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lundi 22 janvier 2018

« Le dernier des injustes » par Claude Lanzmann


Arte diffusera le 23 janvier 2018 à 23 h 20 « Le dernier des injustes » (Der Letzte der Ungerechten) par Claude Lanzmann. « En donnant la parole » à Benjamin Murmelstein (1905-1989), dernier doyen du Conseil des Juifs du ghetto de Terezín (Theresienstadt, en allemand), alors en Tchécoslovaquie, Claude Lanzmann « met en lumière les cruels dilemmes auxquels les nazis ont soumis les conseils juifs. Un documentaire exceptionnel » monté principalement à partir des premiers témoignages recueillis en 1975 pour « Shoah ».

« Claude Lanzmann. Porte-parole de la Shoah », par Adam Benzine



« Je tue les nazis avec ma caméra», déclarait Claude Lanzmann en 1985.


Du tournage de Shoah (1985), « un film inmaîtrisable », l’écrivain et documentariste Claude Lanzmann a tiré plusieurs documentaires : Un vivant qui passe (1997) - interview de Maurice Rossel, délégué du Comité international de la Croix-Rouge (CICR), sur sa visite officielle en juin 1944 à Terezín (Theresienstadt, en allemand), présenté comme un « camp modèle » par les Nazis après l'action de réhabilitation du ghetto sous le direction de Benjamin Murmelstein -, Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures (2001) – révolte des déportés du camp d'extermination de Sobibor, le meurtre d'officiers nazis par des déportés juifs, relatée par Yehuda Lerner, un des protagonistes principaux,  en 1979 et « exemple paradigmatique de la réappropriation de la force et de la violence par les juifs » (Claude Lanzmann) -, Le Rapport Karski (2010) – interview du résistant polonais Jan Karski (1914-2000), qui a alerté, dès 1942, les dirigeants alliés, dont le Président Roosevelt, sur la tragédie des Juifs du ghetto de Varsovie -, Le Dernier des injustes (2013) et Les Quatre soeurs (2017).

Rabbin, Benjamin Murmelstein (1905-1989) se présentait comme « Le dernier des Injustes » en une référence contraire au livre « Le Dernier des Justes » de André Schwarz-Bart. Il a été le dernier doyen du Conseil des Juifs du ghetto de Theresienstadt, alors en Tchécoslovaquie.

Claude Lanzmann a tourné pendant une semaine avec Benjamin Murmelstein. « J'étais tellement étonné, au sens fort, sidéré par ce que j'apprenais, que ce qui me paraissait important, capital, c'était d'avoir ce matériel  », a-t-il confié à l'AFP en 2018.
    
Theresienstadt

Terezín ou Theresienstadt, est une ville située à 60 kilomètres de Prague, alors en Tchécoslovaquie.

Le camp de Terezin (nom tchèque) ou Theresienstadt (nom allemand) s’avère un « camp-modèle » instauré par les Nazis et formé du ghetto et d’une terrible forteresse-prison. Théâtre d'une vie culturelle intense, c’est l'antichambre dès octobre 1941 des camps d’extermination, notamment du camp nazi d’Auschwitz , en Pologne.

En 1942, les occupants de la ville sont évacués. Y demeurent et y affluent les déportés essentiellement Juifs. « Les autorités nazies transfèrent l’administration du ghetto au Conseil des Anciens, organe dirigeant de l’administration Juive dont la marge de manœuvre est infime, pour se consacrer à l’organisation des « transports ». Les internés doivent travailler de 10 à 12 heures par jour dans des conditions de sous-alimentation chronique » et d’absence d’hygiène, ce qui cause le développement des maladies et la mort de dizaines de milliers de déportés. Fin 1943, débutent les travaux d’embellissement destinés à tromper le Comité international de la Croix-Rouge dont une visite est prévue en 1944. Sur environ 140 000 déportés – dont 70 000 vieillards, plus de 10 000 enfants - à Terezín, plus de 80 000 sont transférés vers les camps d’extermination.

« Quand le train arrivait en gare de Bohusovice [au sud de Terezín], le voyage était fini et les illusions aussi », écrit Benjamin Murmelstein dans son livre Terezin, il ghetto-modello di Eichmann (1961).

« C'est avec la puissance évocatrice de ces mots que Claude Lanzmann débute son récit sur ces quais où 140 000 Juifs ont été débarqués entre novembre 1941 et le printemps 1945. Parmi eux, des invalides, des vieillards mais aussi d'anciens juges, des professeurs d'université et des industriels qui ont accepté d'abandonner leurs biens pour vivre dans cette « ville cadeau », havre de paix offert aux Juifs par » le Führer Adolph Hitler.

