mardi 30 janvier 2024

« Théophile-Alexandre Steinlen (1859-1923). L'exposition du centenaire »

Le Musée de Montmartre Jardins Renoir présente « Théophile-Alexandre Steinlen (1859-1923). L'exposition du centenaire ». Affichiste,  ce peintre, graveur, illustrateur pour livre et journaux - Gil Blas illustré, L'Assiette au Beurre, Le Rire, Les Hommes d'aujourd'hui, Les Humoristes, Les Temps nouveaux -, ainsi que sculpteur suisse, naturalisé français en 1901, était un anarchiste, dreyfusard, fidèle du cabaret Le Chat noir. Il a vécu et travaillé sur la Butte Montmartre dès son arrivée à Paris en 1881.

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« À quoi bon prêcher ? Il faut agir.
Le monde ne va pas ainsi qu’il devrait aller. »
Théophile-Alexandre Steinlen, propos rapportés par Adolphe Brisson, « Promenades et visites. M. Steinlen, peintre et ami du peuple », Le Temps, 23 novembre 1898, 38e année, no 13685, p. 2-3.


« À l’occasion du centenaire de sa disparition, le Musée de Montmartre rend hommage à Théophile-Alexandre Steinlen, cet artiste inclassable et protéiforme qui – jouant comme un chat, entre dessin, gravure, peinture et sculpture – n’appartient qu’à une seule école : celle de la liberté. Originaire de Lausanne, en Suisse, Steinlen s’établit dès son arrivée en 1881 à Montmartre qu’il habite et arpente sans relâche jusqu’à sa mort en 1923. En signant l’affiche iconique La Tournée du Chat Noir, il est irrévocablement associé au Montmartre bohème et anarchiste de la fin du XIXe siècle, et considéré comme l’un des les plus fidèles témoins de l’histoire et de l’atmosphère de la Butte », ont indiqué Geneviève Rossillon, Présidente du Musée de Montmartre, et Fanny de Lépinau, directrice du musée de Montmartre.

Et ces deux dirigeantes de poursuivre : « Porté par des idées de justice et d’égalité universelles, Steinlen rêve un monde meilleur et espère l’avènement d’une société nouvelle. Avec ferveur et éloquence, humour et gravité, ironie et tendresse, l’artiste n’a de cesse d’utiliser son crayon pour faire valoir la revendication politique et sociale de son temps. Son oeuvre extrêmement prolifique et multiforme est engagée au service du peuple, son principal sujet : « Tout vient du peuple, tout sort du peuple et nous ne sommes que ses porte-voix », écrit-il. Avec le concours de la Société d’histoire et d’archéologie des 9e et 18e arrondissements de Paris « Le Vieux Montmartre », du musée d’Orsay et de l’Association des amis du Petit Palais de Genève, l’exposition donne un aperçu de l’oeuvre essentiellement militant, humaniste et plein d’espoir d’un artiste qui croit en la mission sociale et politique de l’art. »


PARCOURS

I. Montmartre et le chat noir
« Mon fils, je te baptise citoyen de Montmartre », Aristide Bruant à Steinlen. Propos rapportés par Adolphe Brisson, 1898

« Dès son arrivée à Paris en 1881, Steinlen s’établit à Montmartre. Il y découvre la vie artistique et de bohème de la Butte. Le peintre Adolphe Willette, et avec qui il reste ami toute sa vie, lui fait découvrir les hauts-lieux du quartier, et notamment ses fameux cafés et cabarets. Parmi eux, il fréquente assidûment Le Chat Noir où il collabore avec des personnalités artistiques diverses : Henri Rivière, George Auriol, Jehan Rictus, Camille de Sainte-Croix… Acteur majeur de ce cercle aux tendances anarchistes, Steinlen devient l’un des dessinateurs les plus actifs de la revue Le Chat Noir et livre des œuvres de grand décor pour le lieu – notamment son allégorique Apothéose des Chats (1885). »

« À travers des œuvres restituant l’ambiance des lieux, il contribue à véhiculer l’« esprit montmartrois » caractérisé par l’humour et l’anticonformisme. Il y forge également les idées artistiques et sociales qui fondent son oeuvre : refus des hiérarchies entre les techniques et les sujets, liberté et égalité universelles. »

« Dans ce tableau, Steinlen met en scène un sabbat burlesques, où la vénération du chat noir a remplacé la vénération de Satan et où les chats se passent de sorcières – à moins qu’ils n’en soient l’incarnation, d’après la vieille légende selon laquelle les sorcières se transformaient en chats la nuit. Le peuple de chats semble fomenter la révolution depuis les toits de Montmartre. Ils sont menés par leur idole dont la silhouette se détache sur la pleine lune, telle la figure d’un saint entouré de son nimbe de gloire. »

Illustrations de presse
« Steinlen compte parmi les dessinateurs de presse les plus prolifiques de la fin du XIXe siècle. Dans le contexte de l’essor des périodiques illustrés entrainé par la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, il gagne principalement sa vie comme illustrateur. Au cours de sa carrière, il exécute des dessins pour une vingtaine de revues françaises et internationales. Il laisse ainsi plusieurs milliers de dessins ; pour le seul Gil Blas illustré, entre 1891 et 1900, il en réalise 703. Il est le principal illustrateur du Mirliton, journal associé au cabaret fondé par Aristide Bruant. Entraîné dans les faubourgs par ce dernier, Steinlen met en scène le peuple des rues mais aussi la société de spectacles du XIXe siècle, sur un ton humoristique, ironique et parfois grave. »

Les chats
« Dès ses débuts artistiques, Steinlen ne cesse de représenter l’animal auquel il est encore associé aujourd’hui : le chat. Il dessine, peint ou sculpte des chats de toutes sortes et dans toutes leurs attitudes ; il joue du symbolisme attribué à l’animal, emblème de la bohème artistique et créature associée à la sorcellerie. À travers ses représentations, toujours naturalistes, Steinlen revalorise la figure du chat et brouille les frontières entre homme et animal. Les chats sont mis en scène dans des histoires burlesques à la fin souvent tragique. L’artiste renverse les hiérarchies : « [Les bêtes] ne valent-elles pas mieux que les gens ? ».


II. Le porte-voix du peuple
« Tout vient du peuple, tout sort du peuple et nous ne sommes que ses porte-voix… »
Pensées autographes de Steinlen

« Dans le contexte des années 1890, des grands mouvements sociaux de la Troisième république, du scandale de Panama, de l’Affaire Dreyfus et de la montée en puissance des mouvements socialistes et anarchistes, Steinlen prend ses distances avec le Chat Noir. Il travaille avec des personnalités et organes de presse aux positions radicales, sans pour autant s’attacher clairement à un parti politique.

