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mardi 8 mai 2018

« L’ami Fritz » par Jacques de Baroncelli


Arte diffusera le 10 mai 2018 « L’ami Fritz » (Freund Fritz) par Jacques de Baroncelli. « En Alsace, un célibataire endurci finit par succomber au charme de la pétillante Suzel... Réalisée en 1933 par Jacques de Baroncelli, une adaptation délicieuse du célèbre roman d’Erckmann-Chatrian », deux écrivains lorrains. L'œuvre littéraire de cet auteur, notamment L’ami Fritz, présente souvent des personnages juifs.


Édouard Moyse, peintre de la vie juive en Lorraine

Erckmann-Chatrian est le pseudonyme collectif utilisé de 1847 à 1887 par deux écrivains français célèbres, auteur de contes fantastiques, feuilletons et nouvelles : Émile Erckmann (1822-1899) et Alexandre Chatrian (1826-1890).

Nés en Meurthe (la Moselle actuelle), ils se sont rencontrés en 1847, se sont liés d’amitié.

Ayant quitté leur Lorraine natale, ils se sont installés à Paris, près de la gare de Paris-Est et revenaient régulièrement en Lorraine.
   
Personnage emblématique
Tout en développant une œuvre littéraire sous leurs patronymes respectifs, ils ont écrit sous ce pseudonyme des romans inspirés de leur région, ont exalté le patriotisme des lecteurs, et créé ce personnage populaire, emblématique : l’ami Fritz.

Publié par Hachette en 1864, régulièrement réédité depuis, « L’ami Fritz » a inspiré l’opéra L’Amico Fritz, composé par Pietro Mascagni et créé en 1891.

Au théâtre, « L’Ami Fritz » a été adapté en comédie interprétée à la Comédie française en 1876 et en 1922.

Après celui réalisé par René Hervil (1920), « L’ami Fritz » par Jacques de Baroncelli est le second film adapté du roman pour le cinéma. Suivront deux autres longs métrages réalisés pour la télévision par Georges Folgoas (1967) et Jean-Louis Lorenzi (2001).

« Entre ses chers gewurztraminers et les oies farcies que lui prépare avec amour Catherine, sa fidèle gouvernante, Fritz Kobus, notable débonnaire et président de l’Amicale des célibataires de sa bourgade, coule des jours heureux dans une Alsace de colombages et de cigognes. Tendrement harcelé par un vieux rabbin, qui rêve de le marier, Fritz, plus très jeune premier au ventre sanglé dans des costumes brodés, résiste avec opiniâtreté. Mais bien qu’il s’en défende, Suzel, la pétillante fille de son fermier, fait bientôt basculer son cœur. »

« L’ami Fritz » par Jacques de Baroncelli, « œuvre des années 1930 enchante par sa candeur naturaliste ».

« Brossant, dans la tradition du film régionaliste, le portrait d’une Alsace de cartes postales – où différentes communautés vivent en harmonie –, cette fable à l’humble truculence possède le charme des livres d’images feuilletés enfant sous les mansardes. Mettant en scène un attachant duo amoureux, plus gourmand que glamour, un hymne délicieux à la douceur de vivre ».

Les personnages Juifs 
« Les ouvrages d'Erckmann-Chatrian constituent pour le sociologue ou l'historien des mentalités, et tout particulièrement pour celui qui tente de retrouver la tonalité propre à la vie juive en Alsace-Lorraine durant le XIXe siècle, un précieux témoignage… Erckmann-Chatrian a également évoqué l'attachement à la Terre - Sainte et brossé une fresque des « travaux et des jours » des Juifs d'Alsace, qui constitue un précieux témoignage, à la fois social et psychologique. Il a enfin analysé la condamnation de la guerre et de la violence par les Juifs dans la première moitié du XIXe siècle et l'exode vers l'Amérique », remarque le Professeur Freddy Raphaël (Présence du juif dans l'œuvre d'Erckmann-Chatrian, in Regards nouveaux sur les juifs d'Alsace, Freddy Raphaël et Robert Weyl, Librairie Istra, Éditions des Dernières Nouvelles d'Alsace, 1980).

Selon Richard Neher, les personnages Juifs  dans l'œuvre littéraire et théâtrale d'Erckmann-Chatrian dénotent, par leur dimension et leurs traits de caractère, dans la littérature française du XIXe siècle.

