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mercredi 28 septembre 2016

« Moïse et Aaron » par Arnold Schönberg


Arte diffusa, en direct de l’Opéra de Paris  « Moïse et Aaron » (Moses und Aron), par Arnold Schönberg (1874-1951), compositeur majeur du XXe siècle, juif né à Vienne, exilé aux Etats-Unis, sur un livret en allemand du compositeur inspiré par le livre biblique L’Exode, dirigé par le maestro suisse Philippe Jordan, mis en scène par Romeo Castellucci et réalisé par François-René Martin. Conçu de 1930 à 1932, créé en 1954, cet opéra inachevé en deux actes – la musique manque au 3e acte - a été diffusé en différé sur France Musique le 31 octobre 2015. Le « conflit entre l’esprit et la matière, l’idée et sa représentation, la pensée et le verbe » exprimé par un Juif sioniste. Le MAHJ (Musée d'art et d'histoire du Judaïsme) présente l'exposition Arnold Schönberg. Peindre l'âme (28 septembre 2015-29 janvier 2017).


« Inimaginable parce qu’invisible, parce qu’inconcevable, parce qu’infini, parce qu’éternel, présent partout, tout puissant ». (Moïse et Aaron, Acte I, scène 2)

Du romantisme à la dodécaphonie
Arnold Schoenberg (1874-1951) est né dans une famille juive viennoise : si sa mère est pratiquante, son père est libre-penseur.

Orphelin à 16 ans, il exerce divers métiers. Cet autodidacte effectue des copies, écrit les arrangements et les orchestrations de chansons et d’opérettes.

Dès 1894, il reçoit l’enseignement en art du contrepoint auprès d’Alexander Zemlinsky.

Influencé par son ami le chanteur d’opéra Walter Pieau, dans un but d’assimilation, ce lecteur de la Bible se convertit au protestantisme luthérien et se fait baptiser en 1898.

Admirateur de Richard Wagner et de Johannes Brahms, Arnold Schoenberg crée ses premières œuvres - La nuit transfigurée (1899) - en les inscrivant dans la tradition romantique allemande.

En 1903, il rencontre Gustav Mahler à Vienne, et est recruté comme professeur. Parmi ses élèves : Berg et Webern.

En 1910, il enseigne à l’Académie de musique (Vienne), et s’intéresse à la peinture expressionniste.

En 1911, il termine son Traité d’Harmonie qu’il dédie à Mahler, et vit à Berlin. Là, il fait la connaissance de Ferruccio Busoni.

Il s’engage dans la voie de l’atonalité en s’émancipant de la dissonance (Erwartung, Pierrot Lunaire).

Il s’inspire de la Bible pour son oratorio L’Échelle de Jacob (Die Jakobsleiter) débuté en 1914 et inachevé. Une étape dans son retour au judaïsme.

Dans les années 1920, Arnold Schoenberg  invente le dodécaphonisme sériel.
En dépit de sa conversion au protestantisme luthérien « dans sa jeunesse, Arnold Schoenberg a été la cible d’attaques antisémites dès 1921 » lors d’un séjour à Mattsee. « La violence de ce rejet le décida à renouer avec ses racines, tout en développant une lecture personnelle » de la Bible hébraïque.

Frappé par les lois antisémites du régime nazi, Arnold Schoenberg est exclu de la Preußische Akademie der Künste de Berlin où il assurait la fonction de professeur de composition.

« La leçon qui m’a été inculquée de force l’année dernière, je l’ai enfin apprise, et jamais je ne l’oublierai : je ne suis pas un Allemand, ni un Européen, peut-être même à peine un être humain, mais je suis juif », constate Arnold Schoenberg (1874-1951), revenu  au judaïsme le 24 juillet 1933, à la synagogue de la rue Copernic, à Paris, en présence de Marc Chagall et du docteur Marianoff, peu avant son exil définitif aux Etats-Unis où il enseigne à Boston, puis à New York.
« Esquissé sous la forme d’une cantate, bientôt élargie à celle d'un oratorio », le projet artistique « devint un opéra philosophique et religieux opposant les deux frères Moïse, le penseur, à Aaron, l’homme d’action, la radicalité au compromis, la parole embarrassée au lyrisme du chant, face à la communauté versatile incarnée par des chœurs à l’importance exceptionnelle ».

Moses und Aron
Pour composer son quatrième opéra, Arnold Schoenberg s’inspire de sa pièce de théâtre, Der biblische Weg (« La Voie biblique »), un drame auquel il pense dès 1922, et qu’il achève quatre à cinq ans plus tard, ainsi que de L’Exode et du Livre des Nombres. Max Aruns, personnage principal dont le nom est né de la première syllabe d’Aaron et de celui de Max Nordau, un fondateur avec Theodor Herzl du sionisme politique moderne, songe à fonder en Afrique un Etat pour y recevoir les Juifs du monde entier. David Asseino, porte-parole de l’orthodoxie religieuse, qui prononce les paroles décisives dans son dialogue avec Aruns au troisième acte : « Max Aruns, vous voulez être Moïse et Aaron en une même personne ! Moïse, à qui Dieu concéda la pensée, mais à qui faisait défaut la force de la parole, et Aaron, qui ne savait pas concevoir la pensée mais qui était capable de l’exprimer et de toucher les masses ».

