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mercredi 22 janvier 2020

« Ma vie dans l'Allemagne d'Hitler » par Jérôme Prieur


Toute l'Histoire diffusera les 22 janvier 2020 à 01 h 05, 23 janvier 2020 à 6 h 35 et à 22 h 29 « Ma vie dans l'Allemagne d'Hitler » (Als die Nazis an die Macht kamen), série documentaire émouvante en deux volets réalisée par Jérôme Prieur : « La conquête du pouvoir » (Machtergreifung) et « La mise au pas » (Gleichschaltung). Les récits lucides d’Allemands ou d'Autrichiens, souvent juifs, ayant fui le IIIe Reich et confiant en 1939 à des universitaires américains leurs souvenirs, antérieurs et postérieurs à l’avènement au pouvoir de Hitler en 1933, ainsi que les raisons de leur exil.

              
Ce sont des témoignages bouleversants, lucides, longtemps méconnus, qu’a mis en images le réalisateur Jérôme Prieur, auteur notamment de « Hélène Berr, une jeune fille dans Paris occupé » (2013).

« Concours de Harvard »
En août 1939, Gordon Allport, Sydney B. Fay et Edward V. Hartshorne, « trois chercheurs de l’université américaine Harvard lancent », via le quotidien The New York Times, « une vaste enquête auprès des Allemands ayant fui le nazisme, afin qu’ils racontent l’avant et l’après 30 janvier 1933 » ainsi que les raisons de leur exil.

Leur but ? « Recueillir un matériau permettant à trois chercheurs d’étudier les effets psychologiques et sociaux du national-socialisme sur la population allemande. » Et ce dans le cadre d’une « enquête sociologique inspirée par l’Ecole de Chicago ».

« Du monde entier - Etats-Unis, Grande-Bretagne, Suisse, Scandinavie, Palestine mandataire, Australie -, des exilés répondent. Ils sont juifs, protestants, catholiques, communistes, syndicalistes, opposants de tous bords » ou citoyens peu impliqués dans la vie politique. « Tous ont connu l’Allemagne d’Adolf Hitler, tous l’ont fuie, tous racontent comment, au jour le jour, leur pays sombre dans la dictature. 260 manuscrits en allemand, parfois en anglais, 20 000 pages de témoignages aujourd’hui retrouvés. À travers des archives inconnues, une plongée intime et bouleversante dans l’Allemagne du Troisième Reich. »

« Ces exilés voulaient faire savoir quelle sinistre réalité les avait amenés à quitter leur pays, si différente de l’image de « régénération de l’Allemagne » promue par les Jeux de Berlin, en 1936  ». Des alertes passées alors, malheureusement, inaperçues ou dans l'indifférence.

En 2001, Diane Publishing Co. a édité "My Life in Germany Before and after January 30, 1933: A Guide to a Manuscript Collection at Houghton Library". Harry Liebersohn et Dorothee Schneider ont constitué ce recueil de témoignages d'exilés, "this collection of memoirs by refugees from Nazi Germany is a rich source of autobiographical information on the Nazi era. Housed at Houghton Library of Harvard University, it consists of 263 files containing the memoirs of approximately 230 people who lived in Germany or Austria during the 1930s. The stories of the memoirists encompass an almost bewildering range of human experience. The authors come from Danzig and Berlin, from central Germany and the Southwest, from Munich and from Vienna. They are Jews and Catholics and Protestants, and mixtures of these all-too-neat categories in their origins and marriages. They are peddlers and professors, machinists and lawyers, private housewives and public activists. They are conservatives and liberals and Communists. The strongest common bond was their exile".

En 2010, Albin Michel publiait « Jamais nous ne retournerons dans ce pays », dans une traduction de Bernard Kreiss. Un recueil de ces récits dont la Deuxième Guerre mondiale a empêché la publication. La « sociologue Uta Gerhardt et l’auteur et éditeur Thomas Karlauf ont retrouvé ce manuscrit original. Préfacé par Saul Friedländer, enrichi d’un avant-propos historique et d’une postface sur la genèse du livre, il rassemble des témoignages de première main sur la Nuit de Cristal. Avocat, institutrice, universitaire, industriel, commerçant… tous les témoins racontent à chaud l’épisode le plus dramatique de leur vie. Cette nuit où des synagogues on été brûlées, des maisons et des magasins saccagés, des hommes internés dans des camps, des familles entières brutalisées et dépossédées de tout avant d’être poussées à l’exil. La force dramatique des récits, leur richesse événementielle, leur authenticité rendent palpable la réalité d’un moment historique cauchemardesque qui n’est que le début d’une escalade dans l’horreur. »

« Il est tard dans la nuit, écrit  par exemple cet ancien médecin chef d’une clinique de Charlottenburg, à Berlin, qui dit appartenir à la famille d’Albert Einstein. Je vais tâcher, d’une main tremblante, de noter les événements qui sont gravés dans mon cœur en lettres de feu. Je veux les noter pour mon fils, afin qu’il puisse lire plus tard comment on nous a condamnés à cesser d’exister. Je veux tout écrire tel que je l’ai vécu, seul et tremblant. Je veux écrire pour ne pas hurler dans le silence de la nuit ».