En réalité, le ghetto de Theresienstadt constitue l'ultime étape avant la déportation vers l'Est. Créé en 1941 par Adolf Eichmann, il devait servir à tromper la Croix-Rouge et les Alliés. Nommés par les nazis, les membres d'un conseil juif (Judenrat) devaient, sous l'autorité d'un doyen, en assurer l’organisation administrative. Le Judenrat comprenait douze membres, plus le doyen.

« Pendant ses quatre années d'existence, [ce ghetto] fut présidé successivement par trois doyens des juifs : Jacob Edelstein (arrêté en 1943, puis déporté et assassiné à Auschwitz), Paul Eppstein, tué d'une balle dans la nuque le 27 septembre 1944 à Theresienstadt), et enfin Murmelstein ».

Judenrat
« Dès leur arrivée au pouvoir, en janvier 1933, les nazis ont une obsession : séparer ceux qu'ils désignent comme « juifs » de la population allemande « aryenne ». Les juifs sont empêchés d'exercer certaines professions en contact avec le public, leurs enfants sont chassés des écoles ; et, petit à petit, ils se voient privés des moyens d'exercer toute activité économique. Parallèlement, les nazis veulent que les juifs s'organisent eux-mêmes et prennent en charge leur « économie-croupion » la santé, l'éducation, la culture, etc. Pour ce faire, les Allemands essaient de former une organisation juive unique. Dès le départ, la situation est ambiguë. Une telle organisation est rendue nécessaire puisqu'il faut bien que les juifs se procurent les moyens de survivre. Mais en même temps elle leur est imposée, et ce sont les ordres des persécuteurs qui transitent par elle. Les juifs impuissants sont pris dans ce piège », a expliqué Annette Wieviorka à Nicolas Weill.

Et de poursuivre : « Après l'écrasement de la Pologne, en 1939, où les juifs constituent une minorité nationale de près de 10 % de la population (et, dans les villes, parfois de 30 % à 50 %), des ghettos sont institués. L'administration de ces enclaves est confiée à des Judenrats. On peut dire qu'ils remplissent toutes les tâches d'une municipalité « ordinaire ». Sauf que la situation ne l'est pas. En règle générale, ceux qui sont choisis sont d'anciennes personnalités communautaires. Le terme de « collaborateur » me paraît inadéquat, car il ne s'agit nullement, au moins dans la tête de ceux qui forment les conseils juifs, de « collaborer » avec les nazis – comme c'est le cas par exemple des collaborateurs dans la France occupée. Il s'agit de protéger les juifs de ce qui est en train de leur arriver, même si ce qui leur arrive dépasse les persécutions du Moyen Âge ou les massacres commis par les cosaques de Bogdan Khmelnitski au XVIIe siècle, qui ont laissé une trace dans la mémoire juive de Pologne et de Russie. Même si la question reste débattue entre historiens, la décision de la « solution finale » n'est prise au plus tôt qu'en juin 1941, avec l'invasion de l'URSS, et au plus tard en décembre 1941, lors de l'entrée en guerre des États-Unis ».

Les conseils juifs ou judenrats sont institués en 1939 lors de l’occupation nazie de la Pologne. « Ils sont constitués de gens très divers qui, pour la plupart, ont le souci de la population juive. Certains ont même choisi de rester alors qu’ils auraient pu s’enfuir. Leur rôle est celui d’un conseil municipal. Ils s’occupent de l’école, de la voirie, de la propriété, de l’alimentation… Mais c’est par eux que transitent les ordres des Allemands. C’est un système de gestion par les Juifs dans une situation où les Allemands sont les maîtres », a expliqué Annette Wieviorka à Libération (17 mai 2013).

Et d’analyser : « La perversité de ce système [du Judenrat] tenait à l'implication des victimes dans leur propre persécution. Je pense que certains dirigeants juifs n'ont effectivement pas correctement interprété cette rationalité nazie. Le président du conseil juif de Lodz, Chaim Rumkowski, était persuadé que les juifs pouvaient être utiles aux Allemands parce qu'on avait installé, autour du ghetto, des ateliers de confection pour l'armée allemande. Aujourd'hui, cette illusion du salut par le travail nous semble absurde. Mais en même temps on célèbre un Schindler qui a sauvé des milliers de juifs en les embauchant dans ses entreprises et on le considère comme un Juste parmi les nations. Personne, en revanche, ne célèbre le fait que les survivants du ghetto de Lodz faisaient partie de ces travailleurs… Y avait-il, du reste, une rationalité nazie unique ? Ne faut-il pas distinguer entre celles du service de sécurité du Reich, des SS, de Heydrich et Eichmann, des militaires ? Il était bien difficile de percevoir ce qui se passait. Certains juifs l'ont quand même compris. Ce fut le cas de l'équipe de l'historien Emanuel Ringelblum, enfermé dans le ghetto de Varsovie, qui s'efforçait de rassembler archives sur archives. À un moment, les éléments ainsi récoltés ont pris sens, et le groupe a compris que les juifs étaient destinés à l'annihilation. Il faut un courage hors du commun pour formuler cela… Les amis de Ringelblum ont fait sortir cette information du ghetto. Elle n'a pas convaincu tout le monde à l'époque. Ce n'est d'ailleurs pas parce qu'on a compris qu'on peut agir. Du groupe Ringelblum ne sont demeurés que trois survivants ».

