mercredi 18 janvier 2023

« Shocking ! Les mondes surréalistes d’Elsa Schiaparelli »

Elsa Schiaparelli (1890-1973) est une styliste de mode. Née dans l'aristocratie italienne, elle dirige son entreprise des années 1930 aux années 1950. Inspirée par le surréalisme, elle prise les couleurs criardes comme son Rose shocking, l’association du rouge vif et du rose tendre, des thèmes liés au cirque, et les trompe-l'œil. Elle est l’auteure en 1954 de l’autobiographie intitulée Shocking Life. Le musée des Arts décoratifs présente l’exposition « Shocking ! Les mondes surréalistes d’Elsa Schiaparelli » (Shocking! The surreal world of Elsa Schiaparelli).  

L’histoire sous les pieds. 3000 ans de chaussures 

« Travailler avec des artistes tels que Bébé Bérard, Jean Cocteau, Salvador Dalí, Vertès et Van Dongen, avec des photographes comme Honingen-Huene, Horst, Cecil Beaton et Man Ray, avait quelque chose d’exaltant. On se sentait aidé, encouragé, au-delà de la réalité matérielle et ennuyeuse, qu’est la fabrication d’une robe à vendre. »
Shocking life, Elsa Schiaparelli – 1954

« Le musée des Arts décoratifs met à l’honneur l’œuvre audacieuse et inspirante d’Elsa Schiaparelli, créatrice italienne, dont l’inspiration s’est nourrie d’une relation privilégiée avec les artistes du milieu de l’avant-garde parisienne des années 1920 et 1930. Près de 20 ans après la rétrospective qui lui a été consacrée en 2004, le musée a souhaité revisiter son œuvre afin de faire redécouvrir au public sa fantaisie novatrice, son goût du spectacle et sa modernité artistique. »

« Shocking! Les mondes surréalistes d’Elsa Schiaparelli, réunit 520 œuvres dont 272 costumes et accessoires de mode, mis en regard de peintures, sculptures, bijoux, flacons de parfum, céramiques, affiches, et photographies signées des plus grands noms de l’époque, de Man Ray à Salvador Dalí, de Jean Cocteau à Meret Oppenheim ou encore d’Elsa Triolet. Cette grande rétrospective met également en lumière l’héritage du style Schiaparelli avec des silhouettes interprétées par de célèbres couturiers lui rendant hommage : Yves Saint Laurent, Azzedine Alaïa, John Galliano, Christian Lacroix. Daniel Roseberry, directeur artistique de la maison Schiaparelli depuis 2019, interprète l’héritage d’Elsa Schiaparelli. »

« L’exposition est présentée dans les galeries de la mode Christine & Stephen A. Schwarzman dans une scénographie poétique et immersive confiée à Nathalie Crinière. »

« Dans notre époque contemporaine qui conçoit le dialogue étroit entre mode et art comme une évidence, plus que jamais Elsa Schiaparelli semble de notre temps, en couturière « inspirée » comme elle aimait à se définir elle-même. Élevée dans un milieu humaniste et érudit, Elsa Schiaparelli (1890-1973) a embrassé la mode en ne reniant jamais sa profonde fascination pour l’art et pour les artistes, tout en devenant autant créatrice que femme d’image, s’amusant de la haute couture comme d’un kaléidoscope, robes du soir, tenues de ville, modèles sport, accessoires, et parfums. Esquivant les pesanteurs d’un milieu social, elle lui offre la liberté d’explorer les formes et les inspirations, celles qu’elle construit avec fougue et humour avec ses amis artistes, dont nombre la considère pleinement artiste elle-même. »

« Mêlant approches thématiques et chronologiques, l’exposition s’organise sur deux niveaux autour des moments- clés de l’œuvre d’Elsa Schiaparelli, enchaînant les collections les plus remarquables, d’année en année, dont certaines, en lien avec les artistes complices, fonctionnent telles les sources sensibles de sa créativité. Irriguant le parcours de l’exposition, ces thèmes artistiques rythment les étapes de la vie d’Elsa Schiaparelli. La salle d’introduction, espace spectaculaire, immersif, plonge le visiteur dans un environnement total dédié aux dessins des collections de Schiaparelli conservés par centaines : ils mettent en évidence l’étendue de l’œuvre de la couturière. L’éveil de l’artiste à la mode et à la modernité est exploré ainsi que le rôle déterminant du couturier Paul Poiret dont elle fait la connaissance en 1922. Véritable mentor, il révèlera sa vocation de couturière. »

