lundi 21 mars 2022

Nurith Aviv

Nurith Aviv est une directrice de la photographie, scénariste et réalisatrice documentariste française née en 1945 à Tel AvivAu centre de sa réflexion personnelle et artistique : la langue. Le 9 mars 2022, est sorti en France "Des mots qui restent" de Nurith Aviv qui évoque des langues judéo-espagnole, judéo-arabe et judéo-persan". Certaines ont quasi-disparuDes rencontres avec la réalisatrice sont programmées au Cinéma Les 3 Luxembourg (75006).

Nurith Aviv

Née en 1945 à Tel Aviv, Nurith Aviv est formée à l’Institut des hautes études cinématographiques (IDHEC) devenu la FEMIS.

Elle est la première femme que le Centre national de la Cinématographie (CNC) reconnait comme directrice de la photographie.

Elle assure l’image comme chef opératrice d’une centaine de films de fiction et de documentaires, notamment pour Agnès Varda (Documenteur), Amos Gitaï (Journal de campagne), René Allio ou Jacques Doillon.

Quinquagénaire, Claude Berri (1934-2009) découvre et a un coup de foudre pour l'art moderne, en particulier non figuratif, conceptuel. Collectionneur d’art contemporain, il  réalise en 1988 un documentaire  en trois volets, didactique et passionnant : Portrait de Leo Castelli (1907-1999), galeriste et marchand d’art Juif américain ayant promu l’expressionnisme abstrait. Nurith Aviv assure la direction de la photographie de ce film passionnant.

Au centre de sa réflexion personnelle et artistique : la langue.


Nurith Aviv a réalisé quatorze films documentaires, dont "Yiddish" qui sera distribué en France le 11 mars 2020. 


En 2008, une rétrospective de ses films a eu lieu au Jeu de Paume.

L'année suivante, Nurith Aviv est distinguée par le Prix Edouard Glissant.

En 2015, le Centre Pompidou lui consacre la rétrospective "Filiations, langues, lieux" présentant 40 films qu’elle a réalisés ou dont elle a été directrice de la photographie.

Nurith Aviv collabore à "Die Nacht / La Nuit", émission d'Arte produite par Paul Ouazan.

Grand prix de l'Académie française 2019 – (proposé par Amin Maalouf)

"D'une langue à l'autre"
"D'une langue à l'autre" (Misafa Lesafa) est un film réalisé par Nurith Aviv en 2004 (Belgique, Israël, France, 55 minutes). "L'hébreu qui, pendant des siècles, fut une langue sacrée, langue d'écriture et de prière, est désormais une langue du quotidien en Israël. Si cet hébreu a pu s'imposer en quelques décennies, cela n'a pas toujours été sans violence envers les langues parlées avant. Neuf personnes – poètes, chanteurs, écrivains – évoquent la relation entre l'hébreu et l'autre langue, la langue de leur enfance, dont la musique résonne encore, même quand on ne la parle plus".

"Il y a une différence entre ceux qui apprennent l’hébreu à quatre, huit, treize ou trente ans, et ceux qui sont nés dans cette langue, même si elle n’est pas celle de leurs parents. Dans mon cas, par exemple, à la maison, on parlait allemand… Je rêve aussi en allemand et je ne veux pas mettre de côté cette langue, qu’on parlait à la maison, qui est une langue dans laquelle des Juifs de ma famille ont parlé depuis des générations. C’est une langue que j’ai fait renaître en moi après avoir lu Celan, Kafka et Canetti. Je ne l’ai pas oubliée, contrairement à ma cadette de cinq ans, qui la comprend mais ne la parle pas. L’allemand reste pour elle une langue de l’oreille, pas une langue de la bouche, parce qu’elle avait déjà une sœur, que je n’avais pas", a confié Nurith Aviv (Miller, Judith. « D’une langue à l’autre. Entretien avec Nurith Aviv sur Misafa Lesafa », La Cause freudienne, vol. 64, no. 3, 2006, pp. 171-177.)

Et la réalisatrice d'expliquer : "En hébreu safa veut dire la langue, le langage mais aussi la lèvre, le bord, la frontière entre le dedans et le dehors. Le film est tout entier construit sur ce dedans-dehors.
Il commence à Tel Aviv, ma ville natale, avec deux palmiers et puis la caméra descend, découvre le bord de mer, la lèvre de la mer, puis elle continue en un long panoramique sur les maisons en terminant dans le ciel et le nom du film. C’est à ce moment là que je lis mon texte".