Arnold Schoenberg compose Moses und Aron de 1928 à 1932, selon la méthode dodécaphonique qu’il a inventée. L’argument est ainsi résumé par l’universitaire Christian Merlin : « Au buisson ardent, Dieu s’adresse à Moïse et fait de lui son prophète. N’étant pas doué pour l’art oratoire, Moïse demande à son frère Aaron de parler à sa place et de révéler au peuple que Dieu l’a élu et qu’il doit se libérer du joug du Pharaon. L’homme d’idées (Moïse) entre en conflit avec l’homme de communication (Aaron), ce dernier ne croyant pas que le peuple adorera un Dieu que l’on ne peut représenter. Devant la réticence d’une partie du peuple, Aaron réalise trois miracles : le bâton de Moïse est changé en serpent, sa main devient lépreuse et l’eau du Nil prend la couleur du sang. Seul dans le désert, le peuple se sent abandonné de Moïse et de Dieu. À l’acte II, Moïse s’est absenté pour se rendre sur le Sinaï afin de recevoir les tables de la loi. Même Aaron semble en proie au doute et se laisse convaincre par le peuple de rétablir les anciennes idoles. On érige un veau d’or autour duquel se déroule une danse sauvage. La cérémonie païenne tourne vite à l’orgie et même au sacrifice humain, lorsque quatre jeunes vierges sont livrées au couteau des prêtres. Descendu de la montagne, Moïse, hors de lui, détruit le veau d’or en prononçant une seule parole. Le peuple prend la fuite devant cette manifestation spectaculaire de la puissance du Dieu auquel il refusait de croire. Furieux, Moïse reproche à Aaron d’avoir trahi l’idée même de Dieu. Son frère réplique que l’idole n’était qu’une image, une manière de rendre ce Dieu lointain accessible au peuple. De désespoir, Moïse brise les tables de la loi : il ne comprend pas que l’on soit obligé de falsifier la vérité dès que l’on veut l’exprimer. Moïse est en prise directe avec les idées mais il lui manque les mots pour les transmettre. C’est ainsi que s’achève la partition de Schoenberg, mais il peut être utile de rappeler le contenu du dernier acte, resté à l’état d’ébauche. Moïse y visite son frère qui a été fait prisonnier pour trahison du Dieu véritable. C’est le point culminant du débat philosophique entre Moïse et Aaron : les mots que l’on adresse au peuple sont forcément interprétés par lui, donc trahis. Aux Juifs qui lui demandent s’ils doivent tuer Aaron, Moïse recommande de se battre uniquement pour l’idée de Dieu et de vivre désormais dans le renoncement. Il ordonne qu’on libère Aaron qui s’écroule, mort ».

Le compositeur et librettiste « modifie parfois sensiblement la source biblique pour intensifier l’opposition entre les deux frères, c’est-à-dire entre l’esprit et la matière, l’idée et sa représentation, la pensée et le verbe, nous livrant sa propre réflexion sur les notions centrales d’irreprésentabilité, d’interdiction de faire des images, d’élection du peuple juif », écrit Christian Merlin. Ainsi, l’auteur attribue à Aaron des prodiges que la Bible confère à Moïse.

Afin de « traduire musicalement l’antithèse entre les deux frères, Arnold Schoenberg a eu l’idée de leur attribuer deux modes d’écriture vocale opposés : Moïse s’exprime en Sprechgesang et Aaron recourt au chant lyrique. Pour souligner encore ce contraste, le rôle de Moïse revient à un baryton-basse à la voix plus sombre et rocailleuse, Aaron étant tout naturellement dévolu à un ténor, voix plus lumineuse et séduisante. Le Sprechgesang est une technique de parlé-chanté que Schoenberg avait lui-même inaugurée dans ses Gurrelieder avec la partie finale du récitant, puis développée dans le célèbre Pierrot lunaire (1912), où les poèmes d’Albert Giraud sont traités sur ce mode. Le hiératisme austère de la déclamation propre à Moïse se distingue ainsi immédiatement du chant volontiers mélodique, lyrique, voire héroïque d’Aaron ».