« Elsa Schiaparelli confectionne alors des sweaters à motifs en trompe-l’œil, idée aussi géniale que radicale, et s’éveille parallèlement au goût de l’Art déco notamment au contact de Jean Dunand qui signe pour elle une robe raffinée dont les plis sont peints à la laque. Puis elle inaugure une riche série de collaborations qui illuminent une constellation d’artistes : ainsi Elsa Triolet, Jean Cocteau et Salvador Dalí pour ses collections de mode et d’accessoires. »

« Elle développe son sens aigu du détail à travers des modèles largement inspirés par l’esthétique surréaliste, détournant motifs et matériaux les plus étonnants : plastiques transparents, boutons en forme d’écrevisse, « poches tiroirs », homards. Elle inspire tout autant Man Ray et devient son modèle : de nombreuses photographies témoignent de cette complicité fructueuse. »

« L’exposition se poursuit avec les collections thématiques qu’Elsa Schiaparelli initie seule autour des sources d’inspirations qui lui sont chères : l’Antiquité italienne, la nature et la musique. »

« La collection « Païenne » est un clin d’œil à l’Antiquité en référence aux métamorphoses d’Ovide, la collection « Papillon » est une ode aux insectes (source d’inspiration partagée avec les artistes surréalistes), la collection « Musique » de 1939 semble étirer et allonger à l’infini la silhouette de la femme moderne. »

« Le tandem mythique formé par Elsa Schiaparelli et Salvador Dalí, mué par un goût piquant du scandale et de la provocation artistique, est mis en lumière dans une salle qui lui est dédiée révélant l’iconique « robe homard » ou le célèbre « chapeau chaussure », sorte de bibi surréaliste. Le second étage s’ouvre sur une reconstitution des salons de couture d’Elsa Schiaparelli, alors situés au 21 place Vendôme à Paris qu’elle inaugure en 1935. Pour l’aménagement et la décoration des intérieurs, elle fait appel à Jean- Michel Frank pour ses lignes épurées, ultra chic et élégantes. Elle y habille les extravagantes de la planète et y acquiert une renommée internationale. »

« La « cage aux parfums » révèle l’écrin de ses originales créations olfactives dont le fameux « Shocking » qui deviendra un succès mondial, donnant tout son sens au génial sens du marketing de la créatrice. »

« L’accent est également mis sur l’art complexe et luxueux de la broderie : Elsa Schiaparelli fait en effet appel à la maison Lesage pour la réalisation des broderies sur mesure comme le font de nombreuses maisons de couture depuis 1924. Les collections des années 1938 et 1939 convoquent l’imaginaire de la « commedia dell’arte », s’inspirant des personnages de la comédie italienne du XVIIIe siècle, haute en couleurs, la collection dite « astrologique » à laquelle elle mêle des références baroques liées à Versailles et au Roi Soleil, avec la célébration du XVIIe siècle français, et enfin la collection « Cirque » avec ses somptueux boléros brodés de chevaux, d’acrobates et d’éléphants. Les créations d’avant-guerre montrent une silhouette cigarette plutôt étroite tandis que celles de l’après-guerre sont plus amples et plus construites. »

« Le parcours s’achève sur les silhouettes contemporaines réalisées par Daniel Roseberry avec un final spectaculaire traduisant avec sensibilité et force l’inspiration surréaliste de son éminente fondatrice. »

« En vingt-cinq ans, Elsa Schiaparelli fait de la mode une respiration naturelle de l’avant-garde, un terrain de jeux où réinventer autant la femme que la féminité, l’allure autant que l’esprit, en une œuvre qui reste d’une actualité saisissante. Elle incarne une vision d’un Paris éclatant et vibrant, curieux de tout, s’amusant de chaque nouveauté. »

« C’est cette incroyable liberté de création que l’exposition souhaite offrir aux visiteurs, liberté de surprendre, liberté de dialoguer, liberté d’être soi-même, à travers modèles, dessins et bijoux dont nombre d’entre eux, des milliers pour les dessins en particulier, ont été donnés en 1973 par Elsa Schiaparelli à l’Union française des Arts du costume, dont le Musée des Arts Décoratifs conserve les fonds. Comme un dernier geste moderne, celui de préserver son héritage artistique pour le transmettre et permettre ainsi que l’histoire continue, intemporelle, celui d’avoir vécu son art comme le lieu fécond des croisements les plus inattendus et les plus fertiles. »