« Il y a bien eu [la révolte] du ghetto de Varsovie et celle du camp de Sobibor, mais c’est une sorte de révolte de la dernière chance. Il y a eu 3 millions de prisonniers de guerre soviétiques, des hommes jeunes que les nazis ont laissé mourir de faim dans les camps et il n’y a jamais eu de rébellion ! Alors imaginez une population constituée pour beaucoup de femmes, d’enfants, de vieillards ! Là, des notables juifs ont été désignés et ils se sont escrimés pour faire en sorte que la vie soit à peu près acceptable. C’est donc difficile de porter des jugements sur eux. Il y a des gens qui se sont mal comportés individuellement, et même très mal. Mais collectivement, ils se sont trouvés pris dans un engrenage et surtout dans une impuissance totale. Je suis donc plutôt d’accord avec ce que dit Claude Lanzmann sur le sujet. La grande perversité du nazisme a été de confier l’administration d’une population à ceux qui étaient destinés à être assassinés », a souligné Annette Wieviorka à Libération (17 mai 2013).


« Donc, la petite phrase d’Hannah Arendt sur la responsabilité de la collaboration des Juifs dans leur propre mort est absurde. En Union soviétique, les Allemands ont fusillé plus d’un million et demi de Juifs, et il n’y avait pas de conseils juifs. Pourquoi Arendt s’est-elle tant fourvoyée ? Elle n’a suivi qu’une petite partie du procès. Elle a écrit ses articles, devenus un livre, deux ans après le procès. Elle l’a rédigé très vite, et « dans un étrange état d’euphorie», écrit-elle à son amie Mary Mac Carthy. Si elle a une expérience de l’Allemagne nazie et des camps d’internement en France, elle ne semble pas avoir perçu la situation à l’Est. Il est intéressant que le film de Lanzmann sorte peu après celui de Margarethe von Trotta , qui met en scène Hannah Arendt et rend compte fidèlement de ses positions et de la polémique qui a suivi. Il permettra peut-être une nouvelle discussion des positions de la philosophe », a expliqué Annette Wieviorka à Libération (17 mai 2013).

Quelles sanctions pour les membres des Judenrats après la guerre ? « La première étape a été la multiplication de procès de kapos dans les camps de personnes déplacées dans l'Allemagne vaincue et occupée par les alliés. Il y a eu des procès à Amsterdam et en France. Le Conseil représentatif des institutions juives de France a constitué un jury d'honneur pour juger l’Union générale des israélites de France – créée par Vichy en 1941 sur demande allemande – qui n'est pas tout à fait un Judenrat. Cette démarche n'a pas abouti à grand-chose, il est vrai. La punition, qui a d'ailleurs été celle de Benjamin Murmelstein, a généralement consisté à la mise au ban de la communauté juive. Les tribunaux communautaires, en France et aux Pays-Bas, ne pouvaient prononcer que des condamnations symboliques, mais la question a été ouvertement posée, comme le montrera la fameuse loi israélienne de 1950 qui poursuit les criminels nazis et leurs collaborateurs : il est évident qu'aucun des députés de la Knesset qui la vote ne pense alors à des criminels nazis ».

Le procès Eichmann ? « Le procès Eichmann a d'abord été un grand procès. Il a été d'une importance décisive dans la perception de la Shoah grâce aux témoins qui se sont succédé à la barre, qu'on continue à pouvoir voir et entendre puisque les débats ont été filmés. Leurs récits restent aussi sidérants que bouleversants. En revanche, le portrait qu'en tire Arendt est daté. Il est tributaire des discussions des années 1950 et 1960 qui portaient sur le point de savoir ce qui faisait qu'on devenait nazi ou non, sur la personnalité autoritaire, etc. Aujourd'hui, on considère que l'imprégnation idéologique des exécuteurs était plus importante qu'on ne le pensait du temps d'Hannah Arendt. Les SS étaient persuadés que « le juif » était l'ennemi de l'Allemagne, et que si on ne le détruisait pas, c'est l'Allemagne qui serait anéantie. C'est dans ce cadre de référence que les nazis ont agi. Il n'a pas été pris en compte par Arendt dans sa théorie de la « banalité du mal » », a expliqué Annette Wieviorka à Nicolas Weill.

