Citations

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jeudi 15 septembre 2022

« Babi Yar. Contexte » de Sergei Loznitsa

« Babi Yar. Contexte » est un film documentaire de Sergei Loznitsa, qui l'a coproduit pour le Babyn Yar Holocaust Memorial Center. Sans voix off, sans commentaires d'historiens, il réunit des archives bien restaurées, souvent inédites, de 1941 à 1946, resituant dans son contexte historique, national et judiciaire, l'assassinat de 33 771 Juifs par les soldats nazis et leurs collaborateurs locaux, essentiellement le 201e bataillon Schutzmannschaft, les 29 et 30 septembre 1941, près du ravin de Babi Yar à Kiev.

« J’ai achevé Babi Yar. Contexte en juin 2021, six mois avant le début de la guerre en Ukraine. Je m’attendais depuis longtemps à une agression russe, pour moi ce n’était qu’une question de temps avant que les chars de Poutine ne foulent le sol ukrainien. Et pourtant, ce matin du 24 février 2022, lorsque je me suis réveillé avec les nouvelles des troupes russes bombardant Kiev, ma ville natale, cela a été un choc. Les évènements tragiques de ces derniers mois, et de ces dernières semaines, ont montré à quel point il est facile aux êtres humains de s’enfoncer dans la violence et l’inhumanité. Il est plus que jamais nécessaire de se pencher sur notre passé, d’y réfléchir, ce que je propose avec Babi Yar. Contexte. Seule la mémoire et la recherche de la vérité peuvent nous protéger de nos erreurs passées, et nous permettre de sortir de la spirale de la violence et de bâtir un avenir de paix ».
Sergei Loznitsa, juin 2022

« Seule la mémoire et la recherche de la vérité peuvent nous protéger de nos erreurs passées »
Sergei Loznitsa

« Les 29 et 30 septembre 1941, le Sonderkommando 4a du Einsatzgruppe C, avec l’aide de deux bataillons du Régiment de Police Sud et de la Police auxiliaire ukrainienne, a abattu, sans la moindre résistance de la part de la population locale, 33 771 Juifs dans le ravin de Babi Yar, situé au nord-ouest de Kiev. Le film reconstitue le contexte historique de cette tragédie à travers des images d’archives documentant l’occupation allemande et la décennie qui a suivi. Lorsque la mémoire s’efface, lorsque le passé projette son ombre sur le futur, le cinéma est la voix qui peut exprimer la vérité ».

Le titre du documentaire délimite le thème : ce massacre est resitué dans son contexte historique, de 1941 à 1946.

Le réalisateur recourt aux archives d’époque, en noir et blanc, privées et publiques, russes, ukrainiennes et allemandes, remarquablement bien restaurées et souvent inédites. Pas de témoignages postérieurs, pas d’éclairage d’historiens, et pas de voix off. Des intertitres sobres informent sur le lieu, la date de l’archive.

Pourquoi cette utilisation exclusive d’archives sans éclairage additionnel ? Les images sont-elles entièrement signifiantes par elle-même ? Le passage sur la Pologne et la Galicie risque d’être difficile à comprendre pour des spectateurs français connaissant peu le conflit mondial en Europe orientale… « Tous mes films documentaires sont réalisés sans voix off… Si j’avais du expliquer la situation des Juifs en Ukraine et l’antisémitisme, j’aurais du remonter au moins au XVIe siècle », m’a expliqué Sergei Loznitsa, à Paris, le 14 septembre 2022. 

Suivant l’ordre chronologique, le film a une perfection formelle et émeut.

Rarement, la violence et la cruauté de la guerre sur les civils ainsi que la dureté de la vie rurale ont été montrées avec cette réalité, cette puissance et cette sensibilité : par exemple, des paysannes ukrainiennes parviennent à obtenir de soldats allemands la libération de leurs époux, et leurs visages s’éclairent. Les scènes de persécutions humiliantes des Juifs bouleversent.

L’enthousiasme d’Ukrainiens – des nationalistes ? - accueillant les soldats allemands au début de la guerre parait au moins aussi intense que celui saluant les soldats de l’Armée rouge libérant le territoire. Serait-ce les mêmes ?

De manière un peu paradoxale, les Juifs sont quasi-absents des images. L’extrait du livre Vie et Destin de Vassili Grossman dit tout, sobrement, sur la Shoah, sur la disparition de la civilisation juive.

Comment l’historiographie ukrainienne présente-t-elle le massacre de Babi Yar ? Les travaux du Père Patrick Desbois sur la « Shoah par balles  » par les Einsatzgruppen ont montré l’ampleur de la participation de la population locale – individus réquisitionnés pour creuser puis combler les fosses, cuisiniers pour les assassins, ceux chargés de trier, distribuer ou vendre les vêtements des juifs, etc. - à cette Shoah, ce qui n’apparaît dans le film… « J’ignore comment les manuels scolaires ukrainiens présentent Babi Yar. En 2014, je suis allé au musée de la Seconde Guerre mondiale  (The Ukrainian State Museum of the Great Patriotic War of 1941 - 1945, Nda) à Kiev : il y a quelques photographies sur Babi Yar… Je connais le père Patrick Desbois qui a effectué un travail colossal. J’ai lu ses livres… J’ai intégré dans mon film des images du pogrom de Lvov », a déclaré Sergei Loznitsa. 