« Comme l’écrivent les historiens spécialistes du nazisme Johann Chapoutot et Christian Ingrao dans leur récente biographie Hitler (Presses universitaires de France, 2018) : « Comment comprendre qu’une société puisse être tenue de façon aussi forte par un pouvoir qui au fond est assez faible ? Une ville comme Francfort-sur-le-Main, de plus d’un million d’habitants en 1936-1937, n’est tenue que par 120 fonctionnaires de la Gestapo. La chose n’est possible que si les nazis obtiennent une véritable participation populaire au contrôle social ».

« Le contrôle social, le voici raconté par nos exilés. C’est le petit enfant dans la salle de classe qui dénonce au professeur son papa qui ne goûte guère les parades nazies - il finira en camp de concentration ; c’est la concierge qui espionne ses locataires ; c’est la suspicion et la délation partout, et tout le temps. »

« Les milliers de pages qu’ils ont noircies et envoyées des quatre coins du monde sont restées largement ignorées  jusqu’à aujourd’hui ».

« Admirablement transmis par une seule et même voix, celle de la comédienne et chanteuse Ute Lemper, les témoignages inestimables et largement méconnus de ces déracinés – hommes et femmes, issus de confessions et classes sociales différentes – rendent palpable, entre détails du quotidien et recul analytique, la vie sous le joug nazi, entièrement soumise "au credo et au veto de l’État ». 

« Délaissant les habituelles images de propagande, Jérôme Prieur conjugue  leurs récits avec de fascinants fragments de films amateurs, au pouvoir plus évocateur qu’illustratif, pour tisser la chronique intime de ces années de basculement ».

« On y voit des foules extatiques assister à des parades nazies. Tout le monde semble comme envoûté. Jusqu’au ridicule, comme lorsque cet exilé raconte que « lorsqu’il faisait beau, on entendait dire : " Quel temps merveilleux ! Un temps de Hitler !"». Sans compter l’histoire de cette petite fille de six ans qui rentra de l’école et à qui ses parents demandèrent : « Alors, qu’avez-vous appris de beau aujourd’hui ? » Réponse : « Les applaudissements spontanés. »

« Il s’agit d’une hypnose de masse, commente, dégoûté, l’un des exilés. Personne n’était mieux prédisposé à cela que l’Allemand ou le Prussien. Il voulait s’abandonner jusqu’à l’évanouissement, crier, hurler, souffrir et faire souffrir avec fanatisme, être enchaîné, tout simplement, et que cette chaîne pénètre profondément sa chair ».
« Et si chaque exilé raconte le IIIe Reich par le prisme seul de son histoire personnelle, et donc intime, le politique affleure à chaque témoignage. Il n’y a pas que le quidam allemand qui s’enthousiasme immodérément pour le national-socialisme. On trouve également des philosophes, des religieux, des banquiers. Une élite qui s’aveugle, et des lâchetés accumulées ».

« Ce pasteur exilé écrit ainsi, avec une amertume non dissimulée : «On m’a dit que dans certains cercles de l’Église protestante s’exprime un fort sentiment de culpabilité. J’aimerais qu’il en soit ainsi, mais je n’en crois rien. Je rencontre aujourd’hui beaucoup de faux martyrs et peu de véritables pénitents. Prétendre avec un sourire stupide que l’homme a été grisé par l’enthousiasme, comme me l’a dit une fois un jeune pasteur, cela n’excuse vraiment rien. On voulait pactiser avec le système, c’est cela la vérité. Être du côté des vainqueurs, pour pouvoir s’en prendre aux ennemis de l’Église. Et on n’avait pas peur de faire passer cette intention comme purement chrétienne ».

« À travers un saisissant montage de films amateurs et de témoignages de réfugiés ayant fui la dictature, la chronique intime et inédite du basculement de l'Allemagne dans le nazisme ». 

