliminant ce qui ne collait pas avec l’architecture de mon film. Je suis entré dans ces rushes méthodiquement, en classant les mouvements de caméra, en créant une bibliothèque de mots-clés. Je savais qu’en arrivant en salle de montage, je n’aurais plus à trier cette masse d’informations, car j’avais déjà ma narration filmique en images, un fil, un scénario visuel. Je savais ce que je voulais : montrer l’avant Shoah
J’ai ensuite pris mes différentes séquences et fait un long et approximatif bout-à-bout avant d’entamer quatre mois de montage aux côtés de la monteuse Svetlana Vaynblat, qui m’avait déjà accompagné sur mes deux précédents films. Pour faire entendre les mots de Lanzmann, j’ai sélectionné et articulé des extraits du Lièvre de Patagonie [dans le film, les extraits du livre, en voix off, sont lus par Guillaume Ribot]. Ensemble, nous avons alors commencé à les monter sur les images tournées par Lanzmann et la magie a opéré : peu à peu, on s’est retrouvé embarqués, de manière très intime, aux côtés d’un réalisateur au travail.

Vous insistez sur la mécanique de « tromperie » que Lanzmann met en place pour piéger les bourreaux : il change de nom, se fait passer pour un chercheur, les filme à leur insu. Qu’est-ce qui vous intéresse dans ce dispositif ?
« Il fallait apprendre à tromper les trompeurs » dit Lanzmann. Cette phrase est essentielle : pour obtenir la vérité d’un coupable, il faut ruser. N’oublions pas que quand Lanzmann fait Shoah, nous sommes en 1976. Si les cadres nazis avouent, ils sont condamnables par la justice. En Allemagne, il y a plusieurs procès d’après-guerre [Nuremberg en 1945, Treblinka en 1964 et 1970]. Les fonctionnaires nazis risquaient la prison, et ne voulaient pas parler. Pour faire jaillir la vérité, Lanzmann a utilisé la technologie, notamment une nouvelle caméra vidéo miniature commercialisée à partir de 1974 et surnommée « la paluche », qu’il dissimule dans un sac.
Une scène que j’adore illustre cette intimité de la traque policière.
C’est lorsque Lanzmann enlève sa chemise, et enfile un holster avec le micro HF dans une chambre d’hôtel. C’est génial, parce que dans Shoah, on ne sait pas d’où vient le son. Je m’attache à éclairer des zones d’ombre de l’enquête, à montrer les caméras cachées, à déplier son processus de mise en scène avec une certaine tension. Ce film n’est pas un making-of, mais on est au coeur de ce work in progress, de cette course à la vérité, de cet être engagé qu’est Lanzmann.

Dans votre film, vous avez respecté les choix éthiques et cinématographiques faits par Claude Lanzmann pour Shoah : pas de musique additionnelle, pas d’images d’archive, pas de commentaires ni de fondus. En quoi était-ce primordial ?
Je voulais m’inscrire dans la radicalité et l’épure de Lanzmann. Garder uniquement ses mots. J’ai beaucoup travaillé l’articulation du texte mais je n’ai moi-même rien écrit. C’est une façon de me rapprocher de sa démarche. Chez lui, c’est la parole des témoins et la mise en scène qui font revivre l’histoire, non une voix-off qui vous guide. De la même façon, j’ai refusé de relire ce qui a été écrit sur Shoah. J’ai relu, réécouté des interviews de Lanzmann, consulté ses archives personnelles et professionnelles : documents administratifs, notes de voyage, mémos historiques. Toute cette matière qu’on ne voit pas à l’écran m’a servi à construire le personnage, à donner corps à sa vision, pour éviter la théorie, créer une intimité. C’était très organique comme recherche, car j’ai eu accès à une partie de l’univers mental du Claude Lanzmann réalisateur.

Shoah est un film « monument », au poids et à l’héritage considérables. Comment composer avec un chef-d’oeuvre ?
Face à un film référence, il est tentant de « reproduire » malgré soi des séquences, de laisser se dérouler la parole précieuse et magnétique des témoins. Il faut oublier volontairement des choses.
Se dire : Shoah est là, Shoah existe. Mais je fais autre chose. Au départ, c’est un poids écrasant. Puis j’ai eu la sensation d’être au bon endroit. J’ai compris que mon projet apportait autre chose – aux gens qui ont vu Shoah, et aux gens qui ne l’ont pas vu. J’ai rapidement compris qu’il fallait que j’arrête d’être impressionné par le film (même si je le reste). Je ne pouvais être ni devant Shoah, ni derrière. Je voulais rester fidèle à l’oeuvre, sans jamais être servile, être dans la complémentarité. Construire, modestement, un pont vers Shoah. Le thème de Shoah est le génocide. Le thème de mon film, c’est le cinéma, la mise en scène et l’obsession d’un homme.

Lanzmann était aussi un intervieweur hors-pair…
Les témoins que Lanzmann a interviewés dans les années 1980 sont des gens âgés. Ils vont bientôt mourir. Ce qui explique ce besoin absolu, urgent, de recueillir la parole. Dans sa demande d’avance sur recettes au CNC, que j’ai consultée, Lanzmann explique qu’il a déjà tourné en disant : il faut vite faire ce film car les gens meurent, ou vont refuser de me parler si je reviens plus tard. Ces interviews fleuves montrent aussi l’érudition de Lanzmann sur la Shoah. Il en savait tout autant que ses interlocuteurs, ce qu’attestent ses archives personnelles. Quand il interrogeait un nazi, il savait qui étaient ses chefs, ses collaborateurs, les ordres exécutés… Quand il interrogeait une victime, Lanzmann vivait un moment fraternel et douloureux, même si on a pu lui reprocher parfois son attitude insistante face à un témoin en grande détresse émotionnelle. Mais pour lui, dans sa quête de vérité, leurs larmes étaient « précieuses comme le sang, le sceau du vrai, l’incarnation même ».