Méfiant envers toutes les chapelles, Steinlen croit en la mission sociale et politique de l’art, comme voie et voix vers un monde meilleur. Tout au long de sa carrière, il s’engage au service du peuple. Son arme est son crayon : il l’utilise pour railler et dénoncer les pouvoirs politiques, religieux et bourgeois, considérés comme les tyrans modernes. À travers des œuvres allégoriques de la Révolution populaire – Le Cri du Peuple (1903) et Le Petit Sou (vers 1900) – ou des compositions naturalistes, Steinlen dénonce la misère sociale, les conditions de vie du petit peuple et toutes les formes d’oppression. »

Dans la rue
« Dans la lignée des artistes réalistes, tels que Daumier, Grandville ou Balzac, Steinlen réalise une véritable typologie des travailleurs. Paysans, blanchisseuses, porteuses de pain, terrassiers, charretiers, mineurs, trieuses de charbon… sont représentés avec vérité dans leur milieu de manière naturaliste et synthétique. Marqué dès sa jeunesse par les idées de Zola, l’artiste se rend sur le terrain pour y prendre des notes et mieux saisir les physionomies, attitudes et habitudes des travailleurs dans leur milieu. Il visite ainsi les mines de Courrières en 1906, lors du drame qui conduit plus d’un millier de mineurs à la mort, pour observer les travailleurs. Il se fait le témoin de la vie populaire contemporaine. »

« Dans une composition allégorique héritée de La Liberté guidant le peuple de Delacroix, Steinlen met en scène la libération du peuple, dont toutes les générations sont représentées au sein d’une foule anonyme. En arrière-plan, l’artiste évoque les anciens tyrans – militaires, bourgeois et religieux – qui défendent la citadelle inspirée de la basilique du Sacré Cœur et le Veau d’or. À plusieurs reprises dans ses œuvres, Steinlen utilise ce symbole pour dénoncer la cupidité et l’idolâtrie des élites contemporaines. »

La femme sans nom
« Parmi les métiers de la rue représentés par Steinlen, la figure de la prostituée tient l’un des premiers rôles. La multiplicité et l’ambiguïté du statut de ces « femmes sans nom » ont fait d’elles un sujet de prédilection des écrivains et artistes dans la seconde moitié du XIXe et le début du XXe siècles. Steinlen porte principalement son intérêt sur les femmes des bas-fonds, dont le statut est sans mystère comme La Pierreuse, mais aussi sur les promeneuses, les midinettes et les trottins qu’il associe par des détails discrets à l’univers de la prostitution ou de la galanterie. S’il montre ces femmes de façon stéréotypée proche d’un « type », il adopte à d’autres occasions un point de vue documentaire pour rapporter leur déchéance et leurs dures conditions de vie. Sortant du fantasme et privilégiant un regard social, Steinlen relate ainsi la violente répression subie par ces femmes, de la rafle à leur emprisonnement à la prison de Saint-Lazare. Il visite la prison en 1895 et y réalise, à travers ses dessins, un véritable reportage. »

« Steinlen a réalisé une série de croquis sur le vif dans la prison de femmes de Saint-Lazare où il mène une véritable enquête de terrain. Ces dessins sont une source documentaire importante. Ils ont été publiés en 1930 avec un texte de Jacques Dyssord édité par Eugène Rey dans lequel il témoigne de la maltraitance de ces femmes. Les dessins montrent les dortoirs, le réfectoire, le passage de la correction, des ateliers de travail de couture, des croquis des prisonnières. »

III. Renouveler l’art et la société
« J’ai rompu en fait avec le « Chat Noir » […], je vise ailleurs et plus haut – c’est un sacrifice nécessaire […] »

Steinlen, Lettre à sa mère, 18 août 1887, Archives Steinlen
« Établi par ses contemporains comme un dessinateur de presse et un affichiste autodidacte de talent, Steinlen est encore aujourd’hui reconnu comme tel par le grand public. Si la tentation d’en faire un artiste bohème et sans référence est grande, une telle réception de son oeuvre serait limitée face à la réalité de ses ambitions. Dès 1883, Steinlen cherche à s’insérer dans la sphère artistique officielle et à s’imposer en tant que peintre. Bien que cette entreprise ait encore relativement échoué dans les années 1890, les années 1900 marquent un tournant. Il participe à des salons et expositions de beaux-arts, donnant à voir cette facette de peintre et sculpteur moins connue que celle du prolifique maître des arts graphiques et arts du multiple, encore considérés comme arts mineurs. »

« Marqué par un but », il s’inscrit à la suite des maîtres et de la tradition et se confronte aux « grands genres », en particulier la peinture d’Histoire, le nu, le paysage et la nature morte. » 

« Il souhaite ainsi devenir une sorte de classique de son temps, dont les œuvres dialoguent avec l’histoire de l’art, non sans une certaine ironie. »

« Ces œuvres sont à comprendre dans la continuité de ses travaux d’illustration portés par le même le regard humaniste qui appelle au renouvellement politique et social de la société. »

Une religion nouvelle
« Ouvertement anticlérical, Steinlen réutilise dans plusieurs de ses œuvres une iconographie religieuse qu’il détourne. Comme ses contemporains naturalistes, il reprend de manière ironique les codes traditionnels liés à la représentation du Christ afin d’attaquer l’Église catholique. Dans le tableau L’Apôtre ou encore L’Intrus, le nouveau messie chargé de guider le prolétariat revêt des allures christiques. Symboliquement, cette figure consacre les travailleurs comme martyrs de la société moderne, dans le contexte de leur exploitation dans la société industrielle capitaliste et des grandes grèves ouvrières de la première décennie du XXe siècle. »

« Steinlen écrit sur L’Intrus à son acheteur Monsieur Heidé le 20 mars 1905 : « J’ai tenu à faire comprendre d’un coup d’œil la discordance absolue qui existe entre l’Église actuelle et l’évangélisme initial. J’ai mis en face l’un de l’autre « un prince de l’Église » crossé, mitré et doré avec son entourage de bedeaux, prêtres, sacristains, suisse (image du « bras séculier ») et, accompagné de ceux qu’il aimait – les pauvres, les déshérités, les enfants –, Celui qui n’avait pas une pierre pour reposer sa tête et qui serait considéré comme un intrus (c’est le titre que j’ai donné au tableau) par les marchands du temple contemporains. »