BIOGRAPHIE D’ELSA SCHIAPARELLI

« 10 septembre 1890
Naissance d’Elsa Schiaparelli à Rome dans une famille d’intellectuels et d’aristocrates italiens habitant au palais Corsini.
1913
Elsa découvre Paris et Londres, où elle fait la connaissance de son futur mari, le comte William de Wendt de Kerlor. Ils se marient en 1914.
1916
Le couple s’installe aux États-Unis, à New York puis à Boston, et donne naissance à une fille, surnommée Gogo.
1920
Elsa Schiaparelli rencontre Marcel Duchamp et Man Ray, qui la photographie dans son studio.
1922
Séparée de son mari infidèle, Elsa Schiaparelli rentre en Europe avec Gogo et se lie d’amitié avec les dadaïstes à Paris.
1927
Elle présente sa première collection de sweaters ornés de nœuds et de cravates en trompe-l’œil et connaît un début de notoriété.
1935
En janvier, elle déménage son salon de son appartement exigu de la rue de la Paix et l’installe dans un hôtel particulier au 21, place Vendôme, qu’elle demande à Jean-Michel Frank de moderniser.
1936
Elle collabore pour la première fois avec Salvador Dalí pour créer des pièces de mode.
1937
Le 29 avril, la Maison Schiaparelli lance le parfum Shocking, dont le flacon rose est dessiné par Leonor Fini.
1940
En juillet, Schiaparelli quitte la France en guerre et s’installe aux États-Unis, confiant la direction du salon place Vendôme à Irène Dana en son absence.
1945
Elsa rentre en France et présente sa première collection d’après-guerre.
1947
Elsa fait appel à Hubert de Givenchy, âgé de 19 ans, pour être son premier assistant avant de le nommer directeur artistique de la boutique.
1954
Le 3 février, la maison présente sa dernière collection de couture. Le 13 décembre, faute de succès depuis la fin de la guerre, le salon du couture Schiaparelli ferme ses portes. La créatrice se consacre à écrire ses mémoires avant de finalement se retirer de la scène.
13 novembre 1973
Elsa Schiaparelli a 83 ans et meurt dans son sommeil, chez elle à Paris. »

« ELSA SCHIAPARELLI, UNE DERNIÈRE DANSE »
PAR OLIVIER GABET
Extrait du catalogue de l’exposition.