"Mon rapport à la poubelle est intense. J’aime tellement jeter les choses que parfois je jette des billets d’avion, des chèques, des textes. J’ai été mariée avec un peintre qui a d’abord collé la poubelle sur ses toiles et puis a fini par jeter toutes ses peintures à la poubelle. Il a tout détruit. Quand je l’ai rencontré, il en avait déjà beaucoup détruit et cette destruction me fascinait. À dix huit ans, j’ai découvert la peinture à travers lui, le dadaïsme, l’art africain, puis la peinture américaine et le Pop Art. Et, plus tard, j’ai été amenée à filmer le peintre américain Robert Rauschenberg, chez qui souvent la poubelle devient art. La peinture et la musique sont mes deux sources d’inspiration principales pour faire du cinéma. Mais Poubabelles, pour moi, c’est aussi l’homme nouveau, l’Israélien qui a voulu jeter à la poubelle l’histoire juive. Très jeune, avec mes amis, nous partagions ce désir. Mais entre temps j’ai grandi et je fouille et fouille dans cette histoire juive, évidemment avec ce film mais aussi les autres qui tournent autour de la question de la transmission et de la perte"

Et l'artiste d'analyser : "La personne parle à l’intérieur de sa maison, et j’essaie de toucher le plus intime en elle, sa langue. Chacun de mes interlocuteurs étant entre deux langues, tous parlent de la tension entre les langues qui est en eux. Ce qui les mène souvent à la naissance de leur être, écrivain ou poète... La fenêtre fait de nouveau bord, frontière, lèvre. Si tu ouvres la bouche, il dépend de la caméra qu’on voit dehors ou dedans. Si je mets la caméra à l’intérieur de la bouche, je vois dehors. C’est un choix. Avant, elle est dehors. À mon étonnement, ce que je vois par la fenêtre de chacun des protagonistes du film, c’est vraiment Israël, pour moi comme pour beaucoup de gens... En voici un exemple incroyable. On voit une colline par la fenêtre d’Aharon Appenfeld alors qu’il dit : « Ce n’est pas une langue qui jaillit de toi, mais c’est comme se remplir de gravier », après qu’il ait dit : « J’ai beaucoup travaillé pour apprendre l’hébreu, comme pour creuser dans la montagne. » On voit une colline mais pas n’importe laquelle et je ne savais pas que l’on pouvait l’apercevoir de là. Il s’agit d’une colline très importante dans la guerre de 1948. Aujourd’hui, c’est un mémorial, un drapeau y est planté. J’ai filmé ce plan en quatre largeurs différentes, et j’ai décidé de choisir le plus éloigné, sinon c’était trop. J’ai gardé la distance, on voit ou on ne voit pas, et si on veut voir, on voit. À un autre moment, Appenfeld parle des rapports à la langue allemande en même temps langue maternelle et langue des assassins. Par la porte de la terrasse on voit son jardin avec des arbres et une banale pelouse verte. J’ai voulu une image banale pour ce texte si chargé, une association d’idée sur la banalité du mal dont parle Arendt. Je pense aussi à ces lignes d’un poème de Bialik : « le soleil brillât, l’acacia fleurit et l’égorgeur égorgea ».Tu n’es pas obligée de le voir ainsi mais c’est ce que j’ai construit en mettant la voix off sur cette porte ouverte".

Et d'évoquer son projet futur : "Ce qui est au cœur du prochain film, c’est la question de comment les Juifs sont devenus Israéliens et surtout comment une langue sacrée devient une langue parlée. Il ne s’agit pas d’une recherche historique mais d’une tentative de questionnement de ceux qui vont au fond de la langue, les poètes et les écrivains, sur les tensions qui existent dans la langue elle-même. Gershom Scholem en 1926 écrivait à Rosenzweig : « Cette langue sacrée dont on nourrit nos enfants ne constitue-t-elle pas un abîme qui ne manquera pas de s’ouvrir un jour ? » Ce que je cherche ce sont les marques de la langue sacrée dans la vie et dans la langue d’aujourd’hui, les creux laissés par sa sécularisation, les rémanences du monde religieux dans l’univers moderne. Je crois par ailleurs que les langues occidentales modernes et apparemment laïques, sont toutes bâties sur de profonds sédiments religieux mais le cas de l’hébreu est spécialement parlant".

"Langue sacrée, langue parlée"
"Langue sacrée, langue parlée" est un film documentaire franco-israélien de Nurith Aviv.(2008, 1h 13mn).

"Nurith Aviv s'est mise depuis 1989 à réaliser des documentaires sur la transmission, l'abandon, la perte. Elle prolonge aujourd'hui une réflexion sur la langue, entamée avec D'une langue à l'autre où des poètes, chanteurs, écrivains, confiaient leur relation entre la langue de leur enfance et l'hébreu ? Dans Langue sacrée, langue parlée, ils sont treize (écrivains et artistes, parmi lesquels Haïm Gouri, Etgar Keret, Orly Castel-Bloom) à définir leur relation personnelle à l'hébreu, qui fut langue sacrée pendant des siècles pour les juifs de la diaspora et qui, par volonté politique, est devenu une langue parlée au quotidien depuis le début du XXe siècle", a écrit Jean-Luc Douin (Le Monde, 3 juin 2008)

Et de poursuivre : "Qu'est-ce qui a été préservé, qu'est-ce qui a été oublié, ou refoulé, qu'est-ce qui demande à resurgir chez ces habitants d'un État dont avait rêvé Theodor Herzl lors du premier congrès sioniste : un foyer pour le peuple juif installé en Palestine, où chacun parlerait "sa langue car elle est la patrie bien-aimée de ses pensées" ? Pour le laïc Haïm Gouri, l'hébreu est "la base de la renaissance nationale". Pour Michal Govrin, fille d'une rescapée de la Shoah qui avait perdu la foi, "le Talmud, cet immense poème existentiel, constitue le judaïsme". Née dans une famille de juifs égyptiens, Ronit Matalon sentait un fossé entre les livres ancestraux, traduits en termes précieux, et l'hébreu qu'elle entendait parler dans la vie courante ; elle s'applique à faire en sorte que la langue sacrée ne soit plus une pièce de musée, devienne langue vivante, en mêlant dans ses textes la langue des Écritures et le langage profane. Fils de survivants de la Shoah, lauréat de la Caméra d'or au Festival de Cannes en 2007 pour son premier film Les Méduses, Etgar Keret parle d'un héritage plus intuitif que politique. Écrivant ses romans dans un hébreu courant, Orly Castel-Bloom a donné à ses enfants des prénoms bibliques et fait évoluer son style, mariant le style du Talmud à un réalisme contemporain. Artiste plasticienne, Michal Naaman fait l'apologie de l'"étrangèreté" de la langue".

Et de conclure : "À l'unisson du prologue du film, qui montre les images de la ligne de chemin de fer Jérusalem-Jaffa enregistrées en 1897 par Alexandre Promio en Terre sainte, envoyé par les frères Lumière, Nurith Aviv entrecoupe ces témoignages de beaux plans montrant les paysages d'Israël filmés d'un train. Simple et belle, sa réalisation encadre sobrement les propos sereins et passionnants de ces héritiers d'une tradition, optant pour un langage laïc ou religieux, poétique ou politique".

"Signer"
Signer, de Nurith Aviv, est sorti en 2018 sur les grands écrans en France. "Nurith Aviv s’aventure dans un champ peu connu, celui des langues des signes. Ces langues sont diverses, chacune a sa grammaire, sa syntaxe, complexe et riche. Trois générations de protagonistes, sourds et entendants, mais aussi les chercheuses du Laboratoire de Recherche de Langue des Signes de l’université de Haïfa, s’expriment sur des langues qui ont émergé en Israël au siècle dernier, rejoignant les questions chères à Nurith Aviv de la langue maternelle, la traduction, la transmission. Une invitation à élargir notre perception des langues humaines". Le 26 juin 2018,  à 19 h 40, dans le cadre du festival "3 films pour 1 mois ExtraOrdinaire", L'Entrepôt a accueilli la projection-débat de Signer, de Nurith Aviv, en présence de la réalisatrice.

"Yiddish"
Le 11 mars 2020, sortit en France son documentaire "Yiddish". "Sept jeunes d’aujourd’hui racontent leur passion pour la poésie yiddish écrite par des auteurs qui avaient à peu près leur âge dans l’entre-deux guerres. C’était un moment d’un formidable élan créatif de la culture yiddish. La poésie de ces années était universelle et intimiste à la fois, en relation avec tous les courants littéraires et artistiques de l’époque. Ils étaient polyglottes et se déplaçaient d’un pays à l’autre. Le “Yiddishland” n’était pas un pays, mais une langue. Les protagonistes du film, certains Juifs, d’autres non, se déplacent eux aussi entre les pays et les langues. Chacun parle de sa relation personnelle au yiddish et à un poète qu’il aime particulièrement. Pour ces jeunes, cette poésie yiddish n’appartient pas uniquement à un passé juif, mais elle permet de se situer face au présent".

"Enfant à Tel Aviv, j’entendais parler le yiddish un peu partout. Cette langue différente mais si proche de l’allemand suscitait chez les juifs allemands qui m’entouraient, un certain mépris. Ils la considéraient comme un jargon. Et à l’école le yiddish était maudit car plus que toute autre langue il représentait l’exil, et la mort. Mais dans cette langue, où dialoguent l’allemand, l’hébreu, l’araméen, les langues slaves et romanes, a pu voir le jour, entre les deux guerres, une poésie étonnante", se souvient Nurith Aviv.

Propos recueillis par Yaël Hirsch

Parlez-nous du choix du titre Yiddish pour votre film.
Il y a un sous-titre caché sous ce titre. J’aurais pu appeler ce film Sept poèmes en yiddish, mais finalement je l’ai appelé tout simplement Yiddish.
C’est un film sur la poésie yiddish moderne, la poésie d’avant-garde de l’entre-deux-guerres, moment d’un formidable élan créatif de la culture yiddish.
Écrire en yiddish était pour la plupart des poètes dont il est question dans le film un véritable choix. Certains d’entre eux ont commencé à écrire et à publier dans d’autres langues, en polonais, en russe, en allemand, avant de faire le choix d’écrire leur poésie en yiddish. Pour d’autres, le yiddish était d’emblée une évidence.
Pour ce film, j’ai eu la grande chance de rencontrer des jeunes gens qui éprouvent une véritable passion pour la poésie yiddish, et ils ont bien voulu partager cet amour avec moi. Le yiddish n’est pour aucun d’entre eux la langue maternelle ou une langue entendue à la maison. C’est à un moment de leur vie qu’ils ont rencontré la grande richesse de la littérature yiddish moderne, cet ensemble foisonnant de poésie, de théâtre, de prose qui reste encore peu connu de nos jours. Ce n’est pas la nostalgie qui anime ces jeunes, mais une nécessité inscrite dans leur vie présente. Ils trouvent dans ces écrits une énergie et une révolte qui résonnent avec leurs aspirations actuelles.
C’est pour cela que vous avez choisi des poètes d’avant-garde ?
Les poètes dont ils parlent n’étaient pas, eux non plus, dans le registre de la nostalgie. Ils ont écrit dans la langue juive qu’est le yiddish, mais ils ne parlent ni du shtetl, la bourgade juive, ni de la condition juive. Ils dialoguent plutôt avec tous les courants littéraires et artistiques de l’époque, l’expressionnisme, le constructivisme, le dadaïsme ou le surréalisme. Tous ces poètes étaient polyglottes et se déplaçaient d’un pays à l’autre, circulant entre les grandes villes d’Europe. Il existait alors de nombreux centres de la culture yiddish, Varsovie, Moscou, New York, pour ne citer que les plus importants. Ces poètes avaient la possibilité de publier dans un grand nombre de journaux et de revues littéraires qui paraissaient, soit dans l’un de ces centres, soit dans d’autres villes, comme Berlin ou Paris, au hasard des migrations et des opportunités financières.
Pour les jeunes gens de mon film, qui ont à peu près l’âge des poètes dont ils parlent, cette poésie écrite avant la Shoah est une proposition de récit au-delà du seul souvenir de la destruction. C’est la poésie comme forme de résistance contre les voix de l’intolérance.
Pouvez-vous nous parler de la manière dont vous avez conçu ce film sur le plan formel ?
Le film est structuré par les récits de jeunes gens qui parlent de leur relation personnelle au yiddish et d’un poète ou d’une poétesse qu’il ou elle aime tout particulièrement.
Les poèmes lus en yiddish par ces jeunes gens sont les piliers sur lesquels repose le film. La traduction de ces poèmes n’est pas affichée en sous-titre, elle fait partie intégrante du film. Ce sont des textes sur fond clair, en plein écran, qui prennent autant de place que le visage de celui qui les récite. Il se trouve que la plupart des poèmes sont des autoportraits à la fois intimistes et universels.
Dans les villes où ils vivent, Berlin, Paris, Varsovie, Vilnius, Tel Aviv, on voit chacun des jeunes gens du film marcher dans sa rue et entrer dans sa maison. En hébreu, la maison se dit Bait. Ce même mot désigne aussi une strophe de poème. C’est comme si, en entrant chez eux, on entrait dans une strophe de poème.
En yiddish, la maison, c’est di heym, « le foyer », ce qui est familier, ce qui est heymish « chaleureux ». Heym est aussi la racine du mot Geheymenish, « le secret ». Les protagonistes du film nous font entrer chez eux pour nous faire pénétrer au coeur du poème et nous dévoiler des secrets.
Il y a pour moi une sorte de unheimlich, cette « inquiétante étrangeté » dont parle Freud, dans la ressemblance et la non-ressemblance entre le yiddish et l’allemand. Aussi, le fait que le yiddish s’écrive en lettres hébraïques bien qu’il soit considéré comme une langue germanique a quelque chose de unheimlich pour moi, qui ai suivi
l’école en hébreu. Souvent, dans mes films, ce sont les mots qui inspirent les images.
Est-ce que vous parlez le yiddish ?
Je le comprends. Quand j’ai travaillé avec mes interlocuteurs pour le film, j’ai tout compris, y compris les poèmes quand ils les ont lus. Mais je ne le parle pas, malgré le stage de yiddish que j’ai suivi avant de commencer le film.
J’arrive à le lire car il s’écrit en lettres hébraïques, mais ma connaissance de l’hébreu brouille souvent les pistes, car les lois grammaticales sont très différentes.
À la maison, on parlait allemand, et quand j’essaie de parler yiddish, c’est toujours de l’allemand qui sort de ma bouche, ce qui désespère les yiddishisants… et moi aussi.
Peut-on voir dans Yiddish des échos de votre film Vaters Land ?
J’ai tourné Vaters Land à Berlin en 2002. Le projet était inspiré de Freud et Hannah Arendt : Freud pour ce qu’il a dit sur le deuil et la perte et Arendt sur les amis.
Je l’ai fait avec des amis allemands. Il s’agissait pour eux de dire la perte de la partie juive de la culture allemande. Cela résonne avec ce que disent Karolina Szymaniak de Varsovie et Migl? Anu?auskait? de Vilnius.
Ils ont compris à quel point cette littérature yiddish fait partie de leur propre culture. Migle affirme : «ina explique : « Nous voulions découvrir ce que l’on nous avait dissimulé. »
Votre film commence par une image de la mer à Tel Aviv.
Oui, pour ce film, je ne pensais pas parler à la première personne, mais Serge Lalou, mon producteur, a insisté pour qu’on m’entende dire en ouverture ce que le yiddish représentait pour moi. Et l’image qui m’est venue à l’esprit était celle de la mer dans le poème de Moyshe-Leyb Halpern, Memento Mori : « Et lorsque Moyshe-Leyb leur dépeindra la mort / Non pas sombre et grise, mais belle et colorée / Comme elle s’est présentée au loin vers dix heures »…
J’ai pensé que mon petit texte d’ouverture, je ne pouvais le dire que face à la mer bleue de Tel Aviv, comme elle se présente vers dix heures du matin…"

"Des mots qui restent"
Le 9 mars 2022, est sorti en France "Des mots qui restent" de Nurith Aviv.

Dans Des mots qui restent, « six personnes évoquent le souvenir des langues qui ont bercé leur enfance, des parlers judéoespagnols ou judéo-arabes, et le judéopersan. Très différentes les unes des autres, ces langues ont toutes une composante hébraïque, et surtout un trait commun : elles ont été écrites en lettres hébraïques. Lettres qui, au fil du temps, ont peu à peu perdu leur usage et leur force. Aujourd'hui, ces langues elles-mêmes sont en train de s'éteindre. Mais la résonance des mots, les mélodies, les rythmes, les accents, ont laissé des traces qui continuent à œuvrer chez celles et ceux qui, enfants, les ont entendues ». 

Line Amselem
« Line Amselem est née à Paris. Dans sa famille on parlait la haketia, la langue des juifs du nord du Maroc. Aujourd'hui professeure agrégée d'espagnol et maître de conférences à l'Université de Valenciennes, elle est spécialiste de la littérature espagnole des XVIe et XVIIe siècles. Elle est aussi traductrice de Federico García Lorca, de Thérèse d'Avila et de Lope de Vega. Elle a publié un roman, Petites histoires de la rue Saint-Nicolas (2016). »

Anna Angelopoulos
« Anna Angelopoulos est née à Salonique, en Grèce. Dans sa famille, on parlait le grec. Mais il y avait aussi une autre langue, celle que sa mère parlait dans sa famille mais pas avec sa fille : le judéo-espagnol. Anna a travaillé comme interprète au Parlement européen, où elle traduisait du français et de l'anglais vers le grec. Parallèlement, elle a fait une thèse en anthropologie sociale et s'est spécialisée dans les contes de transmission orale. Aujourd'hui, elle est psychanalyste. Elle a publié Contes judéo-espagnols des Balkans (traduction de contes recueillis par Cynthia Crews) et Contes de la nuit grecque ».

Zohar Elmakias
« Zohar Elmakias est née à Ramleh, en Israël. Avec ses parents, elle parle l'hébreu. Mais la langue que ces derniers parlaient avec leurs propres parents est le judéo-marocain. Zohar vit entre Jaffa et New York. Elle est chercheuse et fait actuellement un doctorat au département d'anthropologie de l'Université Columbia à New York. Elle a traduit en hébreu l'écrivain noir américain James Baldwin. Elle a également traduit Between the World and Me de Ta-Neishi Coates et écrit un livre, Terminal, paru en 2019. »

Aldo Naouri
« Aldo Naouri est né en 1937 à Benghazi, en Libye. Il a grandi en Algérie. La langue parlée dans sa famille était le judéo-libyen. Après des études de médecine en France, il est devenu pédiatre. Au cours de sa carrière, il a publié une vingtaine d'ouvrages centrés sur sa pratique. Son dernier livre s'appelle Ma mère : mon analyse et la sienne. »

Anat Pick
« Anat Pick est née à Ramat Gan, en Israël. Chez elle, on parlait l'hébreu, mais dans son enfance elle a beaucoup entendu le judéopersan, qui était parlé par sa mère et sa grandmère. Les sonorités du persan, qu'Anat ne parle pas, l'ont tout de même beaucoup marquée. Aujourd'hui, elle fait des performances expérimentales dans ce que l'on appelle la « sound poetry ». Elle s'y exprime dans une sorte de langue qu'elle a inventée à partir des sonorités de son enfance. »

Jonas Sibony
« Né à Paris, il a grandi à Montpellier. Chez lui, on parlait français. Mais son grand-père paternel, mort avant sa naissance, était très attaché au judéo-marocain. Bien que Jonas n'ait pas appris cette langue à la maison, il l'enseigne aujourd'hui en tant que docteur en linguistique spécialiste du judéo-arabe, dans le cadre de ses cours et de ses recherches en dialectologie arabe. »

Des rencontres avec la réalisatrice sont programmées au Cinéma Les 3 Luxembourg (75006).


Entretien avec Nurith Aviv
Propos recueillis par Josepha, Judith, Myriam et Sylvette

« Comment ton film Des mots qui restent s'inscrit-il dans l'ensemble de ton oeuvre ?
Mes films tournent autour des langues, en particulier des traductions, de la transmission, de la perte. Chaque fois, je trouve des personnes qui acceptent de livrer ce qu'elles pensent et ce qu'elles ressentent à propos d'un thème qui leur est cher. J'ai l'impression que Des mots qui restent dialogue surtout avec D'une langue à l'autre, que j'ai réalisé il y a vingt ans. Ces deux films s'interrogent sur ce que l'on appelle la langue maternelle. Mais en fait, tous mes films dialoguent entre eux et chaque film en amène un autre.
Curieusement, c'est le film Signer qui a mené à Yiddish. J'ai souvent entendu dire à propos des langues des signes, comme à propos du yiddish, que ce ne sont pas de vraies langues car elles n'ont pas de grammaire, ce qui bien sûr est faux.
Le yiddish s'écrit en lettres hébraïques mais il y a eu dans l'histoire des dizaines d'autres langues qui ont été écrites dans ces caractères-là. C'est ce qui m'a décidée à me lancer dans une nouvelle recherche. Des mots qui restent parle du judéo-arabe, du judéo-espagnol et du judéo-persan. Ces langues sont en voie de disparition à cause des changements de modes de vie, des migrations et exils, et de l'extermination des locuteurs, surtout de Salonique.
En fait, j'ai rencontré moins de personnes qui parlent encore ces langues que de personnes qui les ont entendues dans leur enfance et qui en ont gardé un certain nombre de mots.
Le film Des mots qui restent traite davantage des traces que ces mots et ces langues ont laissées chez les participants, que des langues elles-mêmes. 

Parlons de ces mots qui restent...
Ce sont les mots que l'on entend prononcer, dos à la caméra, par chacun des protagonistes, les mots des langues de leur enfance que parlaient leur mère, leurs grand-mères ou d'autres membres de la famille. Ils ont laissé en eux une empreinte qui continue à agir. Face à la caméra, ces personnes tentent d'expliquer la relation qu'elles ont avec ces langues et avec ces mots, les sensations que leurs sonorités et leurs rythmes ont fait naître en elles. Elles ont toutes fait oeuvre à partir de ces mots qui restent.
Les deux premiers intervenants, Line Amselem et Aldo Naouri, maîtrisent parfaitement les langues de leur enfance.
La mère d'Aldo Naouri lui parlait en judéo-libyen. Pendant la guerre, cette femme, qui était veuve, a été expulsée de Libye vers l'Algérie en compagnie de ses huit enfants, Aldo étant le plus jeune. Là, elle conversait en arabe judéo-libyen avec ses voisines algériennes musulmanes, qui, elles, parlaient l'arabe algérien, différent de son arabe à elle. Cela a donné lieu à des malentendus amusants autour de mots qui avaient la même sonorité mais pas le même sens. Devenu pédiatre, Aldo Naouri a écrit de nombreux livres sur le sujet de l'enfance. Dans son dernier ouvrage, il écrit qu'une psychanalyse est terminée quand l'analysant a trouvé « sa lettre ». Celle de Naouri était le « kh », liée au nom de jeune fille de sa mère, une lettre que son analyste ne pouvait pas entendre car ce son ne se prononce pas en français. 
La langue que Line Amselem parle dans le film, en faisant des gestes qui l'accompagnent, est la haketia, la langue judéo-espagnole parlée dans le nord du Maroc. Line se souvient de son enfance à Paris dans cette langue et elle en a fait un livre. Dans le film, elle chante une berceuse que lui chantait sa mère.
Plusieurs personnages du film qui ne parlent pas la langue de leurs parents gardent tout de même en mémoire des mots qui les ont marqués jusque dans leur corps.
Anna Angelopoulos, née à Salonique après la guerre, a découvert à dix ans seulement que la langue que parlait sa mère, et qu'elle écoutait en cachette derrière la porte, était le judéo-espagnol. Sa mère n'a jamais pu lui dire qu'elle était juive. Sa langue était interdite à sa fille. C'est bien plus tard, lors de sa recherche sur les contes de transmission orale, qu'Anna a découvert des contes transcrits du judéo-espagnol en phonétique par une chercheuse anglaise partie enquêter dans les Balkans d'avant-guerre. C'est lorsqu'elle a entrepris de les déchiffrer et de les traduire qu'elle a retrouvé des mots de la langue de sa mère.
Zohar Elmakias a grandi à Ramleh, entre Tel-Aviv et Jérusalem. Ses parents et d'autres membres de la famille parlaient le judéo-marocain, ou « le marocain » comme on l'appelle en Israël. Zohar elle-même ne le parlait pas. Le fait que ce soit une langue uniquement orale lui avait donné l'impression que les mots sortaient du corps des autres et entraient dans son propre corps. Pour elle, les mots sont comme des amulettes, des objets dont elle ne comprend pas le sens, mais dont elle veut croire qu'il existe.
Jonas Sibony, lui, n'a pas entendu parler le judéo-marocain à la maison. C'était la langue de son grand-père paternel, mort dans un accident avant sa naissance.
Pour Jonas, l'absence-présence de ce grand-père est à l'origine de son intérêt pour le judéo-marocain. Il est devenu enseignant à l'Université, où il donne des cours de dialectologie arabe, et le judéo-marocain en fait partie. Même si Jonas n'a pas entendu le judéomarocain à la maison, des expressions de cette langue se sont immiscées dans le français parlé dans sa famille paternelle. Ce sont ces expressions que Jonas énonce, dos à la caméra.
Anat Pick se souvient des échanges en judéo-persan entre sa mère et sa grand-mère. En bon sioniste, son père, d'origine anglaise, a imposé l'hébreu à la maison et interdit le persan. Anat n'a pas appris cette langue malgré les heures qu'elle a passées dans la cuisine, chez sa grand-mère, à écouter les deux femmes converser. Parler et manger étaient indissociables. Tout passait par la bouche. Elle dit de sa grand-mère, très accrochée à son accent persan, qu'elle s'exprimait avec des jaillissements, des coupures, des attaques. Devenue performeuse de « sound poetry », Anat s'exprime dans une langue inventée par elle, faite uniquement de sons et de syllabes. On dirait qu'elle reproduit les jaillissements, les attaques, la violence du parler de sa grand-mère.