Le paysage
« Part moins connue de sa production, Steinlen pratique pourtant le genre du paysage tout au long de sa carrière. Dans des compositions aux couleurs souvent sombres et à l’horizon dessiné haut – comme dans les estampes japonaises – il donne une vision poétique de la campagne, souvent isolée et inoccupée, image d’un ailleurs désiré. »

« Seul un vagabond, figure particulièrement symbolique pour Steinlen et à laquelle il est souvent comparé, arpente parfois ces paysages déserts. Vagabonds, migrants, travailleurs saisonniers sur les chemins apparaissent comme des doubles de l’artiste, marginal en quête d’une terre promise. Les personnages errants, minuscules dans l’immensité de la nature, sont aussi une métaphore de la finitude de la condition humaine. »

La guerre
« Dès 1914, Steinlen se rend aux environs de Soissons pour documenter la guerre, sur le terrain. »
« L’année suivante, il va dans les tranchées de la Somme, au plus près des combats. En 1917, il obtient l’autorisation de dessiner à Châlons-en-Champagne, dans le cadre des Missions artistiques aux armées. Il réalise des centaines d’œuvres – dessins, lithographies, eaux- fortes et peintures – qui dénoncent la violence de la Grande Guerre. »
« Malgré sa présence en reporter et témoin auprès des soldats, il s’intéresse davantage aux conséquences du conflit sur la population civile : la mobilisation, l’attente, l’exode, le deuil. Il montre les souffrances du peuple en prise avec une guerre absurde qui brise les espoirs vers une société nouvelle et meilleure. Dans la lignée de Goya, il représente, surtout de manière graphique, les désastres de la guerre. Son réalisme a une portée universelle.

Le nu
« Avec le genre académique du nu, qu’il pratique tout au long de sa carrière, Steinlen quitte la rue et présente des scènes d’intimité, rares chez l’artiste. Toutefois, le statut de ces femmes souvent anonymes affairées à leur toilette est encore trouble dans cette série. Comme Edgar Degas, Suzanne Valadon et Henri de Toulouse-Lautrec entre autres, Steinlen ne cherche pas à idéaliser ses modèles et montre la nudité de manière réaliste, dans toute sa crudité. Il reprend les motifs consacrés des femmes plus dénudées que nues ou à leur toilette, avec les bas et le tub, associés à l’univers de la prostitution. La sensualité de ces nus est renforcée par les lignes souples et les formes synthétiques, caractéristiques du style graphique de l’artiste. »

« Dans plusieurs compositions et notamment à la fin de sa carrière, Steinlen adopte un style plus classique notamment dans sa série des baigneuses. Reprenant l’iconographie traditionnelle des femmes aux bains inscrites dans une nature foisonnante et la problématique plastique de l’inscription des nus dans le paysage, il représente ici une Arcadie. Cette vision qui mêle les nus contemporains aux souvenirs classiques rejoint un leitmotiv de la peinture contemporaine, de Cézanne à Renoir. »

Masseïda
« Après la mort de son épouse Émilie en 1910, Steinlen engage en tant que gouvernante Masseïda, une femme d’origine Bambara, d’Afrique de l’Ouest. Rapidement, elle devient son modèle et pose à de nombreuses reprises pour lui. Dans ces œuvres, Steinlen interroge les notions d’exotisme et de primitivisme, en lien avec le contexte de la colonisation, en détournant non sans ironie les codes de représentation traditionnels. Avec sa « Vénus noire », il reprend le thème classique de l’odalisque, femme extra-européenne alanguie et sujet des fantasmes des hommes occidentaux, dialogue avec Olympia de Manet et les nus des îles océaniennes de Gauguin. »

« Dans une série de portraits d’une simplicité magistrale, Steinlen représente également Masseïda pour elle-même sans l’érotiser. Ces dessins témoignent d’une part de sa capacité à fixer les expressions et l’âme de ses sujets, et d’autre part de la relation de respect maintenue entre l’artiste et son modèle, à qui il lègue de nombreuses œuvres à son décès.

« Steinlen rencontre Masséida (de nom inconnu) par l’intermédiaire de Forain. Ce dernier se comporte mal avec elle et Steinlen la prend alors sous sa protection. C’était une femme d’origine Bambara, venant d’Afrique de l’Ouest, qui a trente ans de moins que le peintre. »

« Avec Colette, elle tient la maison, gère le budget, et elle est aussi modèle pour le peintre. Il la représente de manière très variée ; on la voit en odalisque féline et exotique, ou en portrait réaliste resserré sur son beau visage. Steinlen lui lègue en héritage une partie de son fonds d’atelier. Elle meurt prématurément, à l’âge de 40 ans. »

Questions à la commissaire Leïla Jarbouai
conservatrice en chef, arts graphiques et peintures du musée d’Orsay

« Qu’est-ce qui explique qu’on ne connaisse finalement si peu l’oeuvre de Théophile-Alexandre Steinlen malgré un oeuvre si foisonnante ?
On connaît certains aspects de l’oeuvre de Steinlen sans savoir que c’est du Steinlen : par exemple, l’affiche du chat noir est une image toujours très populaire et devenue l’une des icônes de l’art de la fin du XIXe siècle à Paris. Ses chats allongés sont aussi largement reproduits et diffusés, mais sans que l’on sache nécessairement qu’ils proviennent de lithographies et de peintures de Steinlen.

C’est peut-être justement parce que son oeuvre est foisonnante et qu’on le connaît peu : on ne peut pas enfermer Steinlen dans une étiquette, dans un style, ni même le rattacher à une école ou un mouvement artistique.
Il est inclassable. C’est aussi un artiste qui a été très prolifique dans le domaine graphique et donc peu visible dans les musées en raison de la fragilité des productions sur papier.

Comment expliquez-vous alors le succès de l’affiche de la tournée du Chat noir et son caractère iconique ?
Steinlen est parvenu à créer une image très forte, qui intrigue, avec des moyens simples. Il détourne l’imagerie religieuse des saints, ancrée dans la culture occidentale et la superpose à celle de la sorcellerie à laquelle est associé le chat noir. Il crée cette frontalité du regard de l’animal qui interpelle le spectateur, et réussit à transmettre cette ambiance de vie nocturne symbolique du Montmartre fin de siècle. Le chat est par ailleurs un animal familier très populaire dans l’iconographie depuis le XIXe siècle et a cette particularité de toucher un public très vaste, en raison de toutes les ambivalences qu’il incarne (proie/ prédateur, familier/ étrange, domestique/indépendant, etc.).