« Hanya Yanagihara (HY.)
J’ai toujours pensé que ce qui distingue ton travail, c’est la puissance avec laquelle il transmet de l’émotion. Dans ta vie privée aussi, tu n’as pas peur d’exprimer tes émotions. Tu as facilement accès à un large éventail de sentiments, de la tristesse à – merveilleusement – la joie. C’est réducteur, mais si nous considérons les créateurs de mode comme étant soit cérébraux, soit intuitifs, je te considère largement comme un intuitif. Comment évalues-tu les créateurs que tu admires, comme Alexander McQueen ou Yves Saint Laurent ?
Daniel Roseberry (DR.)
Je pense que chaque créateur doit choisir une voie. Quand ça marche, c’est parce que son travail et sa voie sont cohérents avec son identité profonde. Quand on sent que le créateur essaie d’être quelqu’un d’autre, ou bien même d’être une meilleure version de lui-même, son travail en devient moins fort. Les créateurs que j’admire, tels que McQueen, Yves Saint Laurent ou Karl Lagerfeld, faisaient tous un travail qui reflétait ce qu’ils étaient avec harmonie et fidélité. Le romantique. Le génie. Le showman.
HY.
Certaines de tes créations les plus fortes et les plus emblématiques jouent autour de l’idée du détournement anatomique et de l’exagération : les nez migrent vers les lobes d’oreille, les mamelons se fraient un chemin en rasde- cou, la poitrine arbore des proportions pyramidales. Jusqu’à quel point cela constitue-t-il – ou pas – une projection de ta propre relation au corps ?
DR.
(…) C’est seulement vers l’âge de trente ans que j’ai commencé à appréhender et à apprécier mon corps. Il y a quelque chose d’inexplicablement glorieux dans le corps humain. (…) Dans mes créations, j’essaie de traiter les parties du corps avec un certain niveau d’équité. Les seins sont aussi précieux que les yeux, les orteils que les fesses. C’est une manière de célébrer le corps sans le sursexualiser pour autant.
HY.
Parle-moi de ce que signifie le fait de créer au sein d’un héritage comme celui de Madame Schiaparelli tout en faisant quelque chose de personnel. Le fantôme d’Elsa te semble-t-il parfois écrasant ?
DR.
Au début de ma présence chez Schiaparelli (…) j’essayais de susciter la même réaction émotionnelle que celle que l’on aurait pu avoir à l’époque en regardant son travail. (…) Après quelques années à ce poste, je me sens beaucoup plus à l’aise avec son héritage et avec les archives de la Maison, et plus enclin à en embrasser certaines parties chaque saison. Mais je ne me suis jamais senti écrasé par son héritage, que j’ai toujours maintenu un peu à distance. (…) Je ne suis pas sûr qu’elle aimerait voir son travail reproduit à l’infini, un siècle plus tard. Je pense qu’elle défendrait plutôt la nouveauté, et je ne peux qu’espérer que cela m’inclurait.
HY.
Quel sont le but et la fonction d’une robe en 2022 ? (…) Peux-tu nous parler de ta philosophie ?
DR.
Je pense qu’il y a une raison au fait que la robe soit un vêtement éternel, et c’est pour cette raison que le tailleur est intemporel lui aussi. C’est parce que ce vêtement a été conçu pour mettre en valeur les plus belles parties du corps féminin, et aussi créer une certaine aisance autour des parties du corps qui ont parfois besoin d’un coup de main. Je pense qu’une belle robe se définit par sa générosité. Quelle confiance en vous vous donne-t-elle ? (…) Les robes peuvent être sublimes portées par des hommes, et les tailleurs absolument magnifiques sur des femmes. Je crois qu’on se rend compte aujourd’hui que ces règles vestimentaires sont encore plus belles lorsqu’on les enfreint.
HY.
Le terme « surréaliste » est souvent utilisé aujourd’hui comme un raccourci pour tout ce qui semble absurde, ridicule ou étrange. Et pourtant, ce mot, défini par André Breton en 1924, avait un sens bien précis : c’est l’espace entre la vie rêvée et la vraie vie, et la lutte qui s’impose entre les deux. Comment cette croyance s’exprime à travers tes créations ?
DR.
(…) Quelque chose entre le rêve et la réalité, entre l’obscurité et la lumière. Le refus d’être seulement l’un ou l’autre est révélateur d’un travail surréaliste. Je pense aussi que cela doit susciter la curiosité chez le spectateur. (…) Le surréalisme paraît hors de portée, mais son impact émotionnel est viscéral, urgent même parfois. On parle toujours de contradiction au studio : comment est-ce qu’on peut faire quelque chose de baroque et de minimaliste à la fois, par exemple. Ou lorsque l’on veut créer quelque chose qui soit à la fois féminin et masculin, doux et dur, pop et couture. Les deux extrêmes ont besoin l’un de l’autre, et qui plus est ils se désirent l’un l’autre.
HY.
Abordons plus largement la question de l’univers de la mode et de son industrie. J’ai pour habitude de dire qu’il n’existe pas d’autres métiers au monde dans lequel l’écart entre la perception glamour du métier et sa réalité quotidienne est plus grand. Cette dissonance est-elle parfois difficile à gérer ?
DR.
C’est une chose qui me préoccupe et que je dois gérer (…) un jour sur deux. Mais ces jours sont rares, et je pense que quiconque travaille dans la mode, et surtout les créateurs, doit être en mesure de l’accepter. Le plus difficile, c’est la fréquence à laquelle on est censé produire des idées dignes d’être partagées avec le monde. Les réseaux sociaux ont rendu cela encore plus exigeant, plus frénétique, et c’est pour cela qu’il y a autant de mode conservatrice et rassurante sur le marché – il n’est tout simplement pas possible pour un même studio ou pour un même créateur de produire des idées magiques et révolutionnaires à la chaîne quatre fois par an. (…) Dans d’autres industries, ces périodes peuvent durer des années. Mais dans la mode, on n’a que deux semaines entre chaque collection, et encore, si on a de la chance. Si on s’arrête plus de deux semaines, on est déjà en retard. C’est ce qui attire les gens. Mais c’est aussi l’exception qui confirme la règle.
HY.
Avant ton arrivée au sein de la Maison en 2019, tu as travaillé pendant dix ans pour la marque américaine Thom Browne, jusqu’à devenir le directeur du studio pour les collections homme et femme. Tu as dit que tu avais remarqué que les jeunes aujourd’hui espèrent passer directement d’une école de stylisme à la tête de leur propre marque. Et pourtant, tu as toujours soutenu qu’il y a de bonnes raisons à être le numéro deux d’une maison de mode. Dis-moi lesquelles, et parle-moi de ce que tu as appris de tes années passées chez Thom Browne.
DR.
La première chose que j’ai réalisée en travaillant chez Thom Browne est à quel point je ne savais rien du tout. Je faisais plein d’erreurs, heureusement Thom était là pour me guider et m’entraîner. Il y a tellement de manières d’échouer dans cette industrie. Les opportunités manquées, la surexposition ou la sous exposition, et toutes les réalités incessantes et impitoyables autour des délais, des fenêtres de livraison, des ventes, etc., etc. On peut très bien passer à côté de la personne que l’on est censé devenir. La mode est un domaine très dangereux pour un jeune qui apprend qui il est, ou plutôt, qui il devient, tout en devant supporter les pressions de l’industrie. (…) Je serai éternellement reconnaissant d’avoir été un second couteau pendant plus d’une décennie. La seule chose que l’on n’apprend pas en étant un numéro deux, c’est à quoi ressemblera son propre processus de création lorsqu’on se lancera tout seul. Lorsque j’ai commencé chez Schiaparelli, j’ai dû (…) apprendre à faire usage de ma propre vision : ma propre façon de construire une collection. Cela peut être très traumatisant à faire en public. Mais ça fait partie du processus. Tout ce que l’on peut espérer en échange, c’est un peu de patience – de la part de l’industrie, mais surtout, de soi-même. »

