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« Le plus difficile n'est pas de dire ce que l'on voit, mais d'accepter de voir ce que l'on voit. » (Charles Péguy)

mardi 13 octobre 2015

Rembrandt et son cercle


L’Institut néerlandais a présenté à Paris un « florilège des dessins réalisés par Rembrandt (1606-1669) et son entourage, provenant de la Collection Frits Lugt ». Environ 100 œuvres dont une vingtaine de dessins de Rembrandt, parfois d’inspiration biblique, et d’excellentes feuilles de ses élèves et contemporains : Govert Flinck (1615-1660), Ferdinand Bol (1616-1680), Nicolaes Maes (1632-1693), Lambert Doomer (1624-1700)Une exposition didactique au catalogue luxueux. Le 29 mars 2015, les Pays-Bas ont annoncé qu'ils allaient acquérir « avec la France et pour 160 millions d'euros », les deux portraits datés de 1634, représentant Marten Soolmans et son épouse Oopjen Coppit, à la veille de leur mariage, et détenus notamment par Eric de Rothschild


Au printemps 2011, la FrickCollection à New York a présenté ces œuvres ainsi que des autoportraits gravés de Rembrandt et un dessin intitulé La circoncision (fin XVIIe-début XVIIIe siècles) dont l’auteur demeure anonyme, composition simplifiée de La circoncision au temple de Rembrandt (vers 1630).

Depuis l’été 2011, l’Institut néerlandais à Paris montre près de cent œuvres dans des cadres du XVIIe siècle conservés par la Fondation Custodia (bonne garde en latin) et récemment restaurés. Cette Fondation gère la Collection d’art ancien Frits Lugt et l’enrichit par des achats, soutient la recherche scientifique, la publication de livres, des expositions à l’Institut néerlandais à Paris créé en 1956 par Frits Lugt (1884-1970).

Ancien conservateur en chef du Rijksprentenkabinet (Cabinet national des estampes) d’Amsterdam et expert réputé de l’art du dessin du XVIIe siècle, notamment de Rembrandt, Peter Schatborn a étudié la collection des dessins de Rembrandt et de son cercle réunie par Frits Lugt. Au fil de ces études publiées dans les catalogues raisonnés de la Collection Frits Lugt d’art ancien, des attributions d’œuvres ont changé. Une salle est consacrée au fruit de ces recherches ardues sur une question épineuse.

L’exposition didactique se déroule en trois pièces thématiques : des œuvres pré-Rembrandt et de Rembrandt par thèmes – dont un rare autoportrait -, celles de proches de ce maitre hollandais - élèves, peintres influencés -, les œuvres attribuées à tort à Rembrandt ou réattribuées à lui. Légèrement inclinées, les œuvres au trait pur, précis et délicat bénéficient de légendes claires, détaillées. Genres : des scènes tirées de la Bible (Elie endormi sous un arbre de Ferdinand Bol, Moïse foulant aux pieds la couronne de Pharaon de Gerbrand van den Eeckhout, Rébecca et Eliézer au puits attribué à Carel Fabritius), la vie quotidienne (Femme brodant) et des paysages (Ferme avec une cabane et un pigeonnier d’Anthonie van Borssom, Paysage italien avec des pêcheurs de Pieter de With).
Dans le hall : des explications claires sur les travaux de restauration des cadres – à cassettaou à profil inversé, datant des XVIe au XIXe siècles. Bois de support : peuplier, léger et tendre, noyer, mi-dur, chêne, dur, et conifère (pin, sapin, épicéa). Bois de placage : ébène, dur, lourd, précieux et coûteux, et substituts au grain variable, tel le poirier au grain fin. Selon les périodes, les artisans ont incrusté dans ces bois l’ivoire, l’os, la nacre, l’écaille de tortues ou la pierre – marbre, pierres semi-précieuses -, peint sur ces bois des motifs imitant des matières premières onéreuses (lapis lazuli) ou appliqué des feuilles d’or en recourant à l’eau ou à un corps gras.



Rembrandt, « figure anticlassique » et « entrepreneur » de l’art
Rembrandt s’installe à Amsterdam en 1631. Il y vit définitivement en 1633, chez le marchand d’art Hendrick Uylenburgh. En 1634, il épouse la nièce de ce dernier, Saskia.


Il reçoit et réalise des commandes de portraits. Puis, il ouvre son atelier où il accueille ses apprentis et ses élèves extérieurs.