« Si au 18ème siècle, les philosophes et les précurseurs de la sociologie s'attaquent, en France, avec passion au problème du judaïsme, on n'y trouve, ni au théâtre, ni dans le roman, aucun personnage juif d'envergure, pas plus qu'au siècle précédent. [...] Cette importance [dans les romans et les pièces de théâtre d’Erckmann-Chatrian] provient simplement de la circonstance qu'ils sont là, qu’ils ont une présence et un mode d'existence, une participation au monde projetés par l'écrivain », a observé Richard Neher (Evidences, novembre 1950, pp.30-36).

Dans sa thèse sur Erckmann-Chatrian publiée en 1933 à Strasbourg, L. Schoumacher retrace la vie et l’œuvre de cet auteur.

Et Richard Neher d’analyser : « Schoumacher, reprend la distinction classique des deux versions du juif dans l'œuvre d'Erckmann-Chatrian : l'une conditionnée par l'expérience amère de Chatrian et exprimée dans le personnage d'Elias Bloum de Daniel Rock ; l'autre flatteuse, voulue par Erckmann dans la figuration de David Sichel, le rabbin idéaliste, le Schatchen (marieur) infatigable de L'Ami Fritz. A titre personnel, je crois, Schoumacher, ajoute l'hypothèse d'une version intermédiaire, à la fois odieuse et flatteuse, constituée par « le marchand de fers, le commerçant retors du Blocus ». Cette classification est trop scolastique à mon gré... Il me semble que chaque juif d'Erckmann-Chatrian a quelque chose qui le distingue et en même temps ce fonds commun qui l'engage avec les autres, qu'ils soient juifs ou non. Par ailleurs l'âpreté au gain montrée par certains, ne saurait dans la conception d'Erckmann-Chatrian être considérée comme un blâme à l'égard du personnage. Schoumacher, lui-même, remarque qu'au fur et à mesure que sa situation pécuniaire s'améliorait, l'instinct du propriétaire se développait fortement chez Erckmann. Il ne fait pas de doute qu'il est des juifs chez Erckmann-Chatrian qui éveillent franchement la sympathie et d'autres qui sont profondément répugnants ».

Quelle était « l'attitude des auteurs à l'égard des juifs » et comment cette attitude a-t-elle influé « au regard de la composition des personnages » ? Pour répondre à cette question, Richard Neher  rappelle le rôle d’Émile Erckmann  et d’Alexandre Chatrian dans l’élaboration de leur œuvre commune : « Nous savons par le jugement de la IXe Chambre correctionnelle du Tribunal de la Seine en date du 26 mars 1890 (Gazette du Palais, 28-3-1890), confirmé par l'arrêt de la Cour de Paris en date du 11 août 1890 qu'Erckmann concevait et rédigeait seul - il le faisait d'un bloc, presque sans ratures - et que le rôle de Chatrian se bornait à celui d'un conseiller avisé, donnant ses impressions, indiquant les retouches à faire sans y mettre lui-même la main, s'occupant avec clairvoyance et sévérité des stipulations commerciales avec les éditeurs, enfin encaissant les produits de l'œuvre et faisant le partage des bénéfices, sans qu'il soit question d'un manuscrit, œuvre personnelle de Chatrian. Il est donc à peu près impossible de tabler sur le manuscrit dans l'état actuel des investigations pour trouver quel que ce soit qui permette une discrimination utile entre la pensée d'Erckmann et celle, exprimée la plupart du temps oralement, de Chatrian. Par une chance extraordinaire nous possédons la lettre que Chatrian écrivait le 10 novembre 1864 en réponse à la communication que lui faisait Erckmann du projet de l'histoire d'une famille juive alsacienne sous l'angle national, le futur Blocus : « Ce n'est pas facile, dit Chatrian, de peindre (le mot « en beau » a été raturé dans le texte) une famille de juifs alsaciens. Autant vaudrait peindre une nichée de renards, qui vit aux dépens de la ferme et du village. S'il s'agissait d'éreinter une bonne fois toute cette clique abominable, je serais ton homme. Quant à vouloir les présenter comme des petits saints, comme d'honnêtes patriarches et comme de bons citoyens français, cela me paraît terriblement faux et surtout terriblement hasardeux pour le succès du livre ».

