Citations

« Le goût de la vérité n’empêche pas la prise de parti. » (Albert Camus)
« La lucidité est la blessure la plus rapprochée du Soleil. » (René Char).
« Il faut commencer par le commencement, et le commencement de tout est le courage. » (Vladimir Jankélévitch)
« Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort. Il est de porter la plume dans la plaie. » (Albert Londres)
« Le plus difficile n'est pas de dire ce que l'on voit, mais d'accepter de voir ce que l'on voit. » (Charles Péguy)

jeudi 8 août 2019

« Une aventurière en Irak : Gertrude Bell » par Zeva Oelbaum et Sabine Krayenbuhl


Arte rediffusera le 9 août 2019 « Une aventurière en Irak : Gertrude Bell » (Von Britannien nach Bagdad: Gertrude Bell ; Letters from Baghdad), documentaire par Zeva Oelbaum et Sabine Krayenbuhl. Un « portrait fascinant de Gertrude Bell (1868-1926), l'une des exploratrices les plus influentes du début du XXe siècle. Cette aventurière a contribué à façonner, avec des répercussions parfois funestes, le Moyen-Orient d'aujourd'hui » en soutenant la dynastie Hachémite dans les actuels Iraq et Jordanie. Elle était opposée à la déclaration Balfour.
        /
« Gertrude Bell était une femme de tête et de cœur, vertigineuse », disait d’elle T.E. Lawrence (Lawrence d'Arabie).

Voyageuse
Gertrude Bell  naît dans une famille aisée d’industriels. Son grand-père Sir Isaac Lowthian Bell était un parlementaire libéral et membre d'un gouvernement de Benjamin Disraeli.

En 1871, Mary Shield Bell, mère de Gertrude, meurt en accouchant de son fils Maurice. Cette mort prématurée marque une fille âgée alors de trois ans, et la rapproche de son père, Sir Hugh Bell.

Quatre ans plus tard, Sir Hugh Bell se remarie avec Florence Olliffe, dramaturge, auteur d'histoires pour enfants et d'une étude sur les ouvriers des usines de Bell. Le couple a trois enfants. Florence Bell instille le sens du devoir chez Gertrude Bell et contribue à son développement intellectuel.

En 1886, elle obtient un diplôme d’histoire d’Oxford en deux ans et avec mention.

« Tour à tour exploratrice, archéologue et espionne, Gertrude Bell délaisse très jeune l'Angleterre victorienne pour s'aventurer dans le désert d'Arabie qu'elle sillonne de longues années à dos de chameau, parée de ses plus belles toilettes ».

Avec son appareil photographique, elle saisit le désert et les sites archéologiques qui la fascinent.

Dotée d’une solide constitution physique, cette alpiniste polyglotte voyage au Japon, aux Etats-Unis et en Amérique du sud, en France, à Bucarest et Téhéran où elle rencontre son oncle ambassadeur, Sir Frank Lascelles. Sur son séjour en Iran, elle écrit Persian pictures (1894).

Elle effectue deux tours du monde : en 1897-1898 et en 1902-1903.

En 1899, elle se rend en Eretz Israël, alors dans l’empire ottoman, à Damas, à Bagdad, et étudie le persan, l’arabe et le turc. Ce qui lui inspire son livre Syria, the desert and the sown publié en 1907.

 Elle impressionne les dirigeants de l’Armée britannique et les sheikhs tribaux.

Adoptant une attitude hardie dans des mondes conservateurs, elle méprise les femmes luttant pour acquérir le droit de vote.

Féminine, surnommée la « dame » ou « la reine du désert », Gertrude Bell emporte avec elle sa collection de chaussures, ses robes du soir, sa baignoire, ses plats…

De 1900 et 1914, Gertrude Bell mène six expéditions archéologiques et diplomatiques entre le Levant et l'Euphrate.

« Pendant la Première Guerre mondiale, cette Anglaise à l'arrogance affichée » s'engage volontairement à la Croix-Rouge en France. Elle « est recrutée par les services de renseignements de l'armée britannique ».