Pour ses dessins, il use de sujets et de techniques variés : « esquisses de personnages à la pierre noire ou à la sanguine, des compositions bibliques et mythologiques, des scènes de genre, des paysages, des portraits et des autoportraits généralement exécutés à la plume et au lavis ». Les buts de ses dessins ? « Préparer des œuvres peintes ou gravées », « étudier et fixer une attitude, une émotion » et servir de modèles pour ses élèves qui se forment auprès du maitre, complètent leur apprentissage : Govert Flinck, Ferdinand Bol, Gerbrand van den Eeckhout, Carel Fabritius, Samuel van Hoogstraten, Nicolaes Maes, Philips Koninck, Lambert Doomer, Willem Drost…


Ainsi se mesure la « richesse et l’étendue » des influences de Rembrandt devenu « au XIXe siècle, une figure anticlassique, un modèle héroïque pour un grand nombre d’artistes travaillant en dehors des écoles académiques ».

Cet artiste célèbre dirigeant un grand atelier collectionne également des œuvres d’art. Il est aussi un « entrepreneur » de l’art.

Les « changements de mode et de principes académiques intervenus à la fin du XVIIe et du XVIIIe ont bien sûr remis en cause certains de ses choix, tels que les figures bien peu idéalisées, la palette sombre ou encore la touche vigoureuse et irrégulière de ses peintures tardives ».


Lugt et Rembrandt : la « passion d’une vie »
Lugt est célèbre dans le monde entier pour ses publications sur les marques de collection.

Très jeune, il a été un fervent amateur d’art et un visiteur régulier des musées d’Amsterdam, où il est né. Agé de 14 ans en 1898, il assista à la grande rétrospective sur Rembrandt au Stedelijk Museum. Cet « événement marqua un renouveau dans la perception de l’artiste par le public et les collectionneurs. Sa cote croit alors remarquablement et de nombreux aristocrates européens et de riches américains recherchent et achètent ses œuvres ».

C’est à cette époque que Lugt achète sa première gravure de Rembrandt tout en rédigeant une biographie de cet artiste publiée par la Fondation Custodia (1997), joliment illustrée par ses propres croquis d’après des eaux-fortes et de dessins de l’artiste.

Au fil des années, cet employé de la maison de vente aux enchères Frederik Muller à Amsterdam devient un des plus importants collectionneurs de dessins et de gravures de maîtres anciens, possédant des milliers de feuilles d’écoles européennes et d’époques variées : dessins des élèves et disciples de Rembrandt, des feuilles abouties aux esquisses de Rembrandt, « certaines faites en rapports avec les peintures, beaucoup réalisées comme des exercices ou par plaisir personnel, et d’autres probablement pour servir de modèles à ses élèves ».

Pour Lugt, « ces travaux démontraient l’extraordinaire capacité du maître à créer des formes et de la lumière avec le trait, mais aussi l’expression spontanée et intime de sa perception de ses contemporains ».

La Femme rassurant un enfant effrayé par un chien « date de la première décennie où Rembrandt exerçait comme maître indépendant à Amsterdam. Cette œuvre démontre l’éblouissante rapidité avec laquelle il dessine. Un seul mouvement trace le sourcil et la joue, tandis qu’une simple ligne d’encre représente la bouche.

Seule la modulation de la pression et de l’épaisseur du trait créent l’illusion de profondeur et de mouvement, exprimant ainsi la peur de l’enfant. Certains y ont vu un rapport avec l’enfant que lui-même et Saskia ont perdu. Seul le quatrième, Titus, né en 1641 atteindra l’âge adulte ».


L’Intérieur avec Saskia au lit (années 1640) représente son épouse et sa servante « en habit d’intérieur. Sur le trait gras et épais avec lequel il dépeint la scène, Rembrandt applique une inhabituelle quantité de lavis brun et gris, non pas pour définir l’espace mais pour colorer la composition, comme une peinture. Il parvient dans ce dessin poignant à transformer une simple chambre bourgeoise en une chapelle ». Lugt, qui a acquis ce dessin en 1919, y discerne la tendresse pour sa femme.

Sur les environs d’Amsterdam sillonnés par Rembrandt : le Moulin à vent sur le bastion « Het Blauwhoofd ».

Les « élèves de Rembrandt et son entourage dans la collection Frits Lugt »
Dans l’enseignement prodigué par Rembrandt, le dessin joue un rôle majeur pour aiguiser l’acuité du regard et l’adresse manuelle. Certaines feuilles remontent à l’époque où les élèves de Rembrandt travaillaient hors de son atelier : l’influence apparaît nettement dans ces œuvres, dans la sélection des sujets, leurs style et technique.