A noter que les Nazis imposèrent aussi un Judenrat à Salonique - le rabbin Zvi Koretz le dirigea et fut déporté - et en Tunisie dès le début de leur occupation de ce pays d'Afrique du Nord. Une occupation de six mois (novembre 1942-mi 1943).

Benjamin Murmelstein
« Dans chaque petit shtetl (village ou quartier juif, ndlr) d’Europe, les nazis constituaient un conseil juif, généralement composé de douze hommes, des notables. Quand ils ne les trouvaient pas, ils prenaient n’importe qui dans la rue. Il n’y avait pas à dire non. Sinon, c’était la Gestapo et l’exécution. Le président du conseil s’appelait le « doyen », le plus ancien des Juifs, pas toujours le plus ancien d’ailleurs mais le plus notoire. Il était chargé de véhiculer les ordres des nazis et de faire fonctionner la machine de mort. Les nazis n’aimaient pas trop se salir les mains, sauf tout à fait à la fin quand il fallait faire entrer des gens dans les chambres à gaz…ces gens, les doyens, étaient tout sauf des collaborateurs ! Il n’y avait pas de collabos parmi les Juifs. Partout où les Allemands ont occupé le territoire, en France, en Belgique, en Slovaquie, en Hongrie… des gens ont épousé l’idéologie nazie. Mais les doyens, ces malheureux, n’avaient aucun autre choix, aucune possibilité de dire non. C’était le règne de la terreur. Les doyens étaient des marionnettes avec un faux pouvoir. Et il fallait une marionnette diablement intelligente et courageuse pour réussir à s’en sortir. Il n’y a pas eu, après guerre, un seul survivant des conseils juifs, ceux qui ne se sont pas suicidés ont tous été tués par les nazis et liquidés dans des conditions très dures, effrayantes même. Murmelstein  est le seul qui s’en soit sorti. Parce qu’il était formidablement intelligent, parce qu’il avait toujours un coup d’avance sur les décisions des nazis, il les pressentait, les devinait. C’était un rabbin très savant. Il possédait une immense culture, il connaissait toutes les mythologies par cœur, les grandes œuvres, etc. En plus, il avait un humour formidable. Et il était courageux…Theresienstadt était prétendument une « ville offerte aux Juifs », un cadeau du Führer, construite en 1941 à 60 kilomètres de Prague pour tromper l’étranger et surtout les Etats-Unis, qui n’étaient pas encore en guerre. Pour y attirer les juifs et en particulier les juifs allemands, on les trompait dès le départ en leur proposant des appartements au soleil contre de l’argent ! On les dépouillait avant même leur arrivée... Murmelstein a très vite compris que, tant que les nazis auraient besoin de cette vitrine, ils ne toucheraient pas au ghetto. J’ai assez vite cessé de douter. Car il ne masquait rien, ne cachait rien. Il était franc, dur avec lui-même. Il savait très bien qu’il était haï. Il y a beaucoup de cons parmi les juifs contrairement à ce qui se raconte. Ils peuvent être très intelligents, mais il y a aussi de vrais cons ! Il s’est fait ses premiers ennemis dès qu’il a eu un peu de pouvoir. A Theresienstadt, on l’a surtout accusé de ne pas avoir accepté de marchandages sur les listes de déportation. Mais il ne faut pas oublier qu’il a sauvé 121 000 Juifs d’Autriche de leurs persécuteurs alors qu’il était chargé, pour le compte d’Eichmann, de négocier l’émigration des Juifs. Même si certains ont été arrêtés, plus tard, en France. (Avant la mise en œuvre de la Solution finale, les Juifs autrichiens pouvaient émigrer, soit s’ils étaient riches, en payant eux-mêmes le droit de partir, soit s’ils n’en avaient pas les moyens, en étant « rachetés » par la diaspora, américaine notamment, ndlr.)… C’était vraiment une grave blessure. je le rejoins également quand il dit qu’il avait une mission. A un moment, il raconte qu’il se rend à Londres, depuis Vienne, pour accompagner un rabbin qui émigre. Le Grand Rabbin de Londres refuse de « rendre honneur » au vieux rabbin qui émigre. Il dit : « Je rends honneur à celui qui retourne », c’est-à-dire Murmelstein ».