« QUAND DALÍ DÉCOUVRE LA MODE »
PAR JEAN-LOUIS GAILLEMIN
Extrait du catalogue de l’exposition.

« LA ROBE HOMARD
Apparu sur la tête d’un étrange espion dans le tableau Gala et L’Angelus de Millet en 1933, le homard vient également orner la tête de Gala Portrait de Gala avec homard, 1933) et, en 1934, Dalí imagine pour American Weekly son premier téléphone homard, un homme effaré s’apprête à mettre la main sur un homard putrescent mis à la place de l’écouteur. C’est l’année suivante, dans la vitrine de Bonwit Teller à New York où il a mis en scène sa Femme à tête de roses, qu’est improvisé son premier téléphone homard juché sur une console anthropomorphe. Des fissures ménagées dans les murs de la boutique émergent les bras de ses soupirants, les mains chargées de cadeaux ou d’objets menaçants. Si les allusions érotiques des tiroirs étaient finalement passées inaperçues, il n’en est pas de même de la robe homard de Schiaparelli de l’été 1937. Le crustacé sortant du ventre de « la minotaure » castratrice surgit ici de l’entrejambe du modèle sur la soie immaculée. Certes, ce nouveau homard est moins terrifiant que celui de la minotaure, mais sa position est sans équivoque comme le montre une des photographies de Wallis Simpson par Cecil Beaton pour Vogue quelque temps avant son mariage.
La future duchesse de Windsor avait-elle été assez naïve pour ne pas percevoir, au-delà de la cocasserie du modèle, l’arrière-plan érotique ? Ou aurait-elle au contraire profité de l’occasion pour affirmer sa réputation de femme indépendante et manipulatrice ?

LE CHAPEAU SOULIER
Prendre son pied, trouver chaussure à son pied, les bons mots et les métaphores ne manquent pas qui font du soulier féminin un des objets favoris des fétichistes. [...]
Dans son article « Objets à fonctionnement symbolique » de 1931, [Dalí] décrit son Objet scatologique à fonctionnement symbolique (Le Soulier de Gala) comme « Un soulier de femme, à l’intérieur duquel a été placé un verre de lait tiède, au centre d’une pâte en forme ductile de couleur excrémentielle ». [...] Le soulier de femme apparaît à cette date dans la peinture, furtif, caché, comme s’il faisait peur. On le devine ici et là sous les linceuls dont se drape un jeune homme honteux que Dalí va incarner à l’été 1933 sous l’objectif de Man Ray : porté sur sa tête, ou sur son cou lors d’une pose « à l’envers », les souliers sont objets de désir et de honte. Les propositions dessinées par Dalí pour le chapeau soulier jouent avec les courbes et les cambrures sans aucun détail réaliste, allusion purement formelle qui se retrouve dans l’objet définitif de Schiaparelli, tout en noir. Si le chapeau eut beaucoup de succès comme image, peu de clientes eurent l’audace de le porter. Nous retrouvons le chapeau soulier dans sa version peau de panthère sur la tête de Katherine Helmond dans le film Brazil (1985) de Terry Gilliam, exemple même d’un monde à l’envers.
Sa parfaite maîtrise des techniques de la couture permet toujours à Elsa Schiaparelli de tempérer les délires daliniens qui disparaissent derrière l’objet final, même si certains, comme le rappelle la couturière, servirent surtout à sa publicité : « Il y avait aussi un autre chapeau qui ressemblait à une côtelette d’agneau avec un tulle blanc au bout de l’os ; celui-ci, plus que tout, contribua à assurer la réputation d’excentricité de Schiap. Elle le porta sans sourciller et certains chroniqueurs ne l’ont jamais oublié. »