Richard Neher rappelle « un témoignage direct d'Erckmann qui met à même, par analogie avec le personnage du Rabbin Sichel, de juger de son sentiment vis-à-vis des juifs. C'est la lettre qu'il écrit le 11 février 1887 à son neveu Alfred Erckmann : «  Tous les personnages de L'Ami Fritz sont pris de ma propre existence : L'ami Fritz, c'est moi ; Suzel, c'est Charlotte (le premier et unique amour d'Erckmann, elle ressemblait à l'accordée du village de Greuze) ; le vieux Rabbin Sichel, c'est le Rabbin Heymann de Phalsbourg, notre voisin et l'ami intime de mon père... »

Richard Neher conclut : « Il n'est pas donc illégitime d'inférer qu'Erckmann aimait le juif tel qu'il le connaissait, que Chatrian le détestait et que l'antipathie de Chatrian, dictée parfois par des motifs d'ordre commercial - ainsi dans cette lettre de 1864 - influençait, par le canal de ses conseils oraux, la composition, œuvre exclusive d'Erckmann, sauf en ce qui concerne l'adaptation dramatique.

Quelles étaient les motivations distinctes d’Erckmann et de Chatrian ?

Richard Neher cite Schoumacher estimant que « de bonnes raisons » inspiraient « l'attitude de Chatrian. Lors de la déconfiture de la verrerie de Soldatenthal, propriété du père de Chatrian, les juifs d'Imling se seraient abattus sur les dépouilles de la famille et auraient engagé le « Signor » comme Chatrian nommait son père, dans une suite d'opérations qui auraient consommé sa ruine. Dans cette explication de « l'antisémitisme » de Chatrian - que j'attribue, pour ma part, à la psychologie généralement peu enjouée de celui-ci, selon tout ce qu'on en sait - il y a une erreur de perspective. En effet la ruine de la verrerie de Soldatenthal, annexe d'Abreschwiller à l'ombre de Phalsbourg, était due aux conjonctures économiques et à la malheureuse tentative de son propriétaire de se renflouer par la contrebande. Le coup de griffe donné par les juifs d'Imling n'est étayé par aucun document, mais en admettant qu'il se soit produit, il ne pouvait s'exercer que sur des restes insignifiants - des « dépouilles », selon l'expression de Schoumacher. Il fallait donc que l'antisémitisme de Chatrian soit fortement préexistant à un événement somme toute insignifiant après la consommation du malheur. D'ailleurs, s'il s'était agi chez Chatrian d'un jugement empirique, il aurait eu mille autres « bonnes raisons » de le réformer jusqu'en 1864, ne fût-ce que l'amitié totalement désintéressée que vouait aux auteurs Nathan Sichel, le metteur en page du Constitutionnel, à la complaisance de qui Chatrian devait son premier grand placement littéraire et dont le nom ainsi que les traits - il avait une « bonne tête de dromadaire- ont été prêtés au rebbe de L'Ami Fritz ».

Quid de l'attitude d'Erckmann ? Richard Neher a écrit : « Avec d'autres historiens, Schoumacher pense qu'il faut en appeler à la sympathie que les auteurs du 18ème siècle avaient témoignée aux juifs et à leurs souffrances, sœurs de celles des calvinistes au cours des siècles. Certes Erckmann était calviniste, Chatrian, catholique. Cependant l'argument religieux est spécieux et infirmé tant par l'hostilité longtemps marquée aux juifs par Genève, le berceau du calvinisme, que par la charité agissante que leur prodiguait, au spectacle de leurs souffrances, une large partie de la catholicité. (...) Certainement aussi Erckmann suivait-il l'enseignement des philosophes du 18ème siècle, exactement comme Chatrian, jacobin dans la même mesure qu'Erckmann, s'il ne l'était pas davantage. Il apparaît dès lors que les mobiles invoqués ne sont pas des preuves et peuvent tout au plus servir à fonder des interprétations ou des hypothèses préconçues. Par objectivité historique, il est préférable de renoncer à des tentatives de ce genre et de conclure que l'antipathie de Chatrian et la sympathie d'Erckmann à l'égard des juifs étaient du domaine de la psychologie individuelle, et plus justement peut-être, du pur ressort de la psychologie créatrice en ce qui concerne Erckmann ».