« Murmelstein a été le premier protagoniste de tous ces films que j’ai tournés, je l’ai interviewé à Rome, en 1975. J’étais fasciné dès le début par les conseils juifs, j’en ai fait un tournage à part, avant Shoah. Je suis d’abord allé à Jérusalem quand j’ai appris qu’un type qui s’appelait Lev Garfunkel, numéro 2 du conseil de Kovno, en Lituanie, était mourant. J’ai alors constitué une équipe à toute vitesse et j’ai pu l’interviewer : je lui demande comment ça s’est passé, ce que les Juifs emmenaient avec eux, et j’entends une petite voix mourante qui vient du fond du corps : «Des livres ! Des livres ! »

Mais, pour respecter la cohérence de son long métrage documentaire Shoah, Claude Lanzmann n’intègre pas ce témoignage dans ce film-évènement.

« J’avais lu beaucoup de choses sur ces conseils. Aux Etats-Unis, un énorme livre paru en 1977, Judenrat, d’Isaiah Trunk, étudiait les conseils dans de nombreux ghettos de Pologne et montrait comment chacun s’était débrouillé avec les ordres allemands. Il est arrivé que le conseil tout entier se suicide, la même nuit, parce qu’ils savaient que les gens allaient partir le lendemain pour les camps de la mort. Comme Adam Czerniakow, le président de celui du ghetto de Varsovie, qui s’est suicidé quand les déportations ont commencé. Mais lui était seul… Les nazis étaient des pervers fantastiques. Ils donnaient des ordres dont ils savaient qu’ils ne pouvaient pas être exécutés, et ils les rendaient encore plus inexécutables en les multipliant. D’ailleurs, Murmelstein dit à un moment dans le film : « On n’avait pas le temps de penser.» Tout le temps sous pression. J’étais très conscient des contradictions sauvages dans lesquelles se trouvaient ces personnes qui n’étaient pas volontaires pour ce travail, qui avaient été choisies par les Allemands qui, quand ils ne trouvaient pas assez de gens, les prenaient dans la rue. J’ai voulu montrer que ces soi-disant collabos juifs n’étaient pas des collabos. Ils n’avaient jamais voulu tuer des Juifs, ils ne partageaient pas l’idéologie des nazis, c’était des malheureux sans pouvoir. On voit bien qui sont les tueurs. Eichmann voulait de l’argent. Il était le seul à avoir sa propre caisse grâce à un fonds d’immigration qu’il gérait. Il envoyait les responsables juifs, comme Murmelstein, grand rabbin de Vienne, négocier avec les Américains pour qu’ils paient. C’est ainsi que Murmelstein a réussi à sauver 121 000 Juifs en échange de leur argent. Enfin, pas vraiment sauvés parce que certains ont été repris en France quand les Allemands l’ont occupée. « La banalité du mal », le concept d’Hannah Arendt, est d’une grande faiblesse. Eichmann ne recule devant aucune inhumanité pourvu qu’il y trouve son compte. Et il est tellement malin qu’il réussit à s’échapper en Argentine sous le nom de Ricardo Klement. Au début, il réfléchit à l’immigration, mais il passe très vite à la ségrégation, à la persécution ouverte et à l’extermination. En 1944, Murmelstein est nommé «doyen des Juifs. C’était soi-disant une «ville offerte aux Juifs» - un «cadeau» du Führer - construite en 1941 pour tromper l’étranger, surtout les Etats-Unis, qui n’étaient pas encore en guerre : il y avait des relations diplomatiques. Pour tromper aussi les Juifs, surtout les Juifs allemands. C’était tellement parfait qu’on leur mentait dès le départ, on leur proposait des appartements au soleil contre de l’argent, on les dépouillait avant même qu’ils arrivent à Theresienstadt. La Gestapo de Francfort proposait à des femmes âgées de donner tous leurs biens pour une belle chambre dans le camp… Une pensée diabolique, parce que c’était véritablement un camp de concentration avec toutes les duretés du camp de concentration. Mais il fallait le maquiller pour la Croix-Rouge, qui avait demandé à le visiter en juin 1944 » du faux camp modèle de Theresienstadt… Ils se mentent aussi à eux-mêmes, le langage est codé et camouflé dès janvier 1942. Cela les aidait à accepter l’immensité du crime qu’ils allaient commettre et qu’ils connaissaient très bien. S’ils avaient pu utiliser les mots, les crimes n’auraient pas été commis. Pour les tueurs aussi. Il faut tenter d’imaginer ce qu’ils appelaient eux-mêmes le «fardeau de l’âme». C’est un concept clé pour moi. Himmler en a parlé plusieurs fois dans ses discours en disant : «Nous avons à accomplir quelque chose que personne dans l’humanité n’a fait avant vous, et que personne après vous ne fera, vous devez être fiers d’avoir supporté le fardeau de l’âme…». Theresienstadt, c’est une histoire folle, c’est pour moi l’acmé de la cruauté… J’ai une sympathie formidable pour [l’]intelligence [de Murmelstein], pour les contes mythologiques qu’il raconte, par sa présence d’esprit, par sa combativité. Il se sentait investi d’une mission, il a sauvé des milliers de Juifs. C’était un aventurier », se souvient Claude Lanzmann.