Elle est bouleversée par la mort au front en 1915 du major Charles Doughty-Wylie dont elle était éprise.

Elle est témoin du génocide commis par les Ottomans à l'égard des Arméniens - un génocide dont elle saisit la spécificité par rapport aux massacres précédents - et de la vente d'Arméniennes au marché.

« Agent secret et ambassadrice occulte au service de Sa Gracieuse Majesté durant la Grande Guerre, elle est la seule femme à participer au titre de conseiller aux conférences internationales de 1919 et 1921 ».

« Appréciée pour ses connaissances pointues des ethnies locales, notamment des communautés bédouines, et sa maîtrise de la langue arabe, Gertrude Bell va dessiner les frontières du futur État irakien au sein du bureau colonial, au côté de son ami – le célèbre Lawrence d'Arabie. Dans un univers largement dominé par les hommes, elle devient la femme la plus influente de l'Empire britannique ».

Comme T.E. Lawrence, elle conjugue courage et vulnérabilité affective.

Gertrude Bell est opposée à la déclaration Balfour, et est persuadée que la terre confiée au peuple juif par cette déclaration est « pauvre, incapable d’un grand développement ». « I hate Mr Balfour's Zionist pronouncement with regard to Syria. It's my Bellief that it can't be carried out; the country is wholly unsuited to the ends the Jews have in view; it is a poor land, incapable of great development and with a solid two thirds of its population Mohammadan Arabs who look on Jews with contempt. I think myself that they will ficher themselves pas mal of Zionist ambitions, which it would be an invidious task to try and force upon them. To my mind it's a wholly artificial scheme divorced from all relation to facts and I wish it the ill-success it deserves - and will get, I fancy », écrit Gertrude Bell le 25 janvier 1918 à Dame Florence Bell, sa belle-mère.

Gertrude Bell « convainc même Winston Churchill, à l'époque secrétaire d'État aux colonies, de nommer Fayçal Ibn Husseïn, leader sunnite de la révolte arabe de 1916-1918, premier roi d'Irak. La « Khatoun » (« princesse »), comme la surnomment les Arabes, sera sa conseillère jusqu'à sa mort en 1926. Le choix de placer un souverain sunnite à la tête d'une population en majorité chiite pèse encore lourdement sur l'Irak d'aujourd'hui ».

A la fin de sa vie, Gertrude Bell est chargée des Antiquités par le gouvernement irakien et contribue à fonder le musée archéologique de Bagdad, actuel musée national d’Iraq. Elle lutte contre les voleurs et trafiquants d’objets archéologiques.

En 1927, Florence Bell publie, en deux volumes, les lettres de Gertrude Bell écrites dans les vingt années précédant la Première Guerre mondiale.

Reine du désert
« Raconté avec ses propres mots, à partir de lettres, de journaux intimes, dits par l'actrice Sandrine Bonnaire, et de documents officiels, « Une aventurière en Irak : Gertrude Bell » (Letters from Baghdad), documentaire par Zeva Oelbaum et Sabine Krayenbuhl retrace de manière singulière l'incroyable destin de Gertrude Bell ».

Ce documentaire « explore  avec subtilité la personnalité hors du commun de cette femme audacieuse, à la fois colonialiste et profondément engagée auprès du peuple irakien, qu'elle a appris à connaître et apprécier. Gertrude Bell a fondé le musée d'Irak mais aussi contribué à modeler le Moyen-Orient actuel, une influence dont elle n'imaginait sans doute pas les répercussions politiques néfastes ».

« Grâce à des images d’archives extraordinaires, en grande partie inédites et restaurées, ainsi que des interviews reconstituées de ses contemporains, l'exploratrice livre sa vision du Moyen-Orient nous transportant un siècle en arrière, au temps des empires coloniaux et du réveil nationaliste en Mésopotamie ».

C’est Liora Lukitz, historienne israélienne de l’Iraq, qui a « redécouvert » Bell à qui elle a consacré la biographie A Quest in the Middle East - Gertrude Bell and the Making of Modern Iraq (I.B. Tauris, 2006).
         