« Après « Les Jeux d’Hitler, Berlin 1936 », ma productrice Dominique Tibi m’a fait lire Jamais nous ne retournerons dans ce pays , pensant que je pourrais consacrer un documentaire à la Nuit de cristal. L’idée de passer un an ou deux dans les atrocités des 9 et 10 novembre 1938 m’a effrayé. En feuilletant le livre, j’ai néanmoins découvert les témoignages qui le constituaient, issus d’un concours initié en 1939 par trois professeurs de l’université de Harvard : Gordon Allport, Sydney B. Fay et Edward V. Hartshorne. A leur appel, lancé par voie de presse aux Allemands ayant fui leur pays, deux cent quatre-vingt un ont répondu, témoignant dans des manuscrits ou tapuscrits de vingt, cent... ou trois cents pages de ce qu’ils avaient vécu en Allemagne avant ou après le 30 janvier 1933, date de l’accession d’Adolf Hitler au pouvoir », a expliqué Jérôme Prieur.

« Très rares sont en effet les textes de cet ensemble à avoir donné lieu à des publications comme à des travaux universitaires. Aussi, pour composer la trame narrative de son film, Jérôme Prieur a-t-il dû se contenter d’éplucher un index élaboré par deux chercheurs de l’état de Pennsylvanie. « Un guide de lecture qui présente chaque auteur sur la base de ce qu’il a déclaré en envoyant son texte à Harvard, et dans lequel sont mentionnés les épisodes traités par chacun d’eux. Sa lecture m’a permis d’extraire de l’ensemble soixante-dix textes, à l’intérieur desquels j’ai procédé par coups de sonde. » 

« De ce scrupuleux travail de montage, facilité par le soutien du professeur Detlef Garz (université de Mayence), de l’historienne Isabelle Davion (conseillère historique du film) et les fiches détaillées établies par une équipe de jeunes gens, étudiants en histoire ou étudiants germanistes, est sorti un récit des années qui virent le nazisme s’installer en Allemagne. Transmis par la belle voix de la chanteuse et comédienne Ute Lemper, les témoignages à la première personne s’y succèdent, composant une vision de l’histoire particulièrement sensible, et ignorante des crimes à venir du IIIe Reich ».

« Pour donner corps à ces souvenirs vivaces d’une Allemagne pas encore engagée dans la guerre, Jérôme Prieur a choisi de puiser, plutôt que dans les films de propagande, dans les films amateurs à la conservation desquels les Allemands portent depuis longtemps une grande attention. « Les cinéastes amateurs des années 1930 ont une grande culture technique et filment souvent avec talent. Evidemment, ils ne sont pas exempts d’idéologie, mais ce qu’ils donnent à percevoir de l’air du temps est irremplaçable. A travers leurs images, on sent ce qu’était une rue en Allemagne en 1935, ce à quoi les Allemands adhèrent ou pas… Le film – surtout dans sa seconde partie – montre une Allemagne que l’on a rarement vue. »

« Des images choisies pour ce qu’elles montrent, mais aussi pour ce qu’elles donnent à imaginer, pour leur potentiel de rêverie. « Il faut qu’il y ait du cinéma ; faute de quoi, elles vont dans le chutier. » Loin des facilités illustratives auxquelles sacrifient un grand nombre de documentaires historiques, Ma Vie dans l’Allemagne d’Hitler joue des écarts avec une justesse qui participe grandement de la beauté du film. Associant à la Nuit de cristal une scène de chasse à laquelle participe Hermann Göring. Ou, à l’évocation du 30 janvier 1933, une cohorte de nazis presque réduits à l’état de silhouettes, défilant en tenant des flambeaux sur une espèce de lac gelé ».

« Pour chaque séquence, il s’agit de trouver ce qui, dans l’image, va pouvoir rimer avec le texte ; ou ce qui, dans le texte, va pouvoir rimer avec l’image », explique à Télérama Jérôme Prieur qui qualifie son travail (avec la monteuse Isabelle Poudevigne) de « musical et poétique ».

Ce documentaire  a été présenté le 22 novembre 2018 au Festival international du film d’histoire de Pessac.

Voici quelques années, j'assistais à une conférence sur la Shoah au siège de l'Unesco. J'étais assise près d'une rescapée de la Shoah. Les orateurs soulignaient l'importance de l'éducation pour prévenir les génocides, la haine, etc. Cette rescapée a alors hoché la tête en signe d'incrédulité, et chuchoté : "L'Allemagne était un pays très cultivé. Et pourtant..."

On reste stupéfait par la rapidité avec laquelle les Nazis sont parvenus à faire craquer le vernis de l'éducation, les repères moraux, le cadre civilisationnel chez les Allemands pour faire sombrer dans la barbarie ces derniers, ou du moins une grande partie des Allemands.