Un des premiers élèves connus de Rembrandt, Govert Flinck étudie près de lui dès 1635, peu après que le maître se fut établi dans son atelier. Rembrandt peint alors ses plus importantes peintures d’histoire, dont la Danaë (1636). Maître indépendant en 1636, Flinck jouit d’une carrière de portraitiste et de peintre d’histoire. Dans les années 1640, il se distingue en peignant avec un groupe d’artistes des modèles vivants nus ; ce qui suscite alors une controverse. Sur papier bleu, le modèle de Femme nue se reposant (vers 1640) a « un bras derrière la tête, prenant la pose de certaines statues antiques. Flinck ne dessine pas le contour de la figure avec une ligne continue, mais lève fréquemment sa craie dans une série de courbes se chevauchant, accentuant ainsi la silhouette langoureuse de la femme. L’idéalisation du modèle était une question centrale dans les milieux artistiques de l’époque et Rembrandt se prononça clairement contre. La femme allongée de Flinck révèle un intérêt similaire pour les figures réalistes ».

Gerbrand van der Eeckhout s’installa à son compte en 1641. Son Jeune fumeur appartient à une série d’études au pinceau et lavis représentant un homme dans différentes situations. Le contrôle extraordinaire de Van der Eeckhout sur ce médium liquide et sa dextérité dans la manipulation du pinceau n’est pas sans rappeler le travail de Rembrandt », dont il a été l’élève, « à l’encre et à la plume, travaillant par traits saccadés et rapides.


Il s’avère parfois ardu de réévaluer des attributions afin de déterminer l’auteur de feuilles : Rembrandt ou l’un de ses élèves. Au terme de ses recherches sur le fonds Custodia, Peter Schatborn a conclu à de nouvelles attributions. Ainsi, Rébecca et Éliézer au puits, longtemps anonyme, a été attribué à Carel Fabritius, un des élèves les plus talentueux de Rembrandt et décédé très jeune. Cet artiste prometteur, n’a laissé peu « à la postérité que peu d’œuvres, mais toutes d’une grande qualité ». Quand Lugt achète L’Ange apparaissant à Agar, cette œuvre était attribuée à Rembrandt ; elle l’est désormais à Ferdinand Bol. A comparer avec Le prophète Elie et l’ange au désert.

La famille Rothschild avait l'intention de vendre deux tableaux de Rembrandt de 1634 - Le Portrait de Marten Soolmans et le Portrait de Oopjen Coppit, son épouse - d'une valeur estimée à 150 millions d'euros. Au printemps 2015, le Louvre n'avait pas l'intention de les acquérir. Président du Mémorial de la Shoah, Eric de Rothschild, un des propriétaires de ces huiles sur toiles, a déclaré en mars 2015 : « Il y a eu ces derniers jours un certain nombre de commentaires médiatiques concernant le sort de tableaux de Rembrandt qui appartiennent à notre famille. Il est exact que nous avons sollicité un certificat de bien culturel auprès de la Direction des Musées de France et ce, dans le but de connaître le statut de ces 2 tableaux dans le cadre de nos successions. Nous avons reçu ce certificat de bien culturel et il nous permet aujourd'hui de prendre le temps de la réflexion pour décider de l'avenir de ces œuvres ». La polémique demeure...

Le 29 mars 2015, les Pays-Bas ont annoncé qu'ils allaient acquérir « avec la France et pour 160 millions d'euros », les deux portraits datés de 1634, représentant Marten Soolmans et son épouse Oopjen Coppit, à la veille de leur mariage. Fleur Pellerin, ministre de la Culture et de la Communication, et Jet Bussemaker, ministre de la Culture des Pays-Bas "ont œuvré ensemble pendant plusieurs mois pour obtenir cet accord, selon les termes duquel les tableaux seront toujours présentés conjointement, en alternance au Louvre et au Rijksmuseum. Les propriétaires ont fait connaître leur accord pour cette vente conjointe. Les deux ministres les en remercient chaleureusement.Fleur Pellerin et Jet Bussemaker se félicitent de cette solution inédite, qui répond à l’objectif politique et culturel commun qu’elles s’étaient fixé : maintenir les deux toiles sur le sol européen et les présenter au plus grand nombre, dans deux des plus beaux et grands musées du monde. L’acquisition conjointe de ces deux chefs d’œuvre inestimables renforcera le partenariat entre le Rijksmuseum et le Louvre, et témoigne de la volonté partagée des deux pays d’approfondir encore leur très riche coopération culturelle", a déclaré le ministère français de la Culture le 30 septembre 2016.