Juifs irakiens
Le blog Jewishrefugees a évoqué la perception des Juifs irakiens par Gertrude Bell en publiant un extrait des lettres de l’espionne britannique. Ces lettres sont lisibles sur un site universitaire consacré à Gertrude Bell.

Gertrude Bell décrit les Juifs comme constituant « une partie de la population importante, riche, intelligente, cultivée, active ».

Et elle espère que certains de ses illustres représentants, dont Sassoon Eskel (1860-1932), qu’elle dénomme Sasun Effendi et dont elle loue la « sagesse et la modération habituelles », seront des acteurs clés dans la construction du nouvel Iraq :

« The Jews form a very important part of the population, rich, intelligent, cultivated and active. One example of their attitude towards the new order will be enough to show their quality. It has been given out that all the subjects of the Sultan would ultimately be called upon to perform military service; the law (which has since been passed) had not yet assumed a definite shape and many were of the opinion that it would be found impossible to frame it. Not so the Jews of Baghdad. As soon as the idea of universal service had been conceived, a hundred young men of the Jewish community applied for leave to enter the military school so that they might lose no time in qualifying to serve as officers. The permission was granted, and I trust that they may now be well on the road to promotion. The Christians showed no similar desire to take up the duties of the soldier. »(Amurath à Amurath, 1911)

« I'm now going to cultivate the Jew community - there are 80, 000 in Baghdad out of a pop. of 200, 000- and find out more about them. So far, I've only met the bigwigs, such as the Chief Rabbi. There's no doubt they will be a great power here some day ». (Lettre à ses parents, 1917)

« I'm making great friends with two Jews, brothers one rather famous, as a member of the Committee of Union and Progress and a deputy for Baghdad. His name is Sasun Effendi. They have recently come back from Constantinople (Istanbul) - they were at the first tea party I gave for you here. I've known Sha'al's wife and family a long time. They are very interesting and able men. Sasun, with his reputation and his intelligence, ought to be a great help ». (Lettre à ses parents, 14 juin 1920)

« The man I do love is Sasun Eff. and he is by far the ablest man in the Council. A little rigid, he takes the point of view of the constitutional lawyer and doesn't make quite enough allowance for the primitive conditions of the 'Iraq, but he is genuine and disinterested to the core. He has not only real ablility but also wide experience and I feel touched and almost ashamed by the humility with which he seeks - and is guided by - my advice. It isn't my advice, really; I'm only echoing what Sir Percy thinks. But what I rejoice in and feel confident of is the solid friendship and esteem which exists between us. And in varying degrees I have the same feeling with them all. That's something, isn't it? that's a basis for carrying out the duties of a mandatory? »  (Lettre à son père Sir Hugh Bell, 18 December 1920)

Sassoon Eskel est né dans une famille bagdadi juive aristocratique, les Shlomo-David. Ce sioniste avait pour cousin Siegfried Sassoon (1886-1967), poète et soldat britannique.

Sassoon Eskel suit sa scolarité dans un établissement de l’Alliance Israélite universelle à Bagdad.

Son père avocat, rabbin et philanthrope, Ezra Sassoon, l’envoye ensuite se former au droit et économie à Istanbul (Constantinople), Londres et Vienne. Polyglotte, Sassoon Eskel parle neuf langues : arabe, persan, turc, hébreu, grec, allemand, français, latin et anglais.

De retour en 1881 à Bagdad, Sassoon Eskel travaille comme dragoman (interprète) pour l’administration de Bagdad, et occupe un poste important dans les services de gestion de l’eau avant son élection en 1908 au conseil municipal de Bagdad comme échevin.

Apprécié des Ottomans, il remplit deux mandats à ce titre, puis est désigné comme conseiller spécial du ministère de l’Agriculture et du Commerce.

En 1920, il joue un rôle important dans la fondation des lois et de l’infrastructure financière du gouvernement irakien. Il est ministre des Finances à cinq reprises et député de Bagdad dans le premier parlement du royaume. Un parlementaire réélu jusqu’à son décès.