Steinlen utilise de multiples techniques (le dessin, la peinture, la sculpture, la gravure…) et explore différents mouvements (naturalisme, réalisme, symbolisme…). Comment avez-vous pensé ce parcours d’expo autour d’une figure aussi inclassable ?
Nous avons pensé le parcours en fonction de l’espace car une exposition est un discours qui se déploie dans un espace spécifique. Au musée de Montmartre la donnée essentielle est la répartition de l’exposition sur deux étages, de superficies inégales, avec des salles aux dimensions prédéfinies, aux cimaises qui ne peuvent être modifiées. Nous avons conçu un parcours de manière générale chrono-thématique, en partant de l’attendu, le Steinlen étroitement associé à l’histoire du Montmartre fin de siècle, jusqu’à la part moins connue, développée à l’étage, celle du peintre qui se confronte aux genres classiques. Le fil conducteur est l’engagement social de Steinlen par son oeuvre. Peintures et œuvres graphiques sont exposées ensembles dans les diverses sections car l’artiste les produisait simultanément.

L’artiste montre un oeuvre profondément engagé, comment expliquez-vous qu’il reste paradoxalement en dehors d’une quelconque affiliation politique ?
Son engagement est au service de la liberté, qu’il applique à lui-même, en refusant toute chaîne, toute affiliation.

Selon vous, quelle oeuvre présentée dans l’exposition est la plus représentative de son engagement envers le peuple ? Dans quelle mesure Steinlen est-il proche du milieu des marginaux et des travailleurs qu’il représente ?
S’il ne fallait citer qu’une seule oeuvre à ce sujet, je parlerai des Trieuses de charbon, peinture prêtée par le musée d’Orsay. Steinlen représente des ouvrières des mines, qui travaillent dans l’exploitation du charbon, alors en plein essor et source de la modernité industrielle, de progrès techniques mais aussi de ruptures sociales violentes. Il traite un sujet contemporain, encore peu traité dans la peinture. Il représente les ouvrières en groupe, luttant contre le vent et le froid.
Cette intrusion des éléments naturels donne une dimension tragique à la scène, et en même temps le choix de la représentation en groupe a une dimension politique car ces ouvrières, unies, solidaires, pourraient constituer une force menaçante si elles se révoltaient.
Cette oeuvre entre en écho avec Germinal de Zola, auteur que Steinlen appréciait beaucoup. »

Steinlen à Montmartre

« Arrivé à Paris en 1881, Steinlen s’installe durablement à Montmartre. Toujours fidèle à ce quartier, il y trouve les sujets de ses œuvres et aime se mêler à sa population ouvrière et bohème. Mais, en homme casanier, c’est avant tout au milieu des chats qu’il vit. Dès 1883, son logement de la rue des Abbesses est assailli par les félins. »

En 1894, Steinlen déménage avec sa famille au 58, rue Caulaincourt, dans une maison cossue avec jardin et y installe son atelier au rez-de-chaussée. Bien vite, le logement prend des allures de véritable ménagerie occupée par des pigeons, des paons, un singe et même un crocodile appelé Gustave. Une quinzaine de chats errants de toutes races campent également dans les lieux. Steinlen vit, dessine et peint entouré de ces félins, qu’il prend volontiers pour modèles.

Sa passion pour cet animal est d’ailleurs à l’origine du surnom donné à cette maison : The Cat’s Cottage ou The Cat’s Villa.

Deux ans plus tard, Steinlen déménage au 73, rue Caulaincourt.

Des travaux d’aménagement y sont réalisés pendant plus de 10 ans, ce qui conduit l’artiste à louer en parallèle l’ancien atelier de Toulouse-Lautrec au 21, rue Caulaincourt. Il quitte temporairement Montmartre entre 1906 et 1909 pour le quartier des Ternes dans le XVIIe arrondissement.

S’ennuyant profondément loin de la Butte, il retourne finalement s’installer au 73, rue Caulaincourt, où il vit jusqu’à sa mort en 1923.

1 RUE DANCOURT
Logement de Steinlen lors de son arrivée à Paris en 1881.
2 2, RUE ARISTIDE-BRUANT
Résidence de Steinlen à partir de la fin d’année 1881.
3 84, BOULEVARD DE ROCHECHOUART
Première adresse du cabaret du Chat Noir, qui est remplacé par le cabaret Le Mirliton en 1886.
4 12, RUE LAVAL
(actuelle rue Victor-Massé)
Seconde adresse du cabaret du Chat Noir, qui y est installé à partir de 1886.
5 RUE DES ABBESSES
Steinlen s’y établit d’abord au numéro 14 puis au numéro 54 entre 1883 et 1894.
6 21, RUE CAULAINCOURT
Atelier de Steinlen, loué à la suite d’Henri de Toulouse-Lautrec.
7 58, RUE CAULAINCOURT
Maison de Steinlen, surnommée The Cat’s Cottage, qu’il occupe en 1894.
8 73, RUE CAULAINCOURT
Logement de Steinlen entre 1896 et 1906, puis de 1909 à 1923, où il y décède.
Durant toute la période, il loue un peu plus bas de la même rue un atelier précédemment occupé par Toulouse-Lautrec. »


CHRONOLOGIE
Théophile-Alexandre Steinlen (1859-1923)

« 1859
Le 10 novembre 1859, Théophile-Alexandre Steinlen naît en Suisse, à Lausanne.
Dès l’adolescence, il est sensibilisé aux idées politiques de gauche, à travers la lecture de Zola et les cours de Georges-François Renard, ancien communard. Il développe également un goût pour le dessin, pratique à laquelle son grand-père et son oncle dessinateurs l’ont familiarisé.

1881
Vers le mois de septembre, Steinlen gagne Paris pour y rejoindre Émilie Mey, sa future épouse. Il l’a rencontrée quelques mois plus tôt à Mulhouse, ville où il s’est formé au dessin d’ornement industriel. Ils s’installent ensemble à Montmartre.
À la fin d’année, Steinlen rencontre Adolphe Willette, peintre et illustrateur, qui devient son ami le plus proche. À ses côtés, il découvre le cabaret du Chat Noir, ouvert par Rodolphe Salis depuis novembre 1881. C’est à Montmartre qu’autodidacte, il s’engage sur la voie artistique.

1883
Steinlen collabore pour la première fois au journal Le Chat Noir, fondé par Salis et dont le premier numéro avait paru en janvier 1882. Il devient rapidement l’un des illustrateurs incontournables de la revue.