TEXTES DES SALLES

LE CABINET DES DESSINS DE COLLECTION
« La donation faite par Elsa Schiaparelli à l’Union française des arts du costume en 1973 comprend 6 387 dessins de collection, datés de 1933 à 1953, répartis dans 55 albums reliés ou isolés. Ces dessins non signés ont été réalisés au graphite, au crayon de couleur, à l’encre, au feutre, à l’aquarelle ou à la gouache sur du papier à dessin. C’est à l’issue de la présentation de la collection dans les salons de la maison de couture que les dessinatrices, employées par la maison Schiaparelli, reproduisent, rapidement et avec soin, la silhouette du mannequin portant le modèle. […] À la différence des dessins signés par les illustrateurs des revues de mode, ceux-ci ne sont pas destinés à être publiés. Avec le programme remis aux invités qui indique le thème et les tendances de la collection, ils sont des outils d’information technique et de promotion commerciale auprès des clientes qui ne se sont pas déplacées et qui peuvent ainsi passer leurs commandes. […]
Les dessins de collection constituent ainsi la mémoire conforme et essentielle des nombreux modèles de la couture de Schiaparelli, durant une vingtaine d’années, selon le rythme des quatre collections annuelles : printemps, été, automne et hiver. Ils en restituent les riches variations de la ligne d’une collection et le pouvoir de séduction toujours actif des créations d’Elsa Schiaparelli. »

LA PARURE DU BIJOU FANTAISIE
« La silhouette Schiaparelli se compose d’un vêtement, d’accessoires que sont le chapeau, les gants, et de bijoux qui sont la touche ornementale et harmonieuse de l’ensemble, œuvre d’artisans bijoutiers. Appelés paruriers, ceux-ci travaillent dans l’ombre de la couturière, sans signer leur production. Le thème de chaque collection est transmis à l’artisan, qui fait des propositions de modèles de bijouterie. Elsa s’entoure de fournisseurs ayant une personnalité forte, capables de partager sa fantaisie et de l’étonner. C’est Jean Schlumberger qui interprète avec élégance l’esprit surréaliste de la couturière. Les bijoux des artistes Alberto Giacometti et Meret Oppenheim l’étonnent également. Dans ses mémoires, Elsa fait l’éloge d’autres collaborateurs : le fidèle Jean Clément, « génial dans sa partie », Elsa Triolet, femme du poète Louis Aragon, pour ses colliers en forme de cachets d’aspirine, et l’orfèvre François Hugo, arrière-petit neveu de Victor Hugo, pour ses boutons. »

JEAN COCTEAU, LE TRAIT POÉTIQUE
« Comme preuve de leur amitié, le poète Jean Cocteau offre deux dessins à Elsa Schiaparelli qu’il considère « comme le plus excentrique de tous les créateurs ». La couturière les reporte sur un manteau du soir et sur une veste de tailleur de la collection de l’automne 1937. Le trait continu du dessin brodé au dos du manteau produit l’illusion d’une double image, celle de deux profils se faisant face et celle d’un vase posé sur une colonne cannelée et couronnée par un bouquet de roses. Cette collaboration, qui exalte l’imagination poétique, se traduit aussi sur la veste de soirée. C’est la ligne traçant les contours d’un visage féminin à la longue chevelure de fils d’or brodée sur la manche. Le prénom de Jean ponctué d’une étoile constitue le monogramme de Cocteau. Dans ses mémoires, Elsa cite son film Le Sang d’un poète (1930) qu’elle qualifie de surréaliste, malgré le déni permanent du cinéaste pour cette appellation. Selon l’artiste, il s’agit plutôt d’imiter la mécanique du rêve sans dormir qui permet, comme par magie, de passer de l’autre côté du miroir. »

LE PAPILLON ET SA MÉTAMORPHOSE
« Donnant un thème à chacune de ses collections, Elsa Schiaparelli choisit le papillon pour celle de l’été 1937. Selon le programme de la présentation, c’est une farandole dans laquelle un chant d’oiseaux, un bourdonnement d’abeilles et la gaieté des papillons s’unissent en harmonie dans les imprimés d’été. Pour la couturière, comme pour les surréalistes, le papillon est source d’émerveillement et d’émotion esthétique. Il est le symbole de la beauté fragile et de la brièveté de la vie puisqu’il naît d’un œuf devenu chenille, changée en chrysalide à la laideur ingrate. Ce bel insecte animé aux formes fluides insaisissables et aux battements d’ailes veloutées est comparé, sous la forme du conte, à la femme et à son inconstance amoureuse. Il est à l’origine d’un conte, celui de la belle Psyché (mot grec signifiant à la fois âme et papillon de nuit) tombant sous le charme d’un monstre divin, rapporté au IIe siècle par Apulée dans les Métamorphoses. »

MERET OPPENHEIM, ARTISTE SURRÉALISTE
« Artiste suisse-allemande arrivée à Paris en 1932, elle se lie avec André Breton, chef de file des surréalistes, et avec le photographe Man Ray. Au printemps 1936, elle vend à Elsa Schiaparelli le dessin d’un bijou. Il s’agit d’un bracelet en laiton recouvert de fourrure animale qu’Elsa inclut dans sa collection de l’hiver 1936-1937. Meret porte ce bracelet au Café de Flore en compagnie de Pablo Picasso et de Dora Maar qui admirent l’accessoire. Au cours de leur conversation naît le projet de recouvrir de fourrure tout objet sur la table. Le thé ayant refroidi, ils commandent au serveur « un peu plus de fourrure » ! Invitée en mai par Breton à faire partie de l’exposition surréaliste d’objets à la galerie Charles Ratton, Meret présente Le Déjeuner en fourrure qui est une tasse, sa soucoupe et sa cuillère revêtues de fourrure. Cet objet surréaliste est acheté par Alfred H. Barr pour les collections du Museum of Modern Art de New York. »

LEONOR FINI, LA FÉMINITÉ TRIOMPHANTE DU PARFUM SHOCKING
« Peintre d’origine italienne, née à Buenos Aires, provenant de Trieste, elle arrive à Paris en 1931. Présentée à Christian Dior par Max Jacob, elle expose ses peintures dans la galerie Bonjean dirigée par Dior. Schiaparelli découvre son univers fantastique empreint de visions oniriques peuplées de figures féminines mythologiques. En 1936, elle peint le portrait de Gogo Schiaparelli, fille d’Elsa. À la demande de la couturière, elle dessine le flacon du parfum Shocking. »

LA PLACE VENDÔME
« Au milieu des années 1930, Elsa Schiaparelli s’impose avec succès comme une couturière de premier plan. Elle ouvre une succursale à Londres en 1933 et, en janvier 1935, elle quitte ses locaux du 4, rue de la Paix, devenus trop petits. Elle choisit de s’installer dans un hôtel particulier au 21, place Vendôme, dont la façade date du XVIIe siècle […] Au rez-de-chaussée du bâtiment, elle installe la Boutique Schiap qui propose, selon la formule « prêt-à-porter », des sweaters pour le soir, des jupes, des blouses et des accessoires. Elle fait appel à Jean-Michel Frank pour décorer à l’étage les trois principaux salons de couture dont les boiseries d’époque Louis XV sont repeintes en blanc. Selon la définition de Frank, l’élégance signifie l’élimination pour atteindre la simplicité. Celui-ci s’associe avec Alberto Giacometti pour le dessin des rares objets du mobilier, comme des colonnes surmontées de coquilles en plâtre blanc où se niche l’éclairage. L’espace dépouillé et monochrome des salons théâtralise au moyen de draperies abondantes se fondant avec le mur, la présentation des modèles par les mannequins. Le rôle fondamental de la lumière pour modeler l’espace contribue à créer une dimension irréelle et étrange, à la manière d’un paysage de Dalí. La présence centrale de la colonne Vendôme se retrouve dans le collage que Marcel Vertès offre à Elsa en 1953, l’année précédant la fermeture de sa maison. Véritable résumé de ses créations les plus emblématiques, cette œuvre de l’artiste d’origine hongroise est un hommage vibrant aux inventions de la couturière. »

LA CAGE DES PARFUMS
« En février 1934, Elsa Schiaparelli, superstitieuse, lance trois parfums : Soucis, Salut et Schiap dont les noms commencent par la lettre S. Le flacon trapézoïdal du parfum Salut et sa boîte en liège sont dessinés par Jean-Michel Frank. En juin 1935, au rez-de-chaussée de la maison de couture, s’installe la cage aux parfums imaginée par Jean-Michel Frank. Sa structure en bambous dorés et en métal noir, permettant de présenter les lignes de parfums et de cosmétiques, est spectaculaire. La boutique Schiap est une curiosité touristique animée par un couple de mannequins en bois, Pascal, « à la beauté purement grecque », et sa compagne Pascaline. En avril 1935, le parfum Shocking, au flacon dessiné par l’artiste Leonor Fini, devient la signature à succès de la maison. En janvier 1947, la société des Parfums Schiaparelli emménage dans un laboratoire moderne à Bois-Colombes. Le parfum Le Roy Soleil, dont le flacon en cristal de Baccarat est dessiné par l’artiste surréaliste Dalí, y est produit en tirage limité. »

LA COMMEDIA DELL’ARTE
« Le thème de la commedia dell’arte définit la collection du printemps 1939. Cette forme de théâtre comique trouve son origine au XVIe siècle dans la culture populaire italienne. Le principe de la représentation donnée par une troupe de personnages masqués, identifiables par leurs costumes familiers, repose sur des dialogues improvisés provoquant les éclats de rire et les exclamations du public. L’habit d’Arlequin constitué d’une mosaïque de losanges colorés est repris avec élégance par Elsa Schiaparelli sur des manteaux du soir. Grande amatrice de bals costumés et de fêtes masquées, organisés avec faste par ses clientes, Elsa développe dans cette collection son goût pour le travestissement amusant. Ses références théâtrales sont partagées par le peintre André Derain qui traite avec mélancolie Arlequin et Pierrot. Le titre, probablement ironique, de cette collection fait écho à la comédie trompeuse et inquiétante de l’actualité européenne, à la suite des accords de Munich signés en septembre 1938. »

LE PALAIS DU SOLEIL
« En observant le visage d’Elsa Schiaparelli, son oncle Giovanni Schiaparelli, astronome, compare les grains de beauté de sa joue gauche au groupe des sept étoiles de la constellation de la Grande Ourse. Elle en fait son emblème personnel qui décore ses créations, parmi d’autres motifs célestes. La collection de l’hiver 1938-1939 brille de l’éclat des signes du zodiaque, des planètes et des constellations. Le thème est élargi aux règnes de Louis XIV et de Louis XV et à leur lieu de pouvoir, le château et le parc de Versailles. En effet, selon une vision héritée de l’Antiquité, les rapports harmonieux entre les saisons et les planètes sont représentés dans les décors du château et des jardins. Une cape est brodée d’une figure de Phœbus en référence au Roi-Soleil, tandis que la Manufacture de Sèvres, créée par Louis XV, inspire le décor d’un manteau. Une veste décorée de fragments de miroirs, dans des cadres dorés de style baroque, est peut-être inspirée des portes des salons de la Guerre et de la Paix. »

CIRQUE
« Le thème de la collection de l’été 1938 est consacré au cirque. Sa présentation le 4 février 1938 dans les salons de la place Vendôme est l’occasion d’un spectacle burlesque qui enchante les invités. Elsa Schiaparelli écrit dans ses mémoires qu’il s’agit de « la collection la plus tumultueuse, la plus audacieuse » lorsque les clowns furent lâchés en une folle sarabande. Des éléphants, des acrobates trapézistes et des chevaux ornent des boléros du soir. Composée de 132 modèles, cette collection inventive et animée associe l’univers du cirque à celui du mouvement surréaliste. En effet, la date de son défilé coïncide avec l’Exposition internationale du surréalisme, organisée à Paris par André Breton et Paul Éluard, à laquelle participent, entre autres, les artistes Marcel Duchamp, Man Ray, Pierre Roy et Salvador Dalí. Le numéro de cirque qu’est l’homme-squelette est à l’origine du squelette osseux brodé sur une robe du soir, d’après un dessin de Dalí. »

L’ART DE LA BRODERIE
« À partir de 1936, Elsa Schiaparelli demande à Albert Lesage d’embellir ses créations vestimentaires par des motifs brodés à la main illustrant les thèmes de ses collections. Fournisseur reconnu pour son talent créatif et son savoir-faire prodigieux, Albert Lesage propose à la couturière des broderies fidèles à sa fantaisie inventive et à son humour alerte. Il s’agit d’un échange stimulant puisqu’un échantillon brodé peut être source d’inspiration pour la forme d’un vêtement. Lors de la collaboration avec Cocteau en 1937, Lesage brode les dessins du poète, en particulier celui représentant une femme à la splendide chevelure dorée sur une veste en lin. L’atelier Lesage fabrique aussi les petits bouquets de fleurs ornant le flacon du parfum Shocking. La maison Lesage poursuit sa collaboration avec la maison Schiaparelli pour les créations contemporaines de Daniel Roseberry. »


Du 6 juillet 2022 au 22 janvier 2023
107, rue de Rivoli, 75001 Paris
Tél. : +33 (0) 1 44 55 57 50
Du mardi au dimanche de 11 h à 18 h
Nocturne le jeudi jusqu’à 21 h 

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