L’écriture musicale, Moïse et Aaron relève de « la période sérielle de Schoenberg... La technique compositionnelle du musicien est passée par trois phases. Ses premières œuvres, marquées par le chromatisme wagnérien et straussien et par un certain expressionnisme, recourent encore à la tonalité, même si elles en dissolvent déjà les contours (1899 : Nuit transfigurée, 1900-1901 : Gurrelieder, 1902-1903 : Pelléas et Mélisande, etc.). Suit la période dite atonale, où Schoenberg tire les conséquences de la perte des repères tonaux et renonce à la hiérarchie tonale (1907-1908 : Quatuor à cordes n°2, 1908-1909 : Le Livre des jardins suspendus, 1909 : Erwartung et Cinq pièces pour orchestre op. 16, etc.). Après un silence de plusieurs années, c’est dans les années vingt que Schoenberg commence à composer selon le système qu’il a lui-même mis au point : la musique dodécaphonique (1923 : Sérénade op. 24, Suite pour piano op. 25, 1926-1928 : Quatuor à cordes n°3, 1928 : Variations pour orchestre op. 31, 1928-1929 : Von Heute auf Morgen, etc.). Ce système de composition repose sur l’utilisation exclusive des séries dodécaphoniques : les douze degrés de la gamme chromatique y sont utilisés sous formes de séries au cours desquelles aucune note ne peut être répétée avant que les onze autres n’aient été énoncées. Il existe ainsi 479 001 600 séries possibles, chaque série pouvant elle-même revêtir 48 formes différentes (formes originale, récurrente ou rétrograde, renversée ou miroir, récurrente renversée ou rétrograde du miroir, chacune de ces formes étant transposable sur les onze autres degrés de l’échelle chromatique). Jusqu’ici, Schoenberg avait surtout utilisé cette technique sur de relativement petites formes : Moïse et Aaron allait permettre de prouver que l’écriture sérielle peut également s’étendre à la durée d’un opéra ».

Au lieu de s’achever sur la mort d’Aaron et la victoire de Moïse, qui ne meurt pas comme dans la Bible mais survit et guide le peuple juif, l’opéra se termine sur le terrible constat d’échec de Moïse : « Oh verbe, verbe qui me manque ! » (« O Wort, du Wort, das mir fehlt! »). La « dernière réplique prononcée par Moïse, condense la faiblesse tragique du prophète et l’expression de son impossibilité à surmonter ses propres contradictions ». 

« Revenu officiellement au judaïsme à Paris peu avant son exil aux États-Unis, l'inventeur du dodécaphonisme fut lui-même en proie, durant les deux décennies qui lui restaient à vivre, à une impuissance quasi existentielle, celle d’achever Moses und Aron  ». Pourquoi ? Manque d’argent à l’avènement du nazisme ? Actions militantes visant à solliciter la solidarité internationale des 16 millions de Juifs dans le monde pour financer l’exil, le sauvetage des « sept millions de Juifs menacés » ? Traumatisme de la Shoah ? Réponses à des commandes, dont un Kol Nidre, aux Etats-Unis induisant le report de l’achèvement de cet opéra ? Problèmes oculaires du septuagénaire ?

Opéra fondateur du XXe siècle, Moses und Aron n’avait plus été représentée à l’Opéra de Paris depuis quarante ans, depuis sa présentation au public, sous l’ère de Rolf Liebermann, sous la direction  de Georg Solti.

Première création de la saison 2015-2016 et de l’ère Stéphane Lissner, nommé directeur de l’institution en 2015, Moïse et Aaron « représente un défi pour le charismatique maestro suisse Philippe Jordan, confirmé au poste de directeur musical, ainsi que pour le metteur en scène Romeo Castellucci, qui effectue des débuts très attendus sur la scène de l’Opéra Bastille. L’agitateur du théâtre contemporain Romeo Castellucci s’allie à la baguette magique du maestro Philippe Jordan pour la très attendue création » à l’Opéra Bastille de « Moïse et Aaron.

Un des petits-enfants d’Arnold Schönberg, Me Randol Schoenberg est devenu célèbre en défendant Maria Altmann, octogénaire Juive américaine d'origine viennoise, pour récupérer des biens familiaux, dont cinq tableaux de Gustav Klimt (1862-1918) - deux portraits de sa tante Adèle Bloch-Bauer et trois paysages (1900-1907) - ayant appartenu à son oncle, Ferdinand Bloch-Bauer, spolié en 1938 par les Nazis.
                    
« Moïse et Aaron » par d'Arnold Schönberg
2015, 115 min
Choeur : Choeur de l'Opéra National de Paris
Chorégraphie : Cindy Van Acker
Composition : Arnold Schönberg
Direction musicale : Philippe Jordan
Décors : Romeo Castellucci
Mise en scène : Romeo Castellucci
Orchestre : Orchestre de l'Opéra National de Paris
Présentation : Edouard Fouré Caul-Futy
Réalisation : François-René Martin
Avec : Thomas Johannes Mayer(Moïse), John Graham-Hall(Aaron), Julie Davies(Jeune fille),  Catherine Wyn-Rogers(Une malade), Nicky Spence(Jeune homme)

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Les citations non sourcées proviennent d'Arte et de l'Opéra de Paris. Cet article a été publié le 22 octobre 2015.

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