Il juge Murmelstein « d’une intelligence exceptionnelle et extraordinairement courageux. Il ne ment pas». C’est un «formidable conteur ironique».

« Theresienstadt est l'acmé de la cruauté et de la perversité nazie. Pire que tout! Donc, le cas de Murmelstein m'intriguait. De plus, l'homme a souvent été victime d'une image négative…j'ai été surpris par cet homme. Il a été d'une honnêteté parfaite. Très rapidement, je me suis rendu compte que c'était un type astucieux, inventif, courageux, héroïque on peut dire. Il vivait alors en exil à Rome, mis au ban du judaïsme organisé, de façon totalement injuste. Il n'a jamais pu se rendre en Israël. Il s'était volontairement livré aux autorités tchèques. Et croyez-moi, les tribunaux tchèques ce n'était pas de la rigolade: il y avait énormément de pendaisons. Il a été acquitté des faits qui lui étaient reprochés. Je croyais que Benjamin était un homme assez violent, un gueulard. J'ai découvert un être d'une brillante intelligence, d'une grande finesse d'esprit. Il avait un sens de la repartie. Il était très drôle par-dessus le marché. Sardonique même. Il ne se racontait pas d'histoire et n'acceptait pas qu'on lui en raconte. Il était d'une culture fabuleuse, connaissait toutes les mythologies du monde, c'était un véritable savant talmudique. Sur l'échiquier du mal, il s'est toujours débrouillé pour avoir six coups d'avance sur les nazis... Je voulais lui rendre enfin justice et apporter réparation. Je trouve qu'on s'est très mal conduit avec cet homme... Le Dernier des injustes apporte un éclairage total sur la personnalité d'Eichmann. Celui-ci n'apparaît plus comme un « falot bureaucrate », mais plutôt comme un démon, fanatiquement antisémite, violent, corrompu. Hannah Arendt, qui n'avait connu tout cela que de très loin, a raconté beaucoup d'absurdités à ce sujet. La banalité du mal n'est rien d'autre que la banalité de ses propres conclusions », a expliqué Claude Lanzmann au Figaro.

« Un type extraordinaire, ce Murmelstein, rabbin, spécialiste de la mythologie, immensément intelligent et cultivé, ironique et drôle. En 1961, il avait écrit un livre, Terezin, il ghetto modello di Eichmann, dans lequel il présentait sa propre défense. Lui qui avait réussi à sauver 120 000 juifs en les faisant émigrer, qui avait également réussi à éviter la destruction du ghetto, était haï par les survivants de l'enfer de Theresienstadt qui l'accusaient d'avoir « donné » d'autres juifs en échange. Possesseur d'un passeport diplomatique de la Croix-Rouge internationale, il aurait pu prendre la fuite. Il refusa, préférant passer quinze mois en prison et répondre, devant la justice tchèque, des accusations de collaboration avec l'ennemi proférées contre lui par un certain nombre de juifs. Innocenté, il s'exila à Rome, mais ne put jamais se rendre en Israël. Là-bas, un intellectuel aussi prestigieux que Gershom Scholem n'avait pas hésité à réclamer qu'il soit pendu. A ceux qui lui demandaient : « Comment se fait-il que vous viviez ? », Murmelstein répondait en se référant à l'histoire des Mille et Une Nuits : « Je devais dire le conte des juifs du paradis de Theresienstadt. J'ai survécu pour dire ce conte. ». Eichmann, Murmelstein l'a bien connu. La première fois qu'il l'a rencontré, c'était pendant l'été 1938. « Je suis resté en relation avec lui durant sept ans. » « Aviez-vous peur ? », lui demande Lanzmann. « Si vous montrez que vous avez peur, vous êtes perdu. Mais, oui, j'avais peur. » Le procès d'Eichmann, en 1961, en Israël ? « Un procès nul », dit-il. « Un sale procès, renchérit Lanzmann, à propos duquel Hannah Arendt raconta beaucoup d'absurdités. » Banalité du mal ? « Risible », estime Murmelstein, après avoir raconté comment Eichmann participa directement à la Nuit de cristal. « Dans l'esprit des nazis, nous étions une caricature dont on se moque. » Une marionnette. Sauf que lui finit par apprendre à en tirer les fils. « Je me figurais que j'avais une mission à accomplir (...). Que quelqu'un devait faire le travail. Et puis, j'avais un désir d'aventure. ». « Vous aviez un goût pour le pouvoir ? », interroge Lanzmann. « Je serais hypocrite si je disais que ce n'est pas vrai », répond Murmelstein. Avant d'ajouter, se comparant à Sancho Pança : « C'était un pouvoir dans le non-pouvoir. » Il fallait, dit-il, se prostituer, participer à la farce, mais, surtout, ne jamais faire confiance aux nazis. Quant aux hommes et aux femmes dont il avait la responsabilité, s'ils étaient des « martyrs », ne surtout pas croire qu'ils étaient des « saints ». « En vous écoutant, on n'a pas l'impression que Theresienstadt était un lieu de malheur, coupe Lanzmann. Ça me gêne. Vous êtes focalisé sur les aspects organisationnels... » « Un chirurgien qui se mettrait à pleurer pendant une intervention tuerait son patient », répond l'ancien doyen.  « Je n'ai pas reculé devant le danger », dit Murmelstein. « Vous êtes un tigre », lui répond Lanzmann, admiratif et fraternel ».