L’écho du film en Ukraine ? « En octobre 2021, il a été diffusé par la télévision à deux reprises : à 22 h, il a été vu par deux millions de téléspectateurs, et à minuit par trois millions de téléspectateurs. Ce qui est très important », a précisé à Paul Dza, journaliste au Courrier des Balkans, le réalisateur.

Celui-ci présente son film -  Canal + a acheté les droits de diffusion du documentaire - dans des festivals depuis un an. Prochaine étape : le Japon.


NOTES DU REALISATEUR

« Lorsque j’étais petit, nous vivions dans le quartier de Nyvki, à Kiev. Il y a une forêt entre Nyvki et le quartier de Syretz, où se trouve Babi Yar. À partir de mes 10 ans, plusieurs fois par semaine, je prenais le bus depuis chez moi pour aller à la piscine à Syretz, puis je revenais à pied, à travers la forêt et le ravin. Il m’arrivait parfois de trébucher sur des pierres marquées d’inscriptions dans une langue étrange, à demi effacées par le temps. En réalité, je marchais sur les restes de l’ancien cimetière juif. Il était abandonné à cette époque. Pour être plus précis, il n’avait pas encore été complètement rasé par les autorités locales. Un jour, alors que je prenais mon chemin habituel, j’aperçus une nouvelle pierre. Celle-ci portait une inscription en russe qui disait qu’un monument allait être élevé à cet endroit. Après avoir lu l’inscription, je rentrai chez moi et demandai à mes parents ce qui s’était passé à Babi Yar et pourquoi il était nécessaire d’y ériger un monument. Je n’ai jamais obtenu de réponse claire. Les adultes essayaient d’éviter le sujet et restaient vagues. Autant que je sache, c’était un sujet tabou à Kiev dans les années 70. 
Même dans les années 50, juste après la guerre, la tragédie de Babi Yar était occultée.
Aujourd’hui, on dit que c’est l’idéologie communiste qui est à blâmer pour ce silence, mais je pense que le problème est plus profond. La cause est à chercher dans la nature humaine en général. Parler de cette tragédie met mal à l’aise. Le souvenir en est honteux et effrayant. Dans Vie et Destin de Vassili Grossman, il y a un passage – une lettre écrite par une mère juive à son fils. Elle l’a écrite juste avant d’être emmenée dans le ghetto.
Grossman cite en réalité la lettre de sa propre mère, morte dans le ghetto de Berditchev. Elle écrit que, dès que les Juifs ont été proscrits, ses voisins de l’appartement communautaire l’ont jetée dehors et qu’elle a retrouvé ses affaires empilées dans la cave. Ce n’était ni le Parti Communiste, ni les autorités soviétiques qui la jetaient dehors : c’étaient ses voisins. Ils lui dirent simplement qu’elle n’avait plus le droit de vivre avec eux. Les Juifs étaient « hors la loi ».
Plus tard, lorsqu’elle partit pour le ghetto, seul un homme l’aida à porter ses affaires et lui prêta un peu d’argent. C’était un acte de compassion isolé et inattendu. Tous ceux dont elle s’attendait à ce qu’ils l’aident et la soutiennent – ses amis, ses collègues, ses élèves – se détournèrent d’elle.
Lors de son départ, alors même qu’elle était encore dans la cour de l’immeuble, elle avait entendu les voisins se disputer à propos des meubles qu’elle laissait derrière elle. Pour moi, cela n’a pas grand-chose à voir avec l’idéologie, et tout à voir avec la nature humaine. Il me semble que cette dispute pour les meubles d’autrui existe toujours aujourd’hui. Et, bien sûr, il n’est guère facile de l’admettre. Même pour soi-même.
Lorsque j’ai reconstitué l’histoire de Babi Yar, j’ai essayé de reconstruire le contexte historique de la vie dans Kiev occupée par les Allemands. De nombreux officiers et soldats allemands avaient apporté avec eux des caméras amateures et ont filmé la vie quotidienne de la cité. Ces images n’étaient pas exploitables pour des films de propagande, mais c’est ce matériel que je trouve le plus intéressant et le plus fascinant. Elles donnent à voir des bribes de la vie de tous les jours à Kiev dans les années 1941-1943. Je crois qu’il est crucial de relier la tragédie de l’extermination de la totalité de la population juive de Kiev avec les réalités de la vie sous l’occupation allemande. Une partie des images que j’utilise est restée enterrée dans les archives pendant des décennies. Personne ne les avait jamais vues. Pas même des historiens spécialistes de l’Holocauste en URSS. Les explosions de Krechtchatyk en septembre 1941 sont l’un de ces épisodes. Avant que l’Armée rouge ne se retire de Kiev, la principale rue de la ville fut minée par le NKVD (les services secrets soviétiques) avec des engins explosifs télécommandés. Leur détonation fut déclenchée quelques jours après que les Allemands eurent pris la ville. Il y eut des pertes civiles importantes, et des milliers de personnes se retrouvèrent sans abri. Les Soviétiques, qui avaient posé les bombes, ne considéraient pas les pertes humaines et les destructions de masse comme un élément devant interférer avec la planification de leurs opérations militaires.
D’autres images rares que j’utilise dans le film sont celles de la dernière exécution publique à Kiev, en janvier 1946. Douze criminels nazis furent pendus sur la place centrale de Kiev, connue alors sous le nom de place Kalinin.
200 000 habitants de Kiev vinrent assister à l’exécution. La scène a quelque chose de médiéval, presque biblique : « oeil pour oeil… ».
J’étudie la déshumanisation, comment un individu perd son humanité. C’est pourquoi il est important de commencer le documentaire sur Babi Yar par l’invasion allemande. Il y a eu un changement de régime et avant cela une courte période de chaos, de non-droit. C’est à ce moment que la vraie nature d’un individu se révèle. Sans contrôle ni pression des autorités, dans une ambiance délétère, il semble que tout est permis, que les actes resteront impunis.
J’ai tout lieu de croire qu’en septembre 1941 de nombreux habitants de Kiev se doutaient que les Juifs allaient être exécutés et non « transférés dans le sud ». Mais personne ne protesta. Bien sûr, il est impossible de juger des personnes qui se trouvaient dans un contexte très difficile, mais il est possible de réfléchir à cette situation.
En fait, il est même nécessaire d’y penser.
Certes, parmi eux, il y avait des justes – ceux qui cachèrent les Juifs dans leurs maisons, qui les aidèrent à survivre. Mais ils étaient bien peu nombreux. C’est ce qui m’effraie.
Quelques individus accomplirent des actes héroïques et risquèrent leur vie en aidant les Juifs, tandis que des milliers d’autres restèrent indifférents à leur sort, préoccupés uniquement par leurs propres difficultés de logement, se partageant les biens juifs restants. Les voisins trahirent leurs voisins, les concierges servirent d’informateurs – les mêmes listes de résidents qu’ils avaient autrefois fournies au NKVD servaient désormais à dénoncer les Juifs aux Allemands. Après le massacre, quelques rares Juifs invalides et âgés, qui étaient trop faibles pour marcher jusqu’à Babi Yar, restèrent dans le quartier de Podil à Kiev. Ils furent pourchassés par les habitants, arrachés à leur logement et lapidés à mort. Les habitants firent cela de leur propre initiative, sans aucune intervention allemande. J’ai vu de mes propres yeux les documents d’archives décrivant ces atrocités.
Je crois que nous devons faire connaître la vérité. La connaissance de l’histoire est la meilleure défense contre le « chronocide », l’anéantissement du temps. C’est aussi le seul moyen de s’éloigner de l’héritage soviétique et post-soviétique, où les pays de l’ancienne URSS se trouvent aujourd’hui enferrés. »