1885
Aristide Bruant, chansonnier montmartrois, ouvre son cabaret Le Mirliton dans l’ancien local occupé par le Chat Noir, déménagé au 12, rue de Laval. Parallèlement, Bruant lance une revue éponyme que Steinlen illustre presque exclusivement jusqu’en 1896.

1888
Le 11 décembre, naît sa fille Renée-Germaine, surnommée Colette.

1890
Autour de 1890, Steinlen devient membre de la Société des peintres et graveurs français et s’initie à l’affiche lithographique. Il réalise sa première affiche, Le Rêve, pour un ballet présenté par l’Académie nationale de Musique. Par la suite, il produit plusieurs centaines d’affiches promotionnelles et compte ainsi parmi les affichistes les plus prolifiques de la fin du XIXe siècle.

1891
Steinlen commence à travailler pour Gil Blas illustré, pour qui il fournit des dessins jusqu’en 1903.
Il adhère à la Société des artistes indépendants.

1893
Soucieux de « faire quelque chose […] de sérieux », Steinlen expose pour la première et dernière fois au Salon de la Société des Artistes indépendants.
Il livre également des dessins au Chambard socialiste, journal aux tendances radicales et anarchistes.

1894
Steinlen organise sa première exposition personnelle constituée de trois cents œuvres à la Galerie La Bodinière à Paris.

1895
Il épouse Emilie Mey, sa compagne de longue date et mère de Colette.
Cette année-là, il rencontre Émile Zola et Anatole France, dont il illustre plusieurs œuvres.

1896
Steinlen réalise l’affiche pour la Tournée du Chat Noir.
La même année, il collabore à la revue munichoise Simplicissimus.

1897
Il contribue à La Feuille, revue fondée par Zo d’Axa, journaliste anarchiste dont il est proche.

1901
Désormais naturalisé français, il se rend en Norvège aux côtés de Albert Langen, son ami et éditeur du Simplicissimus, et fréquente les cercles socialistes et syndicalistes norvégiens.

1903
Entre novembre et décembre, il organise sa seconde exposition personnelle à Paris. Il y présente autre autres cent tableaux, mettant à l’honneur son travail de peintre. Il réalise ses premiers essais de sculptures.

1905
Steinlen rencontre Maxime Gorki et réalise son portrait.
Il participe pour la première fois au Salon de la Société nationale des Beaux-arts.

1909
Il participe à plusieurs expositions notamment au Salon d’Automne et au Salon de la Société nationale des Beaux-arts.

1910
L’année 1910 est marquée par le décès de son épouse. Sa fille Colette se marie avec le chef-d ’orchestre Désiré-Emile Inghelbrecht.

1911
Steinlen fait la connaissance de Masseïda qui devient sa gouvernante et son modèle. Elle l’accompagne jusqu’à sa mort.

1913
Son ami de longue date, Ernest de Crauzat, publie l’ouvrage de référence Catalogue de l’œuvre gravé et lithographié de Steinlen.

1914-1918
Durant la Première Guerre mondiale, il réalise des dessins et estampes, parfois utilisés pour des affiches d’appel à la mobilisation nationale.
En 1917, ces œuvres sont présentées dans l’exposition « Steinlen. L’oeuvre de guerre », organisée à la Galerie La Boétie.
À cette occasion, l’État achète à l’artiste une série d’eaux- fortes.
Cette même année, Steinlen se rend sur le front avec les Missions artistiques aux armées.

1919
Il participe à l’exposition « Forain and Steinlen » à l’Arden Gallery de New York.

1920
Steinlen est nommé à la Royal Society of Painters-Etchers & Engravers de Londres.

1923
Il décède le 13 décembre au 73, rue Caulaincourt. Sa tombe est aujourd’hui visible au cimetière Saint-Vincent, dans le même quartier.

1924
Adolphe Willette appelle à la formation de la Société des Amis de Steinlen. Plusieurs personnalités publiques, notamment Anatole France, Jean Richepin, George Auriol, Henri Rivière, Eugène Delâtre, Lucien Descaves, s’associent à son initiative. Cette société finance plus tard la réalisation d’un groupe sculpté conçu par Paul Vannier en l’honneur de l’artiste. Inaugurée en 1936, la sculpture est située place Constantin-Pecqueur, au cœur de Montmartre. »


Du 13 octobre 2023 au 11 février 2024
12, rue Cortot – 75018 Paris
Tél. : 01 49 25 89 39
Tous les jours de 10h à 18h
Visuels :
Affiche 
Théophile-Alexandre Steinlen 
La rentrée du soir 1897 
huile sur toile
65 x 50 cm
Association des Amis du Petit Palais Genève

Théophile-Alexandre Steinlen,
Apothéose des chats
1905
Huile sur toile,
164,5 x 300 cm
© Studio Monique Bernaz, Genève

Théophile-Alexandre Steinlen
Le 14 juillet 1895
1895
 huile sur toile
 38 x46 cm 
Association des Amis du Petit Palais, Genève

Théophile-Alexandre Steinlen
Les Mineurs
1903 
huile sur toile 
65 x 50 cm 
Association des Amis du Petit Palais, Genève

Théophile-Alexandre Steinlen, 
Le cri des opprimés ou La Libératrice
1903
Huile sur toile, 114 x146 cm. 
Association, des Amis du Petit Palais, Genève
© Studio Monique Bernaz, Genève

Théophile-Alexandre Steinlen 
Détente
1912 
huile sur toile 151 x 151 cm 
Association des Amis du Petit Palais, Genève


« We could be heroes » de Raphaël Barontini

Le Centre des monuments nationaux (CMN) présente au Panthéon l’exposition de Raphaël Barontini « We could be heroes » (Nous pourrions être des héros). « Raphaël Barontini met en scène des figures héroïques de cette lutte contre l’esclavage, connues ou méconnues, ayant contribué à jouer un rôle marquant dans son abolition, et qui forment son « panthéon imaginaire ». Le contexte historique n'apparait pas, le rôle des Européens dans cette abolition est occulté, et la personnalité complexe de certains "héros" est omise.

« Esclaves blancs - maîtres musulmans » par Lisbeth Jessen 
« Les routes de l'esclavage » par Daniel Cattier, Juan Gélas et Fanny Glissant

« Le Centre des monuments nationaux invite l’artiste Raphaël Barontini pour une exposition carte blanche au Panthéon du 19 octobre 2023 au 11 février 2024 dans le cadre de son programme « un artiste, un monument » : We could be heroes. »

« Raphaël Barontini investit le Panthéon avec des œuvres évoquant l’histoire et la mémoire des combats contre l’esclavage. Dans le lieu de la mémoire républicaine, qui honore plusieurs personnalités ayant œuvré en faveur de l’abolition de l’esclavage, comme Condorcet, l’abbé Grégoire, Toussaint Louverture, Louis Delgrès ou Victor Schoelcher, Raphaël Barontini met en scène des figures héroïques de cette lutte contre l’esclavage, connues ou méconnues, ayant contribué à jouer un rôle marquant dans son abolition, et qui forment son « panthéon imaginaire ».