Richard Neher s’est attaché à la figure du rabbin décrite par Erckmann : « Si Erckmann a composé son rebbe en ajoutant aux traits de son ami Nathan Sichel la figure d'un vieux rabbin, c'est que dans son enfance, il avait vu le vieux juif de Phalsbourg, c'est qu'il s'était senti exister avec et en lui, c'est que, comme son Fritz Kobus, il l'aimait beaucoup, le vieux, qu'il s'appelât David, Meyer ou Moïse. « Il l'aimait, lit-on dans L'Ami Fritz, pour l'avoir vu dès son enfance assis du matin au soir, chez le juge de paix, son respectable père [le père d'Erckmann était, en réalité libraire] pour l'avoir entendu nasiller, discuter et crier autour de son berceau pour avoir sauté sur ses vieilles cuisses maigres, en lui tirant la barbiche, pour avoir appris le yiddish de sa propre bouche, pour s'être amusé dans la cour de la vieille synagogue, et enfin pour avoir dîné tout petit dans la tente de feuillage que David Sichel dressait devant lui, comme tous les fils d'Israël, au jour de la fête des Tabernacles. Tous ces souvenirs se mêlaient et se confondaient dans l'esprit de Fritz avec les plus beaux jours de son enfance. C'est ce qui a permis à Erckmann d'évoquer avec une force exceptionnelle la vie du vieux juif alsacien et son profil de « vieux rebbe, avec son chapeau râpé penché sur le derrière de la tête, son bonnet de coton noir tiré sur la nuque, sa vieille capote verte, au grand collet graisseux remontant jusque par-dessus les oreilles, son nez crochu barbouillé de tabac, sa barbiche grise, ses longues jambes maigres, revêtues de bas noirs formant de larges plis, comme autour de manches à balais... »

Richard Neher poursuit en évoquant un autre roman des deux auteurs : « Tant l'imagination de l'écrivain s'alimentait aux sources de l'enfance, du monde qui environnait son berceau déjà, qu'il ne lui a pas suffi du rebbe et que dans Le Blocus, malgré Chatrian et sans considération du succès de la vente du livre, est apparue pour la seconde fois la figure du vieux juif alsacien. Si les deux personnages, Sichel et Moïse, tant par le vaste espace qu'ils occupent dans l'œuvre que par leur vitalité, sont des cas uniques en littérature, cela doit provenir du fait que de tous les écrivains non-juifs de grand talent que nous avons nommés, Erckmann était sans doute le seul, l'unique à avoir eu, dans son enfance, connaissance du Juif. Connaissance non pas dans l'acception courante, car il serait évidemment ridicule de prétendre que d'autres n'aient pas, dans leur enfance, aperçu ou même fréquenté des juifs, mais cette connaissance par quoi la Bible désigne ce qu'il y a de plus élevé en éthique : le sentiment d'appartenance, d'engagement qui unit les êtres humains. »

Richard Neher souligne la figure du Juif âgé fréquente dans les œuvres d’Erckmann : « Voilà pourquoi le juif qu'on rencontre immédiatement dans l'œuvre d'Erckmann est presque toujours vieux. Ce sont les vieux qu'il a connus, c'est avec eux qu'il s'est senti exister. « A tous les soupiraux apparaissaient des têtes branlantes, des bouches édentées, des nez et des mentons en carnaval ; on aurait dit que ces gens [de la rue des Juifs, où déambule Fritz] arrivaient de Ninive, de Babylone, ou qu'ils étaient réchappés de la captivité d'Egypte, tant ils paraissaient vieux. » Les jeunes, les femmes et les enfants n'ont - chose frappante dans Le Blocus - de personnalité que par les liens qui les rattachent au patriarche. Et c'est sans doute pourquoi Erckmann a procédé là à ce que Schoumacher considère comme une infraction à la règle générale qui veut que dans le roman d'Erckmann-Chatrian la famille soit presque toujours absente ou, au moins, au second plan. « Dans Le Blocus seulement, dit Schoumacher, nous voyons une famille heureuse et unie, mais c'est une famille juive. Prétexte à la description de mœurs particulières plutôt qu'à l'exposition de rapports familiaux. »