En 1921, quand Winston Churchill organise la conférence du Caire pour discuter de l’avenir de l’Iraq, de la Jordanie et d’Israël, Eskell est un des deux Irakiens envoyés pour déterminer le futur du pays et choisir son roi.

En 1923, le roi George V lui décerne le titre de Chevalier.

Eskell s’est vu qualifier du vocable turc laudateur « Effendi » et reçoit la Médaille al-Moutamayez ottomane. Il est aussi distingué par le roi Faisal.

Eskell est enterré au cimetière du Père Lachaise, à Paris où il suivait un traitement médical. Sa bibliothèque réputée est pillée, et sa collection perdue après 2003.

Le 5 août 2016, la municipalité de Bagdad a annoncé qu’elle démolira la maison centenaire de Sir Sassoon Eskell et allouera le terrain à un promoteur immobilier. Cette maison était située rue Rashid, dans le centre de la ville, parallèlement à une rive du Tigre.

Sa’id Hamza, directeur du département d’investigation des sites patrimoniaux au sein du ministère irakien du Tourisme et des Antiquités, a qualifié cette décision de « violation » de la loi. Il a ajouté que « la maison d’Eskell est composée de deux parties : l’une devant aller au ministère des Finances, et l’autre à l’héritier, Albert Sassoon Eskell.

Malgré cette protestation, la maison a été détruite.

« La nouvelle de cette démolition a été reçue [à Bagdad] avec une grande tristesse. Chaque intellectuel irakien, toute personne intéressée par le passé du pays, sait qui Yechezkel Sassoon était », a déclaré Nabil al-Rube’l, historien irakien spécialisé dans l’histoire des Juifs babyloniens. Et d’ajouter ironiquement : « J’aimerais remercier notre pays, notre gouvernement et ses institutions pour avoir honoré, par cette démolition, la grande contribution de Sassoon en tant que serviteur public dévoué qui a utilisé de bonne foi et avec honnêteté l’argent public ».

Indigné par cette démolition, le poète Mohammed al-Rakabi a écrit un poème partagé sur Internet : « Sassoon, votre demeure est dans notre cœur. L’amour demeure et ne mourra pas dans les chaines. Si vous étiez né dans un pays qui reconnait ses fondateurs, les ignares ne seraient pas parvenus à devenir des maîtres ».
    

« Une aventurière en Irak : Gertrude Bell » par Zeva Oelbaum et Sabine Krayenbuhl
Between the Rivers Productions (USA) en coproduction avec YUZU Productions  en collaboration avec ARTE France, 2016, 88 min
Sur Arte les 22 août 2017 à 20 h 50, 1er et 9 août 2019 à 9 h 25

Visuels :
Un portrait de Gertrude Bell, aventurière et espionne Britannique, qui a parcouru l'Irak et ses pays limitrophes pour dessiner les frontières.
Un portrait de Gertrude Bellen 1921. Aventurière et espionne Britannique, elle a parcouru l'Irak et ses pays limitrophes pour dessiner les frontières.
Winston Churchill, Gertrude Bell et Lawrence d’Arabie au Caire lors de la Conférence du Caire de 1915
Photo non datée de Gertrude Bell, aventurière et espionne Britannique, qui a parcouru l'Irak et ses pays limitrophes pour dessiner les frontières
Une photo du site historique de Palmyre prise par l'aventurière et espionne britannique Gertrude Bell en Syrie en 1900
Une photo des ruines du palais de Mshatta prise par l'aventurière et espionne britannique Gertrude Bell en Jordanie en 1900
Une photo du palais Al-Ukhaidir prise par l'aventurière et espionne britannique Gertrude Bell en Irak en 1909
Une photo de la ville de Babylone prise par l'aventurière et espionne britannique Gertrude Bell en Irak en 1909
Une photo prise par l'aventurière et espionne britannique Gertrude Bell en Turquie en 1907, dans la région de Bin Bir Kilisse, située dans la province actuelle de Karaman
© Gertrude Bell Archive, Newcastle

A lire sur ce blog :
Articles in English
Les citations sur le film sont d'Arte. Cet article a été publié le 21 août 2017.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire