vendredi 13 septembre 2013

L’œil d’un collectionneur : Serge Aboukrat, du cliché-verre à Philippe Halsman


La Maison européenne de la photographie  (MEP) a présenté l’exposition éponyme  rendant hommage à Serge Aboukrat, collectionneur et galeriste, au travers de deux de ses centres d’intérêt : le cliché-verre, procédé « de multiplication de l’image s’appuyant sur les débuts de la photographie » et le talentueux photographe américain Juif Philippe Halsman  (1906-1979), « un des plus grands photographes-portraitistes du XXe siècle » dont les œuvres figurent en Une de nombreux livres et magazines, et que la galerie Serge Aboukrat célèbre.

 
« Depuis longtemps j’affectionne la photographie. Dans les années 1970, alors que j’habitais Nice, une de mes connaissances collectionnait les années 1930. Tout dans son appartement reflétait l’ambiance de cette époque : murs en opaline noire, vases de Dunand, Lalique, meubles de Ruhlmann, Leleu, sculpture de Miklos, peinture animalière de Jouve… Un véritable musée. Je me faisais alors la réflexion, qu’il devait falloir 40 ans pour redécouvrir, apprécier une période dans son ensemble et j’annonçais alors que le 1960 serait « à la mode » dans les années 2000 ! Lors de la visite du Musée Pompidou Metz, dans la première exposition décidée par Laurent Lebon, une vidéo d’entretiens avec Marcel Duchamp affirmait, et me confirmait, cette idée des 40 ans. Ce laps de temps est-il à considérer comme « une traversée du désert », à l’image de celle du peuple hébreu lors de la sortie d’Égypte, qui dura 40 ans, d’obtenir les garanties de durabilité. Passé ce délai, tout est possible. Les dés sont jetés. Être en phase avec son temps, comprendre, aimer son époque est une forme de bonheur. Certes « Des choses anciennes, faisons des nouvelles » sera toujours d’actualité. La critique fait progresser le futur. L’innovation artistique (picturale, musicale, littéraire) est-elle réellement comprise lors de sa période de création ? Cela paraît évident pour les amateurs éclairés. Je me remémorais l’affiche rencontrée dans les rues de Paris, alors que je venais juste de m’y installer, à 40 ans : « La musique classique a d’abord été contemporaine ». William Bouguereau, Eugène Carrière et bien d’autres peintres ont été plus appréciés à leur époque que Edouard Manet, qui laissa pourtant son nom dans l’Histoire de l’Art. Ne parlons pas de la photographie, des débuts de ce médium négligé, de ces précurseurs qui ont tant œuvré pour imposer la photographie au rang d’Art. L’histoire rattrape ces erreurs », observe Serge Aboukrat, collectionneur et galeriste.

Parmi les expositions de sa galerie parisienne, citons celle en 2007 de photographies vintage d’objets désignés par le styliste industriel et graphiste Raymond Loewy et en 2008-2009 celle de tirages d’époque admirablement conservés de Pierre Verger  (1902-1996) sur L’Espagne prémonitoire, juste avant le déclenchement de la Guerre civile.
 
Les clichés-verre
Le cliché-verre relève, « par sa nature même, à la fois du dessin, de la gravure et de la photographie ». C’est avant tout « un procédé de multiplication de l’image s’appuyant sur les débuts de la photographie ».

Le cliché-verre est « un procédé d’impression par les moyens photographiques, à partir d’un négatif sur verre réalisé manuellement et directement par l’artiste. La plaque est préalablement enduite d’une couche épaisse de collodion où l’artiste, dessine avec une pointe, son sujet. Le tracé traverse le verre translucide. Le tirage est obtenu par l’action de la lumière qui passe à travers le verre et marque le papier photosensible qui est ensuite révélé et fixé ».

Dans les années 1850, Constant Dutilleux et son gendre Charles Desavary inventent cette technique « à mi-chemin entre la gravure et la photographie ».

Lors d’un séjour à Arras, Jean-Baptiste Camille Corot découvre ce procédé. Il réalisa une soixantaine de clichés-verres. Le premier « dessin sur verre pour photographie » est réalisé en 1853 par Corot : « Le bucheron de Rembrandt  ».

L’exposition à la MEP présente une soixantaine de clichés-verre de Corot, Daubigny, Delacroix  - le musée Delacroix est situé à quelques mètres de la galerie Serge Aboukrat, dans le quartier de Saint-Germain-des-Prés -, Millet, Rousseau.
 
Philippe Halsman, portraitiste psychologique
« Il y a une dizaine d’années, je fis l’acquisition d’un lot photographique de Philippe Halsman, ensemble réduit de cet artiste, sorte de mini rétrospective : Atomicus, Skull, Jump et portraits « flottants ». Je m’en suis immédiatement voulu de ne pas m’être intéressé bien avant à cet artiste, considéré comme l’un des dix grands photographes de sa génération. Au fil de mes recherches, je constituais un ensemble cohérent… et ce moins de 40 ans après sa disparition », se souvient Serge Aboukrat.

Et d’ajouter : « Les fatalités de son adolescence n’ont pas engendré chez Philippe Halsman, dans sa vie ou son travail de la rancœur, mais plutôt légèreté, beauté, optimisme et joie de vivre. Les évènements éprouvés dans sa jeunesse ont jeté dans les dés du hasard les clefs de sa passion, qu’il mit au service de son œuvre, sa marque singulière facilement reconnaissable".

La soixantaine de photographies de Philippe Halsman  sélectionnée par Serge Aboukrat fait découvrir une partie de l’œuvre et de la vie de ce photographe portraitiste pour qui « les accents et les différences sont là non pas pour contrarier, mais pour être savourés ».

Philippe Halsman  nait à Riga (alors dans l’empire russe, et dans l’actuelle Lettonie) en 1906, dans une famille dont le père est dentiste.

Dès 1921, il commence à photographier famille et amis avec le vieil appareil de son père.

Major à sa sortie du lycée, il acquiert une formation d’ingénieur en électricité à Dresde.

En 1928, son père meurt lors d’un séjour familial dans les Alpes autrichiennes.

Deux années plus tard, Philippe Halsman s’installe à Paris.

Là, en 1932, il ouvre un studio photographique au 22 rue Delambre, dans le quartier Montparnasse.

Il conçoit un appareil photographique reflex bi-objectif (twin lens reflex) 9 x 12 cm novateur par l’utilisation de deux objectifs - l'un servant à la visée, l'autre à la prise de vue – et le fait fabriquer en 1936 par le petit-fils d’Alphonse Giroux, fabriquant du premier appareil pour Louis-Jacques-Mandé Daguerre.

Avec cet appareil original, Philippe Halsman photographie de célèbres écrivains, architectes, peintres, dramaturges : André Gide, Marc Chagall, Paul Valéry, Jean Painlevé, Jean Giraudoux, Le Corbusier, André Malraux…

Philippe Halsman travaille aussi avec le monde de la haute couture, notamment celui des chapeaux, et avec des clients privés.

Dès 1936, Halsman, qui a étudié le travail d’autres artistes et photographes, en particulier les surréalistes dont il retient l’art de surprendre le lecteur, s’impose comme le meilleur portraitiste en France.

Ses photos apparaissent en couvertures de livres et dans les magazines : Vu, Voilà.

La Galerie de la Pléiade, boulevard Saint-Michel, organise alors sa première exposition.

Fuyant la France à l’été 1940, son épouse, leur fille, sa sœur et son beau-frère parviennent aux Etats-Unis comme citoyens lettons, bien qu’ils détiennent un passeport français.

A Marseille, après de longs mois d’attente, grâce à l’intervention d’Albert Einstein, qui avait rencontré la sœur d’Halsman dans les années 1920, Halsman obtient un visa urgent pour entrer aux Etats-Unis.
 
Il se rend à Lisbonne, et de là, muni de son appareil photographique et d’une douzaine d’épreuves, embarque dans un navire de réfugiés pour les Etats-Unis en novembre 1940.

La carrière d’Halsman amorce un tournant déterminant quand il rencontre Connie Ford, une modèle qui accepte de poser pour lui en échange de clichés pour son portfolio. "Quand les publicitaires d’Elizabeth Arden  voient la photographie de ce mannequin se détachant du drapeau américain, ils décident d’utiliser cette photographie pour lancer leur campagne nationale pour le rouge-à-lèvres Victory Red".

Un an plus tard, à l’automne 1942, Life demande à Halsman de photographier de manière narrative un nouveau chapeau. A la grande joie de l’artiste, le 5 octobre 1942, son portrait du modèle souriant au travers du bord plumeté du chapeau fait la couverture du magazine né six mois auparavant. Le début d’une longue collaboration dans un monde où le photojournalisme est encore un champs nouveau…
 
De ses débuts en France dans les années 1930 à la carrière qu’il poursuit à New York dès 1940, Philippe Halsman s’illustre par ses photographies de mode et ses portraits de personnalités. Des portraits qui pendant trente ans illustrent les couvertures des magazines américains les plus importants : Look, Esquire, Life, The Saturday Evening Post, Paris Match...

Pour le célèbre magazine Life, avec lequel il collabore jusqu’en 1970 – Life a cessé de paraître en 1972 - et dont il détient, avec 101 couvertures, le record inégalé de « Une », Philippe Halsman photographie les riches et les célèbres, renouvelant l’art du portrait grâce à son inventivité, à son originalité et à son empathie envers son sujet. Il réalise aussi des photos pour des publicités pour des firmes aussi renommées qu’Elizabeth Arden cosmetics , NBC, Simon & Schuster, et Ford.

En 1941, familier des surréalistes, Philippe Halsman débute une collaboration de 37 ans avec Salvador Dali, d’où sont nées des « photographies d’idées » (photographs of ideas).

Exemples de ces  « photographies d’idées » : les séries Dali Atomicus – Dali, ses tableaux, ses chats, et l’eau apparaissent suspendus dans l’air - et Dali’s Mustache imprégnées de l’irrationalité perturbante des rêves et tableaux de Dali.

En 1945, Halsman est élu le premier président  de l’American Society of Magazine Photographers  (ASMP). Il y mène un combat pour la protection des droits d’auteur des photographes.

A l’époque, les Américains apprennent le monde par leurs journaux, à la radio et aux Actualités cinématographiques. Avec Life et les autres magazines populaires, ils découvrent une actualité présentée différemment, de manière attrayante, vivante, et illustrée de photos brillantes, dramatiques, mêlant histoires sur la politique internationale, vie quotidienne, célébrités, exotisme et humour. Les images d'Halsman illustrent la société américaine prospère du milieu du XXe siècle.

Son art consiste à insérer dans la photo des détails familiers, et finalement perturbants, ce qui confère aux sujets une tension, tout en soignant ses éclairages sophistiqués, son focus large. Les autres raisons de son succès ? Elles tiennent notamment en sa joie de vivre et son imagination ainsi qu’à ses prouesses technologiques.

Quand Halsman a fait poser les comédiens de la NBC contre un papier blanc nu, en éliminant tout élément de contextualisation, ces artistes ont paru à la fois drôles et fragiles.

De l’exploration de l’inconscient érotique par les surréalistes, Philippe Halsman a appris comment associer glamour, sexe, l’énergie et la santé dans un portrait. Ce qui a fait de lui le photographe favori de Life pour des stars sensuelles.

Halsman aimait comparer son travail à celui d’un bon psychologue qui regarde ses sujets avec une perspicacité particulière et en révèle la personnalité : « Cela ne peut pas être fait en poussant la personne dans une position ou en arrangeant sa tête à un certain angle. Cela doit être accompli en provoquant la victime, en l’amusant avec des plaisanteries, en la rassurant par le silence, ou en lui posant des questions impertinentes que son meilleur ami aurait peur d’exprimer ».

« Cette fascination pour le visage humain ne m’a jamais quitté… Chaque visage que je vois semble cacher – et parfois révéler fugitivement – le mystère d’un autre être humain. Capturer cette révélation est devenu le but et la passion de ma vie », écrit Halsman en 1972.

Après son retour en Europe dans les années 1950, où il est invité par David Seymour  à se joindre à Magnum, Halsman poursuit son exploration du portrait au travers de sa célèbre série « jumpology ». A la fin de chaque séance, il demande à ses sujets de sauter devant son objectif. « Quand vous demandez à une personne de sauter en l’air, son attention se concentre essentiellement dans l’acte de sauter et le masque tombe afin que la vraie personne apparaisse », explique Halsman qui photographie ainsi les plus grands de ce monde, en plein saut, de Marilyn Monroe  à Brigitte Bardot, de Mme Ford à Richard Nixon à la Maison Blanche, des Windsor à Edward Steichen… Ces images amusantes et pleines d’énergie constituent une part importante de son patrimoine photographique.
 

En 1958, un sondage mené par Popular Photography auprès des photographes le désigne comme l’un des dix plus grands photographes au monde aux côtés d’Irving Penn, Richard Avedon, Ansel Adams, Henri Cartier-Bresson, Alfred Einsenstaedt, Ernst Hass, Yousuf Karsh, Gjon Mili et Eugene Smith.

De 1971 à 1976, Halsman enseigne dans le cadre du séminaire Psychological Portraiture à The New School.

Dès 1998-1999, moins de vingt ans après la mort d’Halsman, la National Portrait Gallery (NPG) de la Smithsonian Institution a présenté la première rétrospective historique  de cet artiste dont les œuvres ont imprimé nombre de rétines et influencé beaucoup de photographes.

   
Jusqu’à fin septembre 2013
A la galerie Serge Aboukrat

7, place de Furstemberg, 75006 PARIS
Tél. : 09 66 94 02 12/ 01 44 07 02 98
Du dimanche au vendredi, de 15 h à 19 h
 
Jusqu’au 15 septembre 2013
A la Maison Européenne de la Photographie  (MEP)

5/7, rue de Fourcy, 75004 Paris
Tél. : 01 44 78 75 00
Du mercredi au dimanche de 11 h à 20 h
 
Visuels :
Delacroix, Le tigre en arrêt, 1854
Tirage Sagot-Le Garrec, 1921
Collection Serge Aboukrat
 
Corot, Arbre dans la forêt, circa 1860
Tirage Sagot-Le Garrec, 1921
Collection Serge Aboukrat
 
Saut dans le vide de Yves Klein, Cibachromes, 1998
© Vik Muniz
Collection Serge Aboukrat
 
Grace Kelly, 1955
© Philippe Halsman / Magnum Photos
 
Salvador Dali, 1953
© Philippe Halsman / Magnum Photos

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Les citations proviennent du dossier de presse.

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