Le récit de l'assassinat d'une élève juive par ses condisciples, qui l'aimaient bien, s'avère sidérant.

Celui de la loyauté d'une femme de ménage chrétienne, désespérée par l'obligation de devoir quitter un foyer juif où elle sentait si bien, à l'égard de ses patrons émeut.

« Premier volet : à la veille des années 1930, Berlin vit les derniers feux d'une enivrante période de fêtes et de bouillonnement artistique. »

« Entre explosion du chômage, institutions fragilisées et tensions politiques exacerbées, l'Allemagne sombre dans une grave crise ». 

« Ce climat délétère profite à Adolf Hitler, dont les idées contaminent peu à peu l'ensemble de la société ». 

« Par conviction ou simple opportunisme, les travailleurs réduits à l'indigence, comme une partie des élites, se tournent massivement vers le parti national-socialiste (NSDAP) ». 

« Après le choc du 30 janvier 1933, qui a vu le maréchal Hindenburg nommer Hitler au poste de chancelier, beaucoup croient encore que le leader nazi ne résistera pas à l'exercice du pouvoir ».

« Pourtant, moins d'un mois après, l'incendie du Reichstag lui offre l'opportunité de mener une sanglante campagne de répression contre les communistes ». 

« Après sa victoire aux législatives du 5 mars, Hitler se voit attribuer les pleins pouvoirs par le Parlement ». 

« Les SA, le bras armé du parti, font régner la terreur dans les rues en poursuivant leur entreprise de persécution des ennemis du régime, jetés dans les premiers camps de concentration ». 

« Tandis que les sociaux-démocrates sont brutalement écartés de la vie publique, les boycotts, autodafés et lynchages à l’encontre des Juifs se généralisent ».

« Second volet : l'État contrôle désormais toutes les sphères de la société. L'école et les mouvements de jeunesse inculquent à des foules d'enfants embrigadés l'amour absolu du nazisme ».

Une "expression extatique" apparaissait sur le visage des Allemands lors des apparitions de Hitler.

« Collègues et voisins s'espionnent jusque dans leurs loisirs, encadrés par la puissante organisation KDF (Kraft durch Freude) ». 

« Joseph Goebbels, ministre de la Propagande du Reich, orchestre une succession incessante de parades et de spectacles qui relève de l'"hypnose de masse".

« Avec la promulgation, en septembre 1935, des lois de Nuremberg, qui autorisent une classification biologique de la population, les Juifs sont exclus de toute vie sociale et leurs contacts avec le reste des citoyens, proscrits ». 

« En novembre 1938, Hitler se saisit du meurtre du secrétaire d'ambassade Ernst vom Rath, tué à Paris par un Juif polonais, pour déclencher une vague de représailles d'une violence inouïe ». 

« Après l’effroyable Nuit de cristal, des dizaines de milliers de personnes s’engagent sur les routes tortueuses de l'exil ». Dans la douleur, l'isolement, la terreur. En errant d'un consulat à un autre, en espérant trouver un pays d'accueil. Les "impôts à acquitter représentent 100-300% de la valeur des biens que l'ont doit emporter". Le régime nazi "rend la vie impossible".

C'est la fine fleur de l'Allemagne qui fuit un pays au régime totalitaire. Un Etat dont les dirigeants revendiquent un rattachement aux Germains.


France, Roche Production, Arte France, Toute l’Histoire, avec la participation de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah, 2018
Image : Renaud Personnaz
Montage : Isabelle Poudevigne
Musique originale : Marc-Olivier Dupin
Avec la voix de Ute Lemper
« La conquête du pouvoir » (54 min) : Sur Arte les 15 janvier 2019 à 22 h 20, 23 janvier 2019 à 9 h 25
« La mise au pas » (53 min) : Sur Arte les 15 janvier 2019 à 23 h 15, 23 janvier 2019 à 10 h 15
Sur Toute l'Histoire les 16 janvier 2020 à 21 h 35, 17 janvier 2020 à 15 h 30, 18 janvier 2020 à 17 h 10, 19 janvier 2020 à 10 h 15, 22 janvier 2020 à 01 h 05, 23 janvier 2020 à 06 h 35 et à 22 h 29, 27 janvier 2020 à 18 h 50

Visuels :
1930-1939 : De l'ascension d'Adolf Hitler à la Nuit de cristal, collection de récits des témoins des événements de l'époque
© Roche Productions, © AKH

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Les citations sont d'Arte, Libération, Télérama. Cet article a été publié le 13 janvier 2019.

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