Aucun panneau ne présente le contexte historique des faits relatés et des personnes représentés. A gommer l'Histoire, on la rend inintelligible, on ne combat pas l'ignorance et on culpabilise la France, à partir d'œuvres souvent moches. Serait-ce le but ?

« L’exposition prend la forme d’une installation monumentale, composée de drapeaux, de bannières et d’oeuvres textiles. Dans le contexte du Panthéon et de ses décors, Raphaël Barontini crée une fresque à la fois historique et sensible, évoquant d’une part la traite transatlantique et, d’autre part, les actrices et acteurs des combats pour la liberté. »

« La première partie de l’installation textile et picturale est constituée d’une haie d’honneur qui accueille le visiteur. Des bannières et drapeaux de grand format déployés de chaque côté de la nef présentent les portraits stylisés de figures historiques du combat pour l’émancipation et l’abolition de l’esclavage : Anchaing & Héva (La Réunion), Sanité Bélair (Haïti), Louis Delgrès (Martinique et Guadeloupe), Dutty Boukman (Haïti), etc. »

« La partie centrale de l’installation est présentée dans les transepts nord et sud du monument. En dialogue avec les grandes peintures historiques du Panthéon évoquant certains épisodes de l’histoire de France - Jules-Eugène Lenepveu, Alexandre Cabanel ou encore Pierre Puvis de Chavannes -, les textiles de Raphaël Barontini revêtent une dimension narrative, de la période sombre de la traite et de l’esclavage jusqu’aux puissantes batailles pour son abolition. »

« Les œuvres de Raphaël Barontini conçues pour le Panthéon relèvent, dans le prolongement de ses précédents travaux, mais à une échelle inédite, d’un subtil art du collage et du montage : superposant les techniques et les couleurs, l’artiste assemble des fragments de paysages, de corps, de parures et de motifs puisés dans des langages visuels de différentes périodes, cultures et géographies. Alliant des questionnements artistiques, historiques et sociétaux, elles sont autant d’occasions de « créoliser les imaginaires » (Raphaël Barontini). »

« Une performance, proposée au Panthéon le 22 octobre à 16h30, accompagna l’exposition. Elle se déployait en deux actes : une pièce sonore originale composée par l’artiste et producteur de musique Mike Ladd, suivie d’une procession collective du Mas Choukaj, groupe de musiciens de carnaval antillais basé en Seine-Saint-Denis, mettant à l’honneur les figures historiques honorées sur les bannières. Les costumes de la performance ont été conçus et réalisés en collaboration avec les étudiantes et étudiants des Masters Stylisme et Textile de l’Ecole d’Art Appliqué Duperré à Paris lors d’un workshop dans l’atelier de Raphael Barontini. »

« A partir du 9 novembre 2023, une deuxième exposition historique et pédagogique investit également le monument à l’initiative du Centre des monuments nationaux et de la Fondation pour la Mémoire de l’Esclavage, Oser la liberté. Figures des combats contre l’esclavage. L’exposition retrace la généalogie universelle d’un combat qui traverse les époques et les continents : celui de la liberté contre l’esclavage. »

LE PARCOURS DE L’EXPOSITION

« L’exposition prend place dans trois espaces du Panthéon : la nef, le transept nord et le transept sud. »

LA NEF
Sanité Bélair
« Sanité Bélair (v. 1781 - 1802) est née en esclavage à Saint-Domingue. Affranchie et révolutionnaire, elle joue un rôle majeur dans les affrontements qui mènent à l’indépendance haïtienne en combattant les troupes du général Leclerc, venues reprendre le contrôle de Saint-Domingue sur ordre de Napoléon Bonaparte en 1802. Depuis 2004, bicentenaire de l’indépendance d’Haïti, le portrait de Sanité Bélair est imprimé sur les billets de dix gourdes haïtienne, la monnaie du pays. »

Joseph Ignace
« Joseph Ignace (v. 1770 – 1802) est l’un des premiers hommes à s’insurger en Guadeloupe en 1802. Il devient le chef d’un des bataillons affrontant les troupes françaises du général Richepance, venues remettre en place l’ordre esclavagiste sous l’autorité de Napoléon Bonaparte. Tout comme Louis Delgrès, il a fait le choix de se suicider au combat plutôt que de renoncer à la liberté. »

Anchaing et Héva
« A la croisée du réel et de la légende, l’histoire d’Anchaing et Héva, couple de marrons qui aurait vécu dans la colonie de l’Île de Bourbon, actuelle Île de la Réunion, incarne les résistances et les projets des communautés de marrons établies dans les cirques à l’intérieur des terres de La Réunion. L’un des sommets du cirque de Salazie, où ils se réfugièrent, est aujourd’hui connu comme le Piton d’Anchaing. »

Toya
« Victoria Montou (milieu du XVIIIe siècle - 1805), dite « Toya », est née au Royaume du Dahomey (actuel Bénin) où elle apprend les techniques de combat qui lui vaudront sa renommée. Capturée et réduite en esclavage, elle est déportée à Saint-Domingue où elle se rapproche du futur empereur d’Haïti, Jean-Jacques Dessalines, qu’elle rencontre dans une plantation. Elle l’initie au combat et partage avec lui des idées révolutionnaires. Dans les années 1790, elle mène un groupe d’une cinquantaine d’insurgés, contribuant grandement à faire advenir la révolution en Haïti. »
Ainsi que...
Le Mars Vaudou – Dutty Boukman
Le Jacobin noir
La Mambo de Bois-Caïman - Cécile Fatiman
Ormerod
Claire, La maronne de la Montagne-Plomb 
À l’univers entier, le dernier cri de l’innocence et du désespoir - Louis Delgrès

LE TRANSEPT NORD
« L’installation textile du transept nord est composée de quatre oeuvres qui forment un ensemble. »

« La plus grande pièce, La Traversée, évoque la traite dans le cadre du commerce triangulaire : le déracinement du continent africain, la déportation à travers l’océan Atlantique et la réduction en esclavage de millions d’hommes et de femmes. Sur la partie gauche de l’oeuvre figure l’une des plantations les plus anciennes de Guadeloupe, située à Marie Galante. »

« Le Gouffre évoque métaphoriquement la chute dans les abysses de l’esclavage. D’innombrables personnes en situation d’esclavage ont perdu la vie durant leur trajet vers les Amériques en raison des conditions de transport inhumaines dans les cales des bateaux : suicides, insurrections, maladies. Le personnage qui chute est Joseph, célèbre modèle noir des ateliers parisiens de peintres au XIXe siècle. Peint pour la première fois par Théodore Chassériau, il fut aussi immortalisé par les peintres Jacques-Louis David et Théodore Géricault. »

« Le Marron rend hommage aux masses anonymes de personnes en situation d’esclavage, qui ont tenté de fuir leur asservissement. Depuis les montagnes et les mornes de la Guadeloupe, de La Réunion ou encore dans la forêt amazonienne en Guyane, ces personnes en fuite sont les premiers héros de la résistance contre l’esclavage ».