L’image, dans Shoah, est froide, légèrement sous-exposée. Dans votre film, elle est étonnamment lumineuse.
L’étalonnage est chaud, saturé de couleurs, car les rushes sont ainsi.
J’ai choisi, après réflexion, de garder ces véritables couleurs car mon film n’est pas le prolongement de Shoah. Il l’accompagne. Ce n’est pas neutre de conserver des couleurs naturellement vives – un soleil fort, de l’herbe verte – pour un tel film. Mais ces lumières et ces contrastes existent l’été en Ukraine, en Pologne ou en Russie. Je les ai tellement photographiés au cours de mes nombreux reportages à l’Est. Je me suis beaucoup questionné sur ce choix d’étalonnage.
Mais je sais désormais que j’ai fait un film de vie, même si c’est une vie entourée par la mort.

En quoi le travail d’archéologie de la mémoire de Lanzmann résonne avec votre propre travail, de photographe et de reporter ?
Lanzmann disait être un cinéaste topographe : il avait compris qu’il fallait éprouver les lieux. Je travaille depuis 1998 sur la Shoah – qui n’est pas qu’un sujet de film, mais une interrogation de vie – en tant que réalisateur [Le Cahier de Susi en 2014 ; Treblinka, Je suis le dernier Juif en 2016 ; Vie et destin du Livre noir, la destruction des Juifs d’URSS, en 2020]. J’ai des garde-fous, dans les films que je fais, car je traite d’un matériau sensible. Je ne peux pas « faire l’artiste ».
En tant que photographe, j’ai passé plusieurs années sur le terrain en Ukraine et en Biélorussie, dans les villages, les fermes [il y a notamment photographié plus de 800 témoins des fusillades massives des Juifs menées par les Einsatzgruppen durant la Seconde guerre mondiale. Ces clichés ont été publiés dans le livre Les fusillades massives des Juifs en Ukraine, 1941-1944 - La Shoah par balles et exposés au Mémorial de la Shoah à Paris. Guillaume Ribot a également publié deux autres ouvrages de photos, Chaque printemps les arbres fleurissent à Auschwitz et Camps en France : histoire d’une déportation]. Comme Lanzmann, j’ai frappé mille fois à des portes pour recueillir des témoignages, prendre en photos ceux qui ont vécu la guerre. Mon parcours m’a conduit à capter des regards qui ont vu l’horreur. Les yeux qui ont vu, je les ai vus aussi.
C’est ce qui me rend si proche de la démarche de Claude Lanzmann. »

« Shoah, dates clefs »

« 1973 Claude Lanzmann entame des recherches historiques dans le cadre de l’enquête qui mènera à Shoah.

1976 Il commence le tournage des images utilisées dans Shoah. Un tournage de cinq ans qui s’achèvera en 1981.

1980 Il entame le montage de son film, qu’il achève en 1985.

1985 Shoah sort en salles en France, le 30 avril 1985.

1986 Shoah est projeté à la Berlinale. Le film remporte le Prix FIPRESCI, ainsi que la Mention Honorable du Prix OCIC et le Prix Caligari. Le film de Claude Lanzmann a également remporté le BAFTA du Meilleur Documentaire et le Flaherty Documentary Award au Royaume-Uni. Parmi les autres distinctions figurent un César d’Honneur en France et le Prix du Meilleur Documentaire au Festival International du Film de Rotterdam.

2013 Shoah est restauré numériquement par Immagine Ritrovata à Bologne, avec le soutien du Centre National du Cinéma et de l’Image Animée, de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah, de Why Not Productions, ainsi que la participation d’IFC Films et de The Criterion Collection. 

2023 Le film Shoah et les archives sonores
Témoins de l’histoire de Shoah (200 heures) sont inscrits depuis 2023 au Registre Mémoire du monde de l’UNESCO par l’A.C.F.L. (Association Claude et Felix Lanzmann) et le Musée Juif de Berlin. »


"Pourquoi Israël" de Claude Lanzmann 

Why Not Productions, Les films d’Aleph, 1973, 195 mn
A l'Auditorium Edmond J. Safra du Mémorial de la Shoah, le 19 septembre 2019, à 18 h 45
17, rue Geoffroy l’Asnier. 75004 Paris
Tél : + 33 (0)1 42 77 44 72
  
ZDF, 2015, 58 min
Sur Arte le 27 janvier 2016 à 22 h 40, puis le 31 janvier 2018 à 1 h

Visuels :
© David Spowart
© Adam Benzine

France, 2025, 91 min
Coproduction : ARTE France, Les Films du Poisson, Les Films Aleph, en association avec MK2
D’après « Le lièvre de Patagonie » de Claude Lanzmann © Editions Gallimard, 2009
En Sélection à la Berlinale 2025, au Telluride Film Festival 2025 et au Festival Lumière 2025
Sur arte.tv du 19/11/2025 au 25/05/2026
Au cinéma le 26 novembre 2025
En vidéo chez Carlotta Films le 18 novembre 2025
Sur Arte le 26 novembre 2025 à 22 h 35
Sur arte.tv du 19/11/2025 au 24/05/2026
Visuels © USHMM et YAD VASHEM Collection SHOAH de Claude Lanzmann

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Les citations proviennent d'Arte. Cet article a été publié le 27 janvier 2016, puis les 20 novembre 2016, 30 janvier et 6 juillet 2018, 18 septembre 2019.

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