Quelle est la place des documents écrits dans ce film ?
Bien que ce soit un film sur les traces orales des langues parlées par les juifs de la diaspora, j'ai voulu montrer qu'il reste dans ces langues, surtout en judéo-arabe, beaucoup de traces écrites en caractères hébraïques. Les lettres hébraïques me fascinent depuis toujours, j'en parle déjà dans mon film Poétique du cerveau.
Ces lettres portent en elles une histoire millénaire, celle des écrits en hébreu et en araméen. Selon la tradition mystique juive, elles sont à la base de la création du monde. Mais ce que l'on connaît moins, c'est l'histoire des autres langues qui se sont logées dans ces lettres hébraïques et qui portent en elles les récits de pratiques et de pensées des juifs de la diaspora.
Ma rencontre avec ces lettres familières dans d'autres langues m'a beaucoup émue. C'est peut-être comme ces mots/corps dont parle Zohar Elmakias dans le film. Je sais lire les mots, mais leur sens m'est inconnu.
Dans le prologue, j'avais envie de donner à voir ces lettres hébraïques sous leur diverses formes graphiques, aussi bien en hébreu qu'en judéo-arabe ou judéopersan.
Le dernier des documents que je montre est une miniature persane du XIVe siècle qui illustre l'histoire de la reine Esther, écrite en judéo-persan, avec des caractères hébraïques par le poète Shahin Shirazi. Si l'on regarde à droite de l'image, on voit un instrument qui ressemble un peu au banjo avec lequel Daniel Mizrahi joue la musique qu'il a composée pour ce prologue. »


"Des mots qui restent" de Nurith Aviv
2022 - 52 min –16/9
Produit par Serge Lalou, Les Films d'Ici et Itai Tamir, Laila Films
Avec la participation du Centre National du Cinéma et de l'Image animée, de France Télévisions, de France 3 Grand Est
Post-production : La Fabrique de France Télévisions – Lille
Avec le soutien de La Procirep et de l'Angoa
Documentaliste : Cécile Niderman
Conseiller scientifique : Jonas Sibony
Image : Cédric Dupire et Itay Marom
Montage : Nurith Aviv et Hippolyte Saura
Musique : Daniel Mizrahi

"
Yiddish" par Nurith Aviv

France, Israël, 2019, 1 h
Producteur délégué : Serge Lalou
Directeur de la photo : Cédric Dupire
Producteur étranger : Itai Tamir
Ingénieure du son : Sonia Sokolowski
Montage : Nurith Aviv, Rym Bouhedda
Production Déléguée : Les Films d'Ici
Production Étrangère : Laila Films
Coproduction : France Télévisions
Distribution France : Editions Montparnasse
Au cinéma Les Trois Luxembourg

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Cet article a été publié le 10 mars 2020.

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