« Léwoz évoque les traditions de musiques et de danses nées dans les plantations en Guadeloupe et Martinique. Le Léwoz est une pratique de chant et de percussion (le Ka), un acte artistique de résistance apparu dans le contexte des plantations. »

LE TRANSEPT SUD
« Les œuvres présentées dans le transept sud évoquent un événement majeur des luttes pour la liberté : la bataille de Vertières qui s’est déroulée en 1803 en Haïti. »

La Bataille de Vertières
« Tournant décisif dans la lutte pour l’indépendance haïtienne, la bataille de Vertières (18 novembre 1803) marque la victoire des insurgés sur les troupes napoléoniennes et permet à Haïti de devenir la première République noire en 1804. Haïti est la seule colonie française caribéenne qui parvient à gagner son indépendance par les armes. »

Solitude
« Figure historique, devenue héroïne de roman sous la plume d’André Schwarz-Bart, Solitude (1772 – 1802) combat en 1802 les troupes napoléoniennes alors qu’elle est enceinte. Arrêtée, elle est emprisonnée et son exécution est programmée au lendemain de son accouchement. Quelques mois plus tard, l’esclavage est de nouveau instauré sur l’île. Solitude est une figure emblématique de la résistance guadeloupéenne. »

Le Triomphe de Toussaint
« Toussaint Louverture (1743-1803) est l’un des héros de l’indépendance haïtienne et de la lutte pour l’abolition de l’esclavage. Né dans la plantation de Bréda, à Saint-Domingue (actuelle Haïti), il est affranchi en 1776. Après l’abolition de l’esclavage dans les colonies, il combat aux côtés de la France pour l’indépendance de l’île face aux Espagnols. En 1801, il est nommé général mais s’autoproclame « gouverneur à vie ». L’année suivante, il se rallie aux insurgés pour lutter contre les troupes napoléoniennes venues rétablir l’ordre colonial. Il est capturé et emprisonné en France, au Fort de Joux, où il meurt 1803, un an avant l’indépendance d’Haïti. »
Des travaux historiques ont révélé que Toussaint Louverture, propriétaire de plantations, était propriétaire aussi d'esclaves, et avait une conception autoritaire du pouvoir. 

BIOGRAPHIE DE L’ARTISTE

« Raphaël Barontini (né en 1984 à Saint-Denis, France, vit et travaille à Saint-Denis) trouve son inspiration dans l’hommage rendu aux figures des mouvements historiques de libération. Mêlant photographie, sérigraphie, peinture et impression numérique, Raphaël Barontini déploie une peinture en mouvement qui pose un nouveau regard sur l’histoire tout en questionnant le statut même de la peinture dans le musée et l’espace public.

Pour Barontini, la remise en question des canons de l’histoire autour des cultures et des territoires qui ont connu l’esclavage ou la colonisation reste une priorité. Son travail établit une « contre-histoire » à travers la représentation de héros et héroïnes, réels ou imaginaires.

Le travail de Raphaël Barontini a été exposé dans des institutions du monde entier, notamment au MAC VAL (Vitry-sur-Seine, France), au MO.CO (Montpellier, France), au Museum of African Diaspora (San Francisco, États-Unis), au New Art Exchange Museum (Nottingham, Royaume-Uni) et au Museum of Arts and Design (New York, États-Unis). Il a également participé aux biennales internationales de Bamako (Mali), Casablanca (Maroc), Lima (Pérou) et Thessalonique (Grèce). Il sera prochainement artiste en résidence à la Villa Albertine, à la Nouvelle-Orléans. »

Entretien avec l’artiste Raphaël Barontini et Barbara Wolffer, l’administratrice du Panthéon

« B. W. Parmi les grands personnages honorés au Panthéon, nombreux sont ceux qui se sont élevés contre l’esclavage, tels Jean-Jacques Rousseau, Victor Schoelcher, l’abbé Grégoire, Condorcet, Toussaint Louverture ou encore Louis Delgrès. Dans le cadre de sa programmation de l’automne 2023, consacrée aux figures des combats contre l’esclavage, le Centre des monuments nationaux vous a proposé une « carte blanche » au Panthéon. Votre travail artistique a en effet d’importantes résonances avec l’histoire des luttes contre l’esclavage. Comment avez-vous réagi à cette invitation ?
R. B. Je travaille quotidiennement avec l’Histoire et ses manifestations visuelles passées comme matériaux de travail. Elles me permettent de poser un cadre, un début à la narration de mes œuvres et d’ouvrir des questionnements.
La période de l’esclavage m’intéresse depuis longtemps, car il s’agit d’un moment charnière, dont les incidences sur les relations géopolitiques, économiques, culturelles entre l’Europe, l’Afrique et les Amériques persistent. Encore douloureuse et méconnue de tant de personnes, elle fut aussi le terreau d’une culture créolisée exceptionnelle qui a chamboulé les arts. Un travail pédagogique sur l’histoire et la mémoire de l’esclavage est encore à poursuivre, mon intervention s’effectue, elle, dans celui des imaginaires.
L’invitation à produire un nouveau corpus d’œuvres pour une carte blanche au Panthéon m’a permis de donner un visage aux figures caribéennes résistantes, dans l’ensemble peu connues, et de créer un moment performatif fort pour leur apparition dans ce temple républicain.
Dans un lieu qui fait « histoire », j’ai choisi de questionner la fonction même du monument et de rendre visible, à grande échelle, la période sombre de la traite de l’esclavage, mais aussi la puissance de vie, d’espoir et de liberté qui a émergé de l’action d’héroïnes et de héros, autant que d’esclaves inconnus et sans représentations. […]