Murmelsein « tente de gagner du temps en acceptant de maquiller le camp pour la visite de la Croix-Rouge et tourner un film de propagande pour l’extérieur, il remplace le mot «typhus» par «diarrhée» pour sauver les malades condamnés. Murmelstein refuse de faire les listes des malheureux envoyés à Auschwitz, mais interdit aussi tous les marchandages sur les noms des victimes - «C’étaient des martyrs, pas des saints», dit Murmelstein, paraphrasant Isaac Bashevis Singer. Il sait que si les Allemands demandent 5 000 hommes, ils voudront de toute façon leur quota de 5 000 hommes dans les trains. Plus tard, le camp sera liquidé et beaucoup des habitants de la «ville donnée par Hitler» seront assassinés dans les chambres à gaz », écrit Annette Lévy-Willard dans Libération (17 mai 2013).

Interpellé par les Tchèques après guerre, il répond à celui qui l’interroge sur les raisons pour lesquelles il est encore en vie : « Pourquoi vous, vous êtes en vie ? ». Acquitté au grand dam de l’Israélien Gershom Scholem, il s’installe à Rome. Pour sa défense, il avance « en 1938, il avait réussi à faire partir 121 000 Juifs hors du Reich, en payant Eichmann avec l’argent des Américains ».
« Dans ce film, le réalisateur fait dialoguer ces séquences avec des extraits d'un film de propagande nazi de 1944 et des images des lieux qu’il a tournées ».

« Au travers du portrait sans fard de Benjamin Murmelstein, personnage complexe, tout à la fois lucide et malicieux, décédé en 1989, ce film engagé éclaire sur les mécanismes de la solution finale dont Murmelsein affirme alors ignorer l'existence, démasque l'ignoble duplicité d'Eichmann, « un démon », et dévoile les cruelles contradictions auxquelles furent soumis les doyens des Juifs, « toujours entre le marteau et l’enclume ».

Murmelstein décède sans avoir pu se rendre en Israël. « Et le Grand Rabbin de Rome interdira même à celui qu’on surnommait encore « Murmelschwein » (schwein = porc) de reposer au côté de sa femme dans le carré juif du cimetière…

Présenté au Festival de Cannes 2013 en sélection officielle hors compétition, et en Israël en janvier 2014. Neuf projections du « Dernier des injustes » ont eu lieu, après la présentation d’un conférencier sélectionné par Yad Vashem, à Jérusalem.

Pourquoi diffuser ce long film émouvant à un horaire si nocturne ?


« Le dernier des injustes » par Claude Lanzmann
Autriche, France, Synecdoche, Le Pacte, Dor Film, 2013, 3 h 38
2013Sur Arte le 23 janvier 2018 à 23 h 20

Visuels :
Le rabbin Benjamin Murmelstein dans le camp de concentration de Theresienstadt
Le réalisateur Claude Lanzmann et le rabbin Benjamin Murmelstein, grand rabbin de Vienne à partir de 1931, faisant partie du Conseil juif du camp de concentration de Theresienstadt en 1943.
Le rabbin Benjamin Murmelstein, grand rabbin de Vienne à partir de 1931, faisant partie du Conseil juif du camp de concentration de Theresienstadt en 1943.
© Synecdoche/Le Pacte