Richard Neher approfondit son analyse : « Mais comment dans la sincérité de ses souvenirs, Erckmann aurait-il pu éluder la description de ces « mœurs particulières » qui se mêlaient et se confondaient avec les plus beaux jours de son enfance? C'est avant tout cette remarque de Schoumacher qui m'a incité à penser que l'exégèse traditionnelle du juif chez Erckmann-Chatrian fait absolument fausse route. C'est parce qu'on voit communément dans le juif un prétexte au pittoresque, analogue au « Zigeiner », au bohémien (qui lui aussi a sa réalité, mais plus liminaire), qu'on en arrive à négliger les démonstrations les plus tangibles chez Erckmann d'une vision d'ensemble et conforme au processus aperceptif de l'enfant. Il n'est que de noter les délicates mais nettes variations qu'il manifeste dans son jugement sur la religion juive, selon le personnage qu'il est en voie d'évoquer. « A l'époque de l'adjudication des grands travaux, écrit-il dans Maître Daniel Rock, ce fut Elias qui se présenta le premier sur le terrain, et qui se rendit adjudicataire des plus beaux lots : ponts, aqueducs, conduits, souterrain; il happait tout et s'entendait à tout... mais que voulez-vous? l'âme d'Abraham, d'Isaac et de Jacob habitait en lui.. le Seigneur aimait sa famille : c'est à l'un de ses grands-pères qu'il avait conseillé d'enlever les vases d'or de Pharaon pour se dédommager des oignons d'Egypte. »

« Qu'on compare à cet encontre comment Erckmann, par le truchement de Fritz, émet semblable opinion voltairienne au sujet de l'élection d'Israël mais vis-à-vis de Sichel cette fois :
« - Ah ! C’est toi, Schaude (fou) ! dit le vieux rabbin... tu es content de me voir?
- Oui, c'est toujours avec un nouveau plaisir que je te revois, fit Kobus en riant ; c'est un grand plaisir pour moi, de me trouver en face d'un véritable croyant, d'un petit-fils du vertueux Jacob qui dépouilla son frère...
- Halte ! s'écria le rebbe halte ! Tes plaisanteries sur ce chapitre ne peuvent aller. Tu es un épicaures sans foi ni loi. C'est très mauvais de ta part de m'attaquer sur des choses où j'aurais en quelque sorte honte de me défendre; envoie-moi plutôt le curé. »
Il faut rapprocher de cette scène, cette autre de L'Ami Fritz où, après l'arrivée des cigognes, David Sichel étant aussi entré au « Grand Cerf » [l'auberge de la ville], Fritz, pour se moquer de lui, se mit à soutenir que les juifs avaient l'habitude de tuer les cigognes et de les manger à la Pâque avec l'agneau Pascal. Cette explication exaspéra tellement le vieux rabbin qu'il déclara que Kobus méritait d'être pendu. A la suite de quoi on réconcilia sur le champ les deux vieux amis, et le vieux rabbin, pleurait, disant : « Que sans le défaut qu'il avait de rire à tort et à travers Kobus serait le meilleur homme du monde », et Fritz pensait : « Ce pauvre rebbe David est-il honnête dans sa croyance ! » L'opposition entre ces pages de Daniel Rock et de L'Ami Fritz est béante. D'un coté l'ironie froide et cinglante, de l'autre le badinage piquant et innocent. La pierre de touche est dans l'interlocuteur : Elias Bloum engendre l'hostilité, le rebbe est finement ménagé. L'abstraction est surajoutée : Elias n'a ni foi ni droiture, le rebbe est honnête dans sa croyance. La fraîcheur et la spontanéité originelles de pareilles réactions divergentes - qu'on retrouve tout au long de l'œuvre - sont la véritable marque du génie d'Erckmann.

Richard Neher précise : « Il en résulte l'impression hallucinante d'une réalité fidèle jusque dans les moindres détails. Nulle trace de la convention grossière pas plus d'ailleurs que de la transfiguration schématique. L'épisode du serment more judaico, fresque grandiose de l'accomplissement d'un acte qui est « l'un des plus saints, des plus sacrés », de la religion juive, aurait très bien pu, dans la conception politique libérale d'Erckmann, conduire à la digression philosophique. En fait il amène une nouvelle querelle et une nouvelle réconciliation entre Fritz et Sichel ».