B. W. Vous abordez l’histoire de la lutte contre l’esclavage sur le versant de l’héroïsme de ses protagonistes. Cet héroïsme est perceptible dans la puissance des visages et des postures des personnages que vous représentez, mais aussi dans le choix de certains supports – des bannières notamment – ou encore dans les titres de vos œuvres. Triomphes, couronnements, reines, empereurs, Venus peuplent ainsi votre univers artistique. Votre installation au Panthéon s’intitule elle-même We Could Be Heroes
Qui sont ces héroïnes et ces héros que vous avez choisi de représenter au Panthéon ? Est-il question de rendre gloire à des combattantes et combattants de la liberté méconnus ?
R. B. Les représentations du pouvoir dans l’histoire de la peinture ont une place particulière au sein de ma pratique du portrait. J’y vois un jeu formel d’inversion presque carnavalesque, qui me permet de questionner les faits historiques et d’imaginer une autre représentation des choses. Le costume, le vêtement, le décor, tout ce qui entoure le portrait est un sujet d’expérimentation et d’excitation artistique.
C’est aussi le terreau du récit que j’imagine autour de personnages qui sont parfois réels, parfois totalement fictifs.
Pour cette exposition, le courage, l’esprit de résistance, une sorte d’héroïsme collectif sont mis en avant. J’ai essayé de montrer que la lutte contre l’esclavage a pris plusieurs formes, derrière des uniformes révolutionnaires et républicains, en tant que marrons ou chefs spirituels vaudous. Ces figures résistantes émergent de différentes façons, et sont pour certaines presque des anti-héros tapis dans l’ombre, camouflés.
J’ai choisi ici de portraiturer une cosmologie de figures historiques qui, collectivement ou individuellement, se sont battues contre l’esclavage sur ces territoires des Amériques et de l’Océan indien. Même si certaines d’entre elles, comme les marrons et marronnes Anchaing et Héva (La Réunion), Claire (Guyane) ou encore Flore Gaillard (Sainte-Lucie), sont célèbres sur leurs territoires respectifs, je me suis rendu compte de l’absence de portraits qui les représentent et de la nécessité d’en imaginer. Je me suis donc attelé à créer de nouvelles effigies, des figures fières et fortes qui fassent écho à leurs combats, à leurs histoires.
[…]

B. W. Le Panthéon est le temple des grands hommes et femmes, mais c’est aussi une architecture monumentale, qui accueille de nombreuses œuvres artistiques et scientifiques : le pendule de Foucault, des peintures d’histoire de la fin du XIXe siècle, des groupes sculptés du début du XXe siècle, ainsi que des œuvres contemporaines. Comment avez-vous abordé le lieu, son échelle et ses décors existants dans votre proposition artistique ?
R. B. Le Panthéon est effectivement un édifice à l’intérieur riche et foisonnant, j’ai très vite pris conscience que, face à cette architecture et à ce lieu, ma réponse artistique devait être à la mesure de son échelle, généreuse et colorée.
J’ai donc choisi ici de réunir plusieurs facettes de mon travail, pour que l’impact soit plus fort : des bannières picturales, des œuvres en textile de grand format ou encore une performance musicale.
En miroir des nombreuses toiles peintes de Jules Eugène Lenepveu (1819-1898), Pierre Puvis de Chavanne (1824-1898) et Jean-Paul Laurens (1838-1921), j’ai pensé deux ensembles textiles narratifs qui revisitent les codes de la Peinture d’Histoire d’une façon plus composite. Ces grandes tentures suspendues viennent avec légèreté occuper l’espace des deux transepts autour du pendule de Foucault.
Dans le bras nord du transept, l’installation textile évoque la traite des esclaves, la longue traversée de l’Atlantique, mais aussi la violence et la déshumanisation au sein des plantations.
Dans le bras sud du transept, l’ensemble textile revient sur des moments ou des figures importantes de la lutte pour la liberté, comme la bataille de Vertières qui vit l’abolition de l’esclavage devenir réalité en Haïti, un portrait équestre de Toussaint Louverture ou encore le portrait monumental de Solitude, femme réduite en esclavage, insurgée de Guadeloupe.
J’ai aussi imaginé une performance, car je voulais que les rythmes des déboulés guadeloupéens de carnaval habitent les lieux et transforment le monument en place publique.

B. W. Les cohabitations sont au cœur de votre travail. La composition de vos œuvres relève en effet d’un art du collage et du montage : des fragments de paysages, de corps, de parures et de motifs puisés dans des langages visuels de différentes périodes, cultures et géographies ; des couleurs qui s’assemblent ; des techniques qui se superposent. S’agit-il de réconcilier les époques, les continents, les mémoires ?
R. B. De cette période noire de l’histoire émerge un mélange culturel unique dans les Amériques et notamment aux Antilles. Ce qu’Édouard Glissant a théorisé avec brio, c’est la rencontre imprévue, insoupçonnée de ces cultures venues de plusieurs continents.
Je me suis toujours placé dans cette logique artistique de créolisation, d’association et de percussion des imaginaires. De façon initiale et sûrement inconsciente, le choix esthétique du collage, du montage s’est imposé à moi comme un miroir de ce que je vivais depuis mon enfance entre la France, la Guadeloupe et l’Italie et surtout dans mon univers immédiat à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis).
Ce principe formel est donc primordial dans ma production artistique ; il me permet de réassocier des mythes, des histoires, d’inventer des nouveaux scénarii picturaux. Je croise et associe des images, des objets, des œuvres d’art de différentes époques et géographies, en particulier, ici, entre l’Europe et l’Afrique. Pour cette exposition, j’ai par exemple construit des portraits en utilisant des fragments de sculptures antiques de dieux grecs, des masques ou statuettes d’Afrique de l’Ouest ou centrale, des portraits classiques de militaires gradés du XVIIIe siècle, des portraits photographiques de fonds ethnographiques coloniaux. 
Je retisse des réalités, recompose des narrations et des pans d’histoires en créolisant des iconographies et des supports aux provenances géographiques et temporelles éloignées. Ces moments à recomposer, deviennent des fictions picturales sur toile ou sur tissu. Je tente de proposer un autre paysage historique en faisant des coupures un nouveau liant, en essayant de créer des chocs harmonieux. […] »


Du 9 novembre 2023 au 11 février 2024
Place du Panthéon. 75005 Paris
Tél. : 01 44 32 18 00
Tous les jours de 10 h à 18 h
Visuels : © Didier Plowy – Centre des Monuments Nationaux 


Les citations sont extraites du dossier de presse de l'exposition.