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3 commentaires:

  1. Je n'aime pas du tout Lanzmann ! Un sale type ! Voici pourquoi ;

    Mai 2011
    Le jour du souvenir de la Shoah , a 18 h , Claude Lanzmann dédicaçait son livre "le lievre de Patagonie"traduit en Hebreu dans une librairie centrale de TA . J'y suis allé avec , sous le bras ,la tres grosse revue des temps modernes sur le conflit Israelo arabe datant de la veille de la guerre des 6 jours !
    Je me suis plante devant lui , tenant le livre devant moi pour qu'il le voie bien . Je lui dis ; "bonjour Monsieur , vous etes aujourd'hui un ardent defenseur d'Israel .." .Il m'interrompt ; “pas tous les jours " .Moi ; "si j’ai bien compris ,dans votre livre vous regrettez d’avoir…". Lui m’interrompant encore ; "pas du tout" . Moi ; "C'est bien dommage car je desirerais vous demander de me le dedicacer en l'ecrivant . Ce n'est donc pas la peine". Lui ;" effectivement" . Il n'est pas à l'aise , il y a des temoins . Moi ;" Vous savez , à l'époque ,en 68, j'étais étudiant en médecine , le pamphlet de Maxime Rodinson était distribue par les gauchistes et les comites palestine dans toutes les facs..." .Lui ; "que voulez vous ?".Moi ; " Au moins , grâce a vous ,j'ai tout compris et j'ai foutu le camp . Depuis , je suis ici et je peux me regarder dans une glace sans avoir honte".Il me fait un signe de la main pour que je dégage . Moi ; "je vois que vous êtes reste un combattant " . Lui ; "je vous survivrais !" .
    Moi : " Je n'en doute pas , Hessel aussi" . Fin .
    Lanzmann est un sale type et RIEN ne pourra racheter ce qu'il a fait alors; il n'a meme pas la possibilité de dire que c'était une erreur de jeunesse ; il avait plus de 40 ans !
    Goldstone est un enfant de coeur à côté de lui !!

    En ce qui concerne Israël il essaie de se "rattraper" et de corriger ce que je considère comme étant la plus grande délégitimation d'Israël de tous les temps !!
    A lire ou relire la revue des temps modernes sur " Le conflit Israelo arabe" imprimée AVANT la guerre des 6 jours.
    A l'époque il n'était pas encore question des "territoires" !!

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  2. suite
    Ce numero de 1000 pages qu'il présente a partir de la page 13 sur 3 pages et dont il fut le grand responsable a été à l'origine de la haine d'Israel chez ceux que l'on nomme les "intellectuels de gauche".(en france et partout ailleurs!)
    Pour s'en convaincre il suffit et il faut se procurer ce numero !
    Maxime Rodinson ,sur 70 pages (!) pose la question ; "Israel fait colonial?" . Le point d'interrogation etait superflu .Un an plus tard les "comites palestine" ont fait imprimer un fascicule de ce texte et le distribuaient dans leurs stands dans toutes les facs .L'illegitimite d'Israel etait demontree par un "juif" qui n'etait pas un "idiot utile" mais un salaud ,tout simplement .
    C'est Lanzmann qui lui a donne l'occasion de repandre son venin (ainsi que celui de presque tous les autres collaborateurs a cette revue !!) . Sartre a dit "tout anticommuniste est un chien" ; Le chien c'etait Sartre et Lanzmann son associe !.
    A cette epoque la france avait une enorme influence en europe . en 40 ans elle a reussi a entrainer toute l'europe dans son sillage pro palestinien et anti Israelien . Et ensuite l'europe a entraine le monde entier.
    Jamais et de quelque facon que ce soit ,Lanzmann ne pourra compenser le mal qu'il a fait avec cette revue !!
    La revue doit exister dans les bibliotheques ; c'est un must ,au meme titre que les protocoles des sages de sion et mein kampf .
    Ma femme a lu "le lievre de Patagonie" en hebreu (offert!)
    Elle a enfin trouve ce que je cherchais ,vers la derniere partie du chapitre 17 ; Lanzmann avoue s'etre fourvoye avec la revue des temps modernes et Maxime Rodinson mais il ne demande pas pardon pour son "crime" .Il se desolidarise aussi de son Sartre bien aime ! S'il n'etait pas un sale type il aurait du me dedicacer la "Revue" comme je le lui demandais en ecrivant qu'il regrettait .....
    http://www.france-palestine.org/Dans-la-revue-des-temps-modernes

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    Réponses
    1. La comparaison entre Sartre ainsi que Lanzmann et un chien est infondée, choquante.

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