Rembrandt and his Circle. Drawings in the Frits Lugt Collection. Bussum et Paris, 2011 [75 Euro ]. Catalogue raisonné par Peter Schatborn, en anglais, 2 vol. reliés (dans une cassette) ; vol. I, texte, 446 pp., 165 notices ; vol. II, planches, 237 p., 165 reproductions couleurs, 68 illustrations de filigranes, 85 ill. comparatives (n/b). ISBN : 9789068685220



Rembrandt et son cercle. Dessins de la Collection Frits Lugt. Cahier de 12 pages ; historique de la collection et liste des œuvres présentées dans l’exposition ; illustrations en couleurs.


Dessins anciens dans des cadres d’époque. Cahier de 12 pages sur les cadres anciens dans lesquels sont exposées les œuvres et sur leur restauration entreprise pour l’occasion ; illustrations en couleurs.


Jusqu’au 2 octobre 2011
121, rue de Lille. 75007 Paris
Tél. : +33 (0)1 53 59 12 40
Tous les jours, sauf le lundi, de 13 h à 19 h


Visuels de haut en bas :
Affiche
Rembrandt Harmensz. van Rijn
Femme rassurant un enfant effrayé par un chien
plume et encre brune
103 x 102 mm

Ferdinand Bol
L’Ange apparaissant à Agar
plume et encre brune, lavis gris, quelques corrections à la gouache blanche
293 x 185 mm

Rembrandt Harmensz. van Rijn
Le Moulin à vent sur le bastion « Het Blauwhoofd » à Amsterdam
plume et encre brune, lavis brun et gris-brun
116 x 198 mm

Philips Koninck
Vue panoramique
Plume et encre brune, aquarelle et lavis brun rehaussé à la gouache
75 x 196 mm

Rembrandt Harmensz. van Rijn
Intérieur avec Saskia au lit
plume et encre brune, lavis gris et brun, quelques rehauts à la gouache blanche et quelques traits à la sanguine et à la pierre noire
142 x 177 mm

Govert Flinck
Nu féminin couché
pierre noire, rehaussé à la craie blanche et crème, sur papier bleu
249 x 412 mm

Carel Fabritius
Rébecca et Éliézer au puits
plume et encre brune, lavis brun et gris-brun, avec rehauts de gouache blanche et quelques traits à la pierre noire
249 x 412 mm

Articles sur ce site concernant : 

Cet article a été publié le :
- 10 septembre 2011 ;
- 31 août 2012 à l'approche de la diffusion de documentaires La vie privée des chefs d'oeuvre, La ronde de nuit ; Rembrandt - sur Rembrandt par la chaine Histoire, dès le 1er septembre 2012, et alors que le ministre des Affaires étrangères des Pays-Bas a décidé de ne plus subventionner l'Institut néerlandais (IN) à Paris à compter de 2015. Une pétition a été lancée pour contester cette fermeture ;
- 2 et 30 août 2013, à l'approche de la diffusion de La ronde de nuit de Rembrandt. Secrets d'un tableau, documentaire de Peter Greenaway (2007), par Arte, le 2 septembre 2013 à 2 h 50 ;
- 12 juin 2014. Histoire a diffusé les 14 et 20 juin 2014 le numéro de Palettes réalisé par Alain Jaubert et consacré à Rembrandt. "L'autoportrait est rendu possible par la diffusion du miroir de verre entre le XIIème et le XXème siècle. Pour faire son autoportrait, le peintre doit en effet copier son reflet dans le miroir : l'image obtenue est retournée et le droitier devient gaucher. Le peintre doit donc tricher pour replacer ses instruments dans la bonne main. Masaccio, Botticelli, Dürer précèdent Rembrandt qui fait éclater le genre. Dès ses premiers tableaux, Rembrandt se met en scène. Par la suite, au moins une centaine de fois, il prendra son visage comme unique sujet de gravures, de dessins ou de peinture. Une pareille obstination, unique dans le domaine de l'histoire de l'art, a été très diversement interprétée. Certains des autoportraits de Rembrandt pourraient passer pour l'expression d'un homme extravagant. Mais les objets qui y figurent peuvent être souvent décryptés de toute autre façon. A travers toiles et panneaux, on peut certes suivre toute l'histoire du visage de Rembrandt, mais aussi lire la symbolique d'une Europe" ;
- 25 mars 2015.

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