Richard Neher : « On ne trouve, sous la plume d'Erckmann, l'emploi ni du grotesque, ni du difforme, rien de cette superbe négligence qui a déterminé trop d'auteurs à représenter le juif comme une sorte de Quasimodo de l'argent. Dans la rue des Juifs, les eaux de ménage suintent le long des murs et, « pour dire la vérité », cela ne sent pas très bon. Mais le jour de Sabbath, selon l'habitude, les vieux époux juifs se promènent bras-dessus, bras-dessous, comme de jeunes amoureux, pour faire le tour de la ville, et chaque fois David dit à sa femme : « Sourlé, quand je vois cette verdure, ces blés qui se balancent et cette rivière qui coule lentement, cela me rend jeune, il me semble encore te promener comme à vingt ans et je loue le Seigneur de ses grâces. » Alors la bonne vieille est heureuse, car le mari parle « sincèrement et sans flatterie ». (…) Ce sont les mots dont Erckmann use pour décrire le fond du caractère de son rebbe : sincèrement et sans flatterie. Ils s'appliquent à sa propre œuvre, à ces trafiquants trop ingénieux du Docteur Matheus et de Daniel Rock, ces Samuel et Judas d'Imling, des Deux Frères, enchérissant, le bâton de boucher pendu au poignet par un cordon de cuir et la petite casquette plate sur les yeux. Sincèrement et sans flatterie, ce Moïse qui rempli d'une candide fureur en appelle bonnement à la force militaire - le plus beau c'est qu'il l'obtient - et grâce à elle, reprend aux cosaques ses précieuses pipes d'alcool de Pézénas qu'il revendra aux soldats avec de jolis bénéfices. »

Richard Neher évoque le folklore judéo-alsacien : « Réalité fidèle de la reconstruction créatrice jusque dans les moindres nuances de la psychologie, des rites, des us, des coutumes, du patois et du costume. On examinera utilement, à cet égard, la ressemblance entre les personnages d'Erckmann et ceux du folklore judéo-alsacien tels qu'on les voit chez Weil, Stauben, Meiss, Cahun, dans les dessins d'Alphonse Lévy et aussi dans les contes de mon père. Aujourd'hui encore on s'accorde à trouver dans l'œuvre d'Erckmann-Chatrian la physionomie de l'Alsace. Il est injuste de minimiser l'importance de l'élément juif dans cet ensemble didactique, d'autant que c'est, à travers Erckmann-Chatrian que s'est conservée l'Alsace dans la mémoire de la France après 1870. Il serait vain et absurde de dire que l'œuvre d'Erckmann-Chatrian plaide toujours pour le juif. La question est autre, car, encore une fois, ce qui est essentiel, c'est tout simplement la circonstance que les juifs sont là, qu'ils ont une participation au monde de l'écrivain, présence aussi aisée que les images les plus familières dans des souvenir d’enfance. »

Richard Neher déplore que cette œuvre littéraire soit si peu utilisée dans la lutte contre l’antisémitisme : « Il est étonnant que les organismes juifs chargés de lutter contre l'antisémitisme, aient si peu recours à une œuvre qui ne peut paraître surannée que moyennant une lecture superficielle. II est étrange qu'au lieu de tendre en référé à la défense des projections cinématographiques d'Olivier Twist, on n'ait pas entrepris de faire rejouer, si on voulait en le modernisant, le film sur L'Ami Fritz que j'ai vu tourner en Alsace peu après la guerre. Mais là non plus n'est pas la question. Dans l'œuvre d'Erckmann, le juif est un être. La valeur concrète qui lui est conférée, apporte un démenti à la légitimité du silence qui, ailleurs, s'est fait sur lui. Dans l'œuvre d'Erckmann, le juif existe. Les nombreux détails, dont sa représentation est assortie, assurent son authenticité, jalonnent sa place dans le jeu du devenir. Enfin, dans l'œuvre d'Erckmann, le juif, avec tous ses défauts et toutes ses qualités, a une réalité propre dans le temps même qu'elle se confond, sur le plan humain, avec celle de son prochain, non juif. Ainsi perçu, il va, point toujours égal, ni dans le ridicule ni dans le sublime, cheminant dans son moment, témoin d'un passé et héraut d'un avenir, arrangeant des mariages, aimant le poisson, étudiant la loi, les prophètes et le Talmud, se fâchant contre l'« épicaures » rebelle au Commandement et se réconciliant avec lui selon la prescription d'amour du Lévitique. »


« L’ami Fritz » par Jacques de Baroncelli
France, 1933,
Image : Louis Chaix, Marius Roger
Musique : Roland Manuel
Production : Les Films Artistiques Français
Producteur/-trice : Aimé Frapin
Décorateur : Jean D’Eaubonne
Acteurs : Madeleine Guitty, Lucien Duboscq, Simone Bourday, Jacques de Féraudy, Charles Lamy, Carjol, Jean Coquelin
Auteurs : Alexandre Chatrian, Emile Erckmann
Sur Arte le 10 mai 2018 à 0 h 35

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Les citations sont d'Arte.

1 commentaire:

  1. bonjour
    mercis pour cette mise en ligne d'informations qui manquent "cruellement" sur le site d'ARTE
    Pc

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