"FILMOGRAPHIE SÉLECTIVE"

« 2022 THE NATURAL HISTORY OF DESTRUCTION
documentaire, Sélection Officielle Cannes 2022
2021 BABI YAR. CONTEXTE
documentaire, Sélection Officielle Cannes 2021 Prix Spécial du Jury de l’Oeil d’Or
2019 FUNÉRAILLES D’ÉTAT
documentaire, Prix FIPRESCI du Meilleur Documentaire – Mostra de Venise 2019
2018 DONBASS
fiction, Prix de la Mise en Scène Un Certain Regard 
Sélection Officielle Cannes 2018
2017 UNE FEMME DOUCE
fiction, Compétition Officielle – Cannes 2017
2016 AUSTERLITZ
documentaire, Mostra de Venise 2016, Prix du Meilleur Réalisateur
Vilnius International Film Festival
2015 L’ÉVÉNEMENT
documentaire, Mostra de Venise 2015, Festival de Rotterdam 2016, Prix du Meilleur documentaire
Seville European Film Festival
2014 MAIDAN
documentaire, Sélection Officielle Cannes 2014
2012 DANS LA BRUME
fiction, Compétition Officielle – Cannes 2012
2010 MY JOY
fiction, Compétition Officielle – Cannes 2010
2006 LE SIÈGE
Documentaire »


« Babi Yar. Contexte » de Sergei Loznitsa
Pays-Bas, Ukraine, 2021, documentaire, 121 min
Producteurs : Sergei Loznitsa Maria Choustova 
Producteurs associés : Ilya Khrzhanovskiy Max Yakover
Scénariste/réalisateur : Sergei Loznitsa
Son : Vladimir Golovnitski 
Montage : Sergei Loznitsa Tomasz Wolski Danielius Kokanauskis 
Restauration images : Jonas Zagorskas 
Sélection officielle au Festival de Cannes. Prix Spécial du Jury de l’œil d’or
Visuels : © ATOMS & VOID

A lire sur ce blog :
Les citations, autres que celles de l'interview du 14 septembre 2022 à Paris, proviennent